L'affaire Michaud

L’Assemblée nationale a joué un mauvais guignol

Dérives démocratiques - la société confrontée à sa propre impuissance

YVES MICHAUD

TRIBUNE LIBRE Le 15 décembre 2003
Il y a trois ans, le 14 décembre 2000…
Le l5 octobre 1894 le capitaine Dreyfus est arrêté. Le 15 juin 1906 il est réhabilité, puis le 20 juillet nommé chevalier de la légion d’Honneur. Il a attendu 12 ans avant que réparation soit faite de l’une des plus grandes injustices de tous les temps. Qu’ai-je donc à me plaindre de trois misérables petites années consacrées à obtenir réparation de l’Assemblée nationale du Québec qui m’a conféré la stupéfiante distinction d’être le premier «criminel d’opinion» dans l’histoire de quatre siècles de parlementarisme ?
1095 jours ont passé. Non seulement ma colère ne s'apaise pas, elle s’est amplifiée au fur et à mesure que des certitudes se sont avérées: la première étant qu'aucun député n'a lu mes propos avant de voter l’infâme motion du 14 décembre 2000 ; la deuxième voulant que Lucien Bouchard était horrifié à la perspective que je siège à l’Assemblée nationale, du fait que j’étais incontrôlable (sic) , surtout en raison de mes prises de positions sur la défense et la promotion de la langue française, notamment l’abolition de la loi 86 votée par les libéraux et le français langue d’enseignement incluant les cégeps. La troisième est l’inaction de l’aile parlementaire du parti dont je suis membre, après quatre propositions votées par quatre conseils nationaux successifs, propositions demeurées lettre morte, sans l’ombre d’un soupçon de réparation de l’offense qui me fut infligée. Le Parti québécois est parfois comme la révolution française, il dévore ses enfants ! Quand il ne va pas jusqu’à encenser un général qui a tiré dans le dos d’un de ses soldats !
Je ne révèle rien. Ces informations sont connues des observateurs de la scène politique. Aucun journaliste d'enquête, que je sache, n'a été affecté aux intrigues et aux dessous de cette "ténébreuse affaire". Et Dieu sait, s'il y en a ! Omerta, silence de plomb, indifférence hautaine, petites lâchetés, la loi violée par ceux-là même qui en ont la garde, on enterre tout et on tourne la page. Les médias ont fait leurs choux gras pendant quelques semaines de l'Affaire Bouchard. Elle ne les intéresse plus. Que l'offensé se taise désormais et n'ennuie personne avec ses jérémiades. Les offenseurs, eux, vont leur petit bonhomme de chemin, impunis, certains grassement récompensés, la plupart insensibles au fait que des limites d’arbitraire ont été dépassées. À de rares exceptions près, peu leur chaut que la loi des lois a été transgressée qui veut qu’aucun citoyen ne puisse être condamné ou blâmé sans avoir été préalablement entendu sur les faits ou les propos allégués contre lui. Leur vie est quiète sous le masque hypocrite d’une fausse immunité. La mienne depuis trois ans est faite d’amers souvenirs d'accusations gratuites, de boueuses calomnies, de ouï-dire chuchotés, de procès staliniens et de condamnations expéditives.
N'étaient-ce le soutien, la sympathie et l'appui de milliers de mes concitoyens, je me sentirais un exilé de l'intérieur, un proscrit dans ma propre patrie que j'ai essayé de servir au mieux de mon énergie et des talents qui m'ont été donnés. Des hommes et des femmes d’honneur de tous les coins du Québec ont condamné la manoeuvre ourdie par deux anciens ministres fédéraux à laquelle se sont prêtés 109 députés, me privant, le répéterai-je jamais assez, de tout moyen de défense.
C’est peu dire de les remercier de leur inestimable appui. Au premier chef, le seul député qui a refusé de voter la motion scélérate, Jean-Claude Saint-André, député de l’Assomption. Bien sur, ceux et celles qui sont présents aujourd’hui en ce triste et honteux anniversaire, au nombre desquels les membres du conseil d’administration et les adhérents à l’association qui porte mon nom, vouée à la défense de la liberté d’expression. Puis, les milliers de signataires de la pétition qui se souviennent de la bavure parlementaire du 14 décembre 2000. Tous défendent une juste cause qui dépasse ma personne. Une cause qui est celle de l’ensemble de nos concitoyens qui pourraient un jour être frappés d’ostracisme par un parlement croupion. Cela ne doit plus jamais, jamais, jamais arriver. La justice doit rendre un arrêt sans faille pour éviter à l’avenir qu’une assemblée délibérante revête l’habit carnavalesque d’un tribunal d’inquisition et d’excommunication pour censurer des propos qui sont de l’ordre du débat public.
« Nous donnons au monde un spectacle d’une nation de fous, écrivait Clémenceau au sujet de l’Affaire Dreyfus. Relativisons les choses : le 14 décembre 2000, dans un moment d’égarement, l’Assemblée nationale a joué un mauvais guignol. Il reste à espérer que trois ans de réflexion et de rebondissements seront amplement suffisants pour l’amener à résipiscence et réparation. Une réparation qui restera toujours à faire tant qu’elle ne sera pas faite. La grandeur est de reconnaître ses erreurs, la petitesse est de s’y enfermer.
Un espoir se lève. Mercredi dernier, 10 décembre, l’ancien président de l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Charbonneau, demandait à son successeur une interprétation d’un article méconnu des règlements de l’Assemblée (324) verrouillant les motions de blâme aux seuls cas d’atteinte à l’honneur ou aux privilèges des députés. Cet article a été violé le 14 décembre 2000. Dans l’hypothèse où la présidence de l’Assemblée ne reconnaîtrait pas ce fait, l’on m’a donné l’assurance que l’Opposition saisirait la Chambre d’un amendement aux règlements limitant les motions à des personnes autres que députés, uniquement s’il est allégué une atteinte aux droits ou aux privilèges de l’Assemblée ou de l’un de ses membres. Amendement assorti d’une obligation d’entendre la personne concernée (audi alteram partem) avant l’examen de l’affaire par la commission de l’Assemblée nationale, ce qui m’a été mesquinement refusé.
Je n’ose croire que la députation actuelle, toutes affiliations partisanes confondues, s’opposera à l’élémentaire respect des principes de justice naturelle et des droits fondamentaux de la personne. Si cela devait arriver, il y aurait lieu de désespérer de la vérité, de la justice, de l’honneur, de la liberté d’expression, bref des plus nobles conquêtes de l’esprit des lois sur l’arbitraire, le despotisme, la dépravation du pouvoir et l’iniquité.
Yves Michaud

Montréal, le 14 décembre 2003
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Message de Monsieur Jacques Parizeau

TRIBUNE LIBRE Le 15 décembre 2003
Monsieur Parizeau devait arriver cet après-midi en provenance de l’étranger. Il regrette de ne pouvoir être présent et fait parvenir le message suivant à Yves Michaud :
Mon cher Yves,
Je suis désolé de ne pouvoir être avec toi pour cette assemblée qui va, dimanche, montrer une fois de plus que, dans un État de droit, le respect dû aux institutions ne doit pas avoir préséance sur le respect que l’institution doit maintenir à l’égard de la personne.
Je salue ton courage, ta persévérance. Grâce à ton combat, il est clair que l’Assemblée nationale va dorénavant éviter de se transformer en tribunal qui définit lui-même le délit d’opinion. La leçon, j’en suis sûr, a porté.
Si une personne tient des propos qui semblent condamnables, en vertu de nos lois, le recours aux tribunaux peut toujours être engagé. Un exemple récent le démontre de façon éloquente.
Aussi efficaces, cependant, qu’auront été tes interventions et celles de ceux qui t’appuient pour que l’on n’oublie pas de longtemps ce qui s’est passé, elles n’ont pas réussi à corriger le tort qui t’a été causé et n’ont pas abouti, en dépit de bien des promesses, à limiter formellement l’arbitraire de l’Assemblée nationale à l’égard d’un citoyen.
Et puisqu’elle a refusé de corriger la situation qu’elle avait elle-même provoquée, tu te présentes devant les tribunaux, seul, sans autre appui que ceux qui veulent que, dans une société civilisée et démocratique, priment les droits de la personne.
Bon courage.
Ton ami,
Jacques Parizeau

14 décembre 2003


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