«La laïcité est un ensemble vide.» Cette citation m'est revenue à l'esprit en observant le débat que ravive chez nous l'introduction prochaine du nouveau cours d'éthique et de culture religieuse. Il y a trois ans, la perspective de la suppression des cours de religion au Québec m'avait amené à publier une série d'articles dans Le Devoir sur quelques expériences européennes en la matière. J'avais alors visité des écoles belges, alsaciennes et françaises et interviewé plusieurs personnalités sur le sujet.
Je me souviens particulièrement de cette rencontre avec le chanoine Armand Beauduin à Bruxelles. L'ancien secrétaire général de l'enseignement catholique fumait avec délicatesse un cigarillo dont l'odeur emplissait la pièce. Moi qui n'ai pratiquement jamais reçu d'enseignement religieux, j'écoutais avec intérêt.
Beauduin se souvenait que, dans les années 60, l'Église belge s'était demandé si elle ne devait pas faire comme au Québec et confier ses institutions à l'État. «On disait à l'époque que cela pouvait se faire sans effacer le lien d'origine, disait-il. Nous avons maintenant la réponse. Quarante ans plus tard, vous êtes en train d'éliminer les dernières traces de culture catholique à l'école. J'ai bien peur que le Québec, qui est un exemple pour nous en matière pédagogique, ne le soit pas pour l'enseignement religieux.»
La Belgique a en effet choisi d'affronter à sa façon le défi de la laïcité. Ses écoles publiques offrent, aux frais de l'État, des cours de religion catholique, protestante, anglicane, juive, musulmane et orthodoxe. Pour les autres, il y a le cours de morale. C'est le choix qu'ont fait les Belges, et il correspond à leur histoire.
Je n'ai nullement l'intention de proposer aux Québécois d'adopter le modèle belge. Pour moi, l'Église québécoise n'a pas à regretter d'avoir accompagné la Révolution tranquille. Mais il me semble que Beauduin disait vrai lorsqu'il affirmait que la laïcité était un ensemble vide. Principe essentiel des États modernes, elle devient un écran de fumée dès lors qu'elle tente de s'ériger en idéologie ou de prendre la place des religions. Son rôle consiste à favoriser la rencontre des catholiques, des protestants, des musulmans, des agnostiques et des athées. Or, me disait Beauduin, pour cela, il faut des catholiques, des protestants et des musulmans qui communient pleinement à leur foi respective.
Vous en conviendrez, le mystère chrétien ne saurait s'apprendre à l'école de la bouche d'un professeur syndiqué qui enseigne aussi les mathématiques et l'anglais. C'est la raison pour laquelle de nombreux pays ont choisi, tout en éliminant l'enseignement religieux des programmes, de l'aider en libérant une partie de l'horaire, qui peut alors être aménagé différemment selon l'appartenance religieuse des élèves. C'est le choix qu'ont fait les Français, il y a très longtemps, en libérant les jeudis après-midi (devenus les mercredis depuis lors). D'autres pays vont plus loin en offrant la possibilité que cet enseignement se déroule dans les murs mêmes de l'école.
Le Québec a choisi une autre voie, qui se rapproche plutôt de l'expérience britannique. La Grande-Bretagne est en effet un des rares pays européens qui ont remplacé l'enseignement anglican traditionnel par un programme laïque destiné à enseigner toutes les religions. Ce choix n'est pas étranger à la force des idéologies multiculturelles dans la société anglaise, où on cultivait (jusqu'à tout récemment du moins) les différences culturelles et religieuses. Et encore, les parents anglais ont le droit d'exempter leurs enfants de ce cours.
Le Québec passera donc dans quelques mois directement du bon vieux modèle classique italien ou espagnol (enseignement de la religion catholique avec droit d'exemption) à un modèle que l'on pourrait qualifier de totalement multiculturel. Notre ancien collègue Jean-François Lisée avait parfaitement raison d'affirmer récemment que, sans que la population en ait encore vraiment conscience, «l'aménagement de la religion de la majorité [chrétienne] à l'école est donc en train de passer à la trappe. [...] Qu'on ne se surprenne pas que cela cause des remous».
On peut fort bien comprendre que des parents catholiques ne souhaitent pas que leurs enfants découvrent Jésus à travers la parole prosaïque d'un enseignant sans formation ou le prêchi-prêcha d'un fonctionnaire chargé de répandre la bonne parole de l'ouverture.
Or le nouveau programme d'éthique et de culture religieuse est loin d'être rassurant à cet égard. Outre la morale officielle, on se demande ce qu'on pourra bien enseigner à des enfants de huit ans en leur faisant confectionner des kippas et des kirpans. Les rites religieux ne prennent-ils pas leur sens dans le mystère qui les entoure? Sans lui, ils redeviennent de simples traits folkloriques, pour ne pas dire des superstitions.
Et pourtant, les initiateurs du programme d'éthique et de culture religieuse ont cent fois raison de souligner l'inculture religieuse qui accable les élèves. Tous les Québécois sans exception, d'où qu'ils viennent, ont besoin de comprendre le sens de Pâques et ce qui inspirait Marie de l'Incarnation.
J'avoue pour ma part préférer de loin la solution que préconisait l'écrivain français Régis Debray. En février 2002, il tirait la sonnette d'alarme et proposait de faire une large place à l'histoire des religions dans les cours d'histoire générale qui, en France, vont de la première année du primaire à la dernière année du collégial. Cette urgence s'imposait, disait-il, non pas pour adapter l'école à la nouvelle société changeante et multiculturelle, comme le dit textuellement le programme québécois. Il s'agissait au contraire d'offrir un «antidote» à cette culture du changement perpétuel que Debray qualifie d'«apothéose répétitive de l'instant». Depuis, les grands textes religieux, particulièrement les textes judéo-chrétiens, ont été mis au programme.
En adoptant une solution semblable, évidemment adaptée à notre contexte, le Québec aurait pu saisir l'occasion d'enseigner la culture religieuse dans un contexte qui évite le moralisme plat et la confusion des genres. Sa mise en oeuvre aurait été confiée à des professeurs d'histoire qui ont déjà la formation pour le faire, sans oublier au passage de redonner un peu de chair à des programmes qui ont été dramatiquement vidés de leur contenu.
crioux@ledevoir.com
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