Les transferts d'eau en vrac du Québec vers les États-Unis d'Amérique font à nouveau l'objet d'un débat public. De tels projets soulèvent plusieurs questions légales, dont certaines parmi les plus importantes sont liées à la marchandisation de l'eau sous l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).
À cet égard, on considère généralement que la qualification de l'eau comme bien sous l'ALENA pourrait affaiblir ou rendre invalide les lois et règlements provinciaux et fédéraux qui restreignent ou interdisent l'exportation de l'eau en vrac hors de la province. [...]
Toutefois, les inquiétudes à ce sujet ont diminué, principalement pour des raisons étrangères au domaine du droit. Comme l'a démontré récemment le professeur Frédéric Lasserre dans Le Devoir, plusieurs facteurs ayant trait à la viabilité économique, la faisabilité technique et l'acceptabilité politique des transferts d'eau en vrac font obstacle à de tels projets. Le faible attrait de l'exportation d'eau en vrac semble confirmé par le recours croissant à la production d'eau par dessalement en zone aride, en particulier dans le sud-ouest des États-Unis. [...]
Néanmoins, même en faisant abstraction de la question des transferts d'eau, l'ALENA peut avoir un impact majeur sur l'application du cadre légal de protection et de gestion des ressources hydriques à l'échelle provinciale. En effet, les mesures de protection des investissements étrangers du chapitre 11 de l'ALENA pourraient limiter la mise en oeuvre du régime législatif d'une province à l'égard de compagnies étrangères disposant de droits d'utilisation de l'eau sur le territoire provincial.
La souveraineté environnementale
Selon l'article 1110 de l'ALENA, l'investissement effectué au Canada par un investisseur américain ou mexicain ne peut pas faire l'objet d'une expropriation ou d'une mesure qui équivaut à une expropriation, sauf: pour une raison d'intérêt public; sur une base non discriminatoire; de façon juste, équitable et en conformité avec la loi; moyennant le versement d'une indemnité.
L'impact de cet article en matière de gestion des ressources hydriques peut être illustré par la situation hypothétique suivante: une compagnie américaine établit une usine de transformation au Canada. Le processus industriel utilisé requiert la consommation d'eau. La compagnie américaine obtient par le biais de l'autorité provinciale compétente une autorisation de prélever un certain volume d'eau.
Quelques années plus tard, l'autorité provinciale annule de façon définitive l'autorisation de prélèvement au motif que les écosystèmes aquatiques de la région sont désormais dans un état critique et doivent être protégés. L'usine ne peut plus fonctionner et la compagnie subit des pertes financières s'élevant à plusieurs dizaines de millions de dollars. La compagnie conteste l'annulation et dépose une plainte en vertu du chapitre 11 de l'ALENA.
Si la compagnie a gain de cause et obtient des compensations pécuniaires ou même la restauration de l'autorisation de prélèvement d'eau, il est possible de considérer que l'ALENA menace la «souveraineté environnementale» d'une province en matière de gestion de l'eau.
Un article de Joseph Cumming et Robert Froehlich publié dans la Revue de droit de l'Université de Toronto étudie spécifiquement ce scénario dans le cadre du droit en vigueur en Alberta. Selon cette étude, il est probable que l'annulation d'une autorisation de prélèvement en vertu de la loi albertaine ouvre la porte à une réclamation pour compensation par un investisseur étranger sous le chapitre 11 de l'ALENA. Les autorités canadiennes disposeraient d'une marge de manoeuvre réduite, et la multiplication des plaintes par des investisseurs étrangers pourrait imposer la renonciation à l'exercice du pouvoir d'annuler une autorisation de prélèvement.
Ce constat est assombri par une récente décision arbitrale du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements dans l'affaire Bayview Irrigation District contre United Mexican States. Cette décision indique clairement que des autorisations de prélèvement d'eau sont des investissements visés selon l'article 1110, et que l'ALENA peut effectivement accorder une protection légale plus large à des investisseurs étrangers qu'à des citoyens canadiens.
L'ALENA contre la loi québécoise
Depuis la sanction de la Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau et visant à renforcer leur protection en date du 12 juin, l'impact de l'ALENA sur l'application du cadre législatif québécois de gestion des ressources hydriques à l'intérieur de la province est devenu un enjeu majeur. En effet, la Loi prévoit la mise en oeuvre d'un régime général d'autorisation pour les prélèvements d'eau de surface ou souterraine qui comporte les innovations suivantes:
- la possibilité de céder les autorisations de prélèvement d'un usager à un autre (ce qui n'implique pas que la lieu du prélèvement ou du point d'utilisation de l'eau soit modifié);
- la possibilité de refuser le renouvellement d'une autorisation de prélèvement pour des motifs d'intérêt public ou d'ordonner la cessation définitive d'un prélèvement en cas de risque sérieux pour la santé publique ou pour les écosystèmes aquatiques;
- l'absence de toute indemnité de la part de l'État en cas de cessation d'une autorisation de prélèvement.
A priori, il apparaît que la mise en oeuvre du nouveau régime québécois d'autorisation de prélèvement pourrait provoquer des situations ouvrant la porte à des recours sous le chapitre 11 de l'ALENA en cas d'annulation d'une autorisation. Même si un tribunal arbitral international traitant de la plainte d'un investisseur étranger acceptait que le cadre légal québécois permette la cessation d'une autorisation (c'est-à-dire l'expropriation du droit d'utilisation) pour des motifs d'intérêt public et sans discrimination, il n'en reste pas moins que l'investisseur étranger aurait droit à une indemnité, contrairement à ce que prévoit la loi québécoise.
Les investisseurs américains et mexicains disposeraient donc de droits plus étendus que les utilisateurs québécois sur les ressources hydriques québécoises, un résultat évidemment contraire à l'intention législative. Il semble donc que l'ALENA puisse interférer avec l'application du régime québécois de protection et de gestion des ressources hydriques.
Quelles solutions?
Pour éviter que des investisseurs étrangers titulaires d'une autorisation de prélèvement aient recours au chapitre 11 de l'ALENA en cas d'annulation de l'autorisation, il serait possible de rendre toute autorisation conditionnelle à la renonciation expresse aux droits accordés par l'ALENA. Pour éviter la présomption de discrimination contre les investisseurs étrangers en cas de traitement différent, toutes les autorisations de prélèvement devraient être conditionnelles à une renonciation expresse, d'autant plus qu'une autorisation accordée à un investisseur québécois peut être cédée à un investisseur étranger après son octroi.
Cependant, l'efficacité d'une telle solution est incertaine. [...] De plus, la validité légale de telles renonciations expresses est fortement contestée. Elle fait l'objet d'un débat doctrinal, et les tribunaux arbitraux internationaux ne semblent pas avoir tranché la question.
Malgré les incertitudes, il semble avisé de considérer la mise en oeuvre de mesures destinées à protéger le régime québécois d'autorisation de prélèvement d'eau contre les interférences générées par l'ALENA.
En l'absence de toute protection à cet égard, le titulaire québécois d'une autorisation annulée pourrait-il présenter une demande en justice en argumentant que le chapitre 11 de l'ALENA est contraire à la Charte canadienne des droits et libertés parce qu'il induit une discrimination fondée sur l'origine nationale qui favorise les investisseurs étrangers? La question mérite d'être posée compte tenu de l'ampleur des enjeux et du besoin d'assurer l'intégrité du régime juridique provincial de gestion des ressources hydriques.
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Hugo Tremblay, Étudiant au doctorat, UNESCO Centre for Water Law, Policy and Science
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