Que cela n'aille pas bien dans la presse écrite quotidienne est un fait. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir. Et il serait irresponsable de la part des gens qui font partie de cette industrie, patrons de presse comme journalistes ou publicitaires, de ne pas s'interroger sur l'avenir des journaux et de ne pas chercher à comprendre la mutation à laquelle les changements technologiques nous confrontent.
Aux États-Unis, les années 2008 et 2009 auront été, comme disait Élizabeth, «annus horribilis». Tous n'en moururent pas, mais tous furent affectés. Plusieurs gravement. La lente érosion du lectorat commencée au début des années 1990 s'est accélérée ces deux dernières. Dans la dernière partie de 2009, en quelques mois, la diffusion de la presse quotidienne a diminué de plus de 10 %. Pour certains titres, ce fut beaucoup plus: 26 % pour le San Francisco Chronicle, 19 % pour le Boston Globe. Comme un malheur ne vient jamais seul, les revenus de publicité ont aussi chuté radicalement. En 2008, la baisse avait été de 16 %. En 2009, elle aura été encore plus forte, soit de 23 à 25 %. Et on prévoit de nouvelles baisses en 2010, malgré la reprise économique. Les histoires d'horreur sont nombreuses, comme celle du Boston Globe, perdant un million de dollars par semaine. [...]
Du côté canadien
Au Canada, la situation, pour être difficile, est moins dramatique. Ici aussi, on assiste à une érosion du lectorat depuis 20 ans. Au Québec, la baisse du tirage des titres francophones a été de 12 %, quoique depuis le début des années 2000, on note une certaine stabilité. Jusqu'à il y a trois ou quatre ans, ces diminutions inquiétaient peu ou prou, car les revenus publicitaires pour leur part continuaient à croître. De 1998 à 2007, l'augmentation fut de près de 12 % pour l'ensemble des quotidiens canadiens. Par contre, en 2008, perte de 2,7 %. Pour 2009, on n'a pas de données officielles encore, mais on peut croire que les revenus de publicité auront chuté au moins de 10, 12, voire de 15 % si on se fie à ce qui s'est dit à certaines tables de négociation ces derniers mois. [...]
Le drame des éditeurs de journaux, au Québec comme ailleurs, vient du fait que la baisse des revenus de publicité a un effet mortifère sur leurs résultats. Sachant que la publicité compte généralement pour 77 % des revenus totaux des quotidiens au Canada — c'est ce que Statistique Canada nous dit —, on imagine facilement l'effet que toute variation à la baisse ou à la hausse peut avoir sur la ligne du bas. [...]
On s'attend à ce que la majorité des journaux au Canada et aux États-Unis écrivent leurs résultats en rouge pour 2009. À titre de référence, soulignons que la marge bénéficiaire moyenne de la presse écrite quotidienne et hebdomadaire du Québec était de 16,3 % en 2007. Que sera-t-elle pour 2009? À la blague, on se dit au Devoir que nous serons peut-être le seul journal canadien à avoir fait des profits en 2009, car de fait, nous aurons de bons résultats à annoncer plus tard cette année. [...]
Se redéfinir
La question à laquelle il faut répondre est simple: quelle place peuvent occuper les journaux sur la planète Internet? Il n'y a pas ici de réponse évidente et, surtout, pas de réponse certaine. La seule chose certaine est qu'il ne faut pas rester passif.
Il y a maintenant dix ans que les journaux tentent de faire bon ménage avec Internet. Les premiers à y mettre pied le firent par curiosité, dont Le Devoir, qui a été le pionnier à cet égard au Québec. Tous suivirent, car il fut vite évident pour tous qu'un quotidien se devait d'avoir son site Internet pour y diffuser ses contenus. Cette approche était pour une large part défensive. On croyait pouvoir ainsi garder notre lectorat et protéger nos revenus. Rapidement, la réalité est apparue plus complexe.
Les journaux n'étaient pas les seuls à se créer des sites Internet. En 2007, on comptait quelque 125 millions de sites à travers le monde. Certes, les journaux ont une marque de commerce très forte, mais on n'imaginait pas avoir à affronter une concurrence aussi étendue et aussi diffuse. Arriva ce qui devait arriver. Une partie des revenus publicitaires des journaux se déplaça vers le Web, mais pas de la manière espérée, vers les sites des journaux, mais plutôt à travers toute la planète Internet. Ceux qui avaient misé sur la publicité pour assurer le financement de leurs sites ont vite déchanté. Ce modèle d'affaires, sauf pour de rares exceptions, ne tient pas la route. Dans la réalité, la très grande majorité des sites Internet de journaux sont financés à travers les activités traditionnelles de ceux-ci. On pourrait même dire que les lecteurs de journaux subventionnent à travers leurs abonnements à la version papier la gratuité offerte à tous.
Le modèle du tout gratuit sur les sites d'information est de plus en plus remis en cause. Au Devoir, on se félicite d'avoir fait le choix dès 2001 d'un modèle payant. Un choix fait plus par nécessité que par prescience. Le tout gratuit aurait été une invitation à nos abonnés à cesser de payer leur abonnement. On ne pouvait se le permettre. Nombre d'experts nous ont prédit l'échec. Ils ont eu tort. Notre stratégie nous a permis d'ajouter aux revenus de publicité des revenus d'abonnement — nous avons près de 3000 abonnés électroniques payants — et nous avons ainsi pu préserver notre lectorat et nous avons aussi pu l'accroître. Résultat, notre site Internet apporte une contribution financière positive. [...]
Entreprise d'information
Ces 10 ans d'expérience active sur le Web auront démontré aux journaux qu'il est quasi impossible de ne pas se plier aux nouvelles règles du jeu imposées par Internet et par les nouvelles technologies de l'information. Les journaux ne battent plus la marche, ils sont en réaction. Ils doivent ajuster leurs modes de production de l'information aux nouveaux modes de consommation de l'information. Dans les efforts de redéfinition, le mot «newspaper» est de plus en plus remplacé par «news enterprise».
Je n'hésite d'ailleurs pas à dire que Le Devoir ne doit plus se voir comme un journal, mais comme une entreprise de production de contenus d'information diffusés sur plusieurs plateformes. Nous devenons bimodal, ce qui implique de nombreux changements. Pour répondre aux contingences du numérique, il nous faut, tous, intégrer les modes de production papier et Web. Cela a un impact inévitable sur le métier de journaliste. Il y aura des adaptations à faire. [...]
La fonction d'un journal
Je ne suis pas de ceux qui désespèrent. Au contraire! La presse écrite est forcée par la révolution Internet à se repenser. Il ne sert à rien d'être nostalgique. Il faut y voir une occasion de se réinventer. Ce pourra être un plus long processus qu'on ne le croit, ne serait-ce que parce que nous n'avons pas fini de voir évoluer les technologies. Aujourd'hui est lancée la tablette tant attendue d'Apple. Demain sera rempli de toutes sortes de surprises. Ce qui ne changera pas, c'est la fonction que remplit un journal. Il y aura toujours des lecteurs qui auront besoin de mettre de l'ordre dans les événements, de se voir proposer une hiérarchie, de se les faire expliquer par des professionnels en qui ils ont confiance. À cause de ce qu'est Internet, ce besoin sera peut-être encore plus grand, du moins, espérons-le.
Ces derniers mois, plusieurs ont été étonnés de voir Le Devoir réussir, dans un contexte de récession, à se tirer mieux d'affaire que tous ses concurrents. On m'a souvent demandé notre recette. Il y a des raisons relatives tant à notre structure de coûts qu'à notre structure de revenus qui nous favorisent aujourd'hui. Entre autres, la publicité n'est pas chez nous la source quasi unique de revenus, comme c'est le cas dans les autres journaux. Les revenus tirés de nos lecteurs sont tout aussi importants. Cela atténue les fluctuations du marché.
Cependant, ce que je retiens surtout est le fait que notre lectorat non seulement se maintient, mais augmente. S'il en est ainsi, j'ose croire que c'est parce que des citoyens voient dans notre journal, que ce soit dans sa version papier ou sa version Internet, un instrument utile pour s'y retrouver dans la déferlante d'informations quotidiennes et trouver un sens aux événements. Et en prime, ils sont prêts à payer pour cela. D'où notre confiance en l'avenir. [...]
Mission d'information
Aux États-Unis, plusieurs voix s'élèvent pour revoir le mode de propriété des journaux pour en faire des entreprises sans but lucratif avec un mandat de service public. C'est ce que nous sommes en quelque sorte, dans la mesure où pour nous, la recherche de profits en fin d'année vise d'abord à assurer l'atteinte de notre mission d'information plutôt qu'à verser des dividendes à nos actionnaires. Notre mode de propriété est à cet égard un atout. Il peut inspirer ceux qui cherchent un nouveau modèle d'affaires pour la presse écrite dont la finalité première ne serait pas le profit.
Cela ne répond pas à la question relative à la pérennité du support papier pour les journaux. N'étant pas devin, je me contenterai de dire ma conviction. Ce support est certainement là pour encore longtemps, car ses qualités, notamment sa souplesse, demeurent. Puis, les avancées technologiques permettent d'en faire un produit plus attrayant que par le passé. Je ne peux manquer de noter par ailleurs que des sites Internet d'information se sont donné une version papier. Phénomène intéressant, que celui là.
Support papier ou support électronique? Disons que c'est là une question secondaire, l'important étant la pérennité même du concept de journal, surtout celui de journal de qualité qui informe et nourrit le débat, et qui est à ce titre un auxiliaire indispensable de la démocratie. En ce sens, et c'est ma réponse, les journaux ne sont pas une espèce en voie de disparition. On peut croire en leur avenir.
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Bernard Descôteaux - Directeur du Devoir
Pour lire le texte complet de la conférence
Avenir de la presse écrite
L'occasion pour les journaux de se réinventer
Nous publions un extrait du discours prononcé hier par le directeur du Devoir devant la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.
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