La collusion légitimée?

Quand les firmes de génie-conseil prennent le contrôle des projets au nom du ministère des Transports

PPPitoyable!

Kathleen Lévesque - Le gouvernement libéral a permis à un club privilégié de firmes de génie-conseil de s'installer au sein même du ministère des Transports et ainsi jouer un rôle déterminant dans la façon dont sont octroyés les millions de dollars investis annuellement dans les routes et les infrastructures du Québec.

Cette zone d'influence prend la forme d'un comité de concertation où sont attablés d'un côté, des dirigeants du ministère, et de l'autre, les représentants des firmes Dessau, BPR, SNC-Lavalin, Roche et autres Génivar et Tecsult. Au moins deux réunions se tiennent par année. La première rencontre remonte à mars 2004, soit un an après l'arrivée au pouvoir des libéraux de Jean Charest et avec eux, une vision partenariale à développer au sein de l'appareil public.
De fait, comme l'a constaté Le Devoir à la lecture des procès-verbaux du comité, le ministère a exprimé dès le départ sa volonté «d'ouvrir le dialogue sur la relation d'affaires» du gouvernement avec les ingénieurs du secteur privé. L'Association des ingénieurs-conseils du Québec (AICQ) a plaidé pour le développement d'une alliance entre le ministère des Transports et les firmes de génie-conseil. Cette approche «pourrait s'élargir pour inclure davantage de mandats touchant des activités de planification, d'organisation, de gestion, de conservation et d'exploitation», peut-on lire.
Les deux sous-ministres adjoints de l'époque, André Bossé (est du Québec) et Liguori Hinse (Montréal et ouest du Québec), présents pour démarrer en 2004 ce comité, se sont retrouvés de l'autre côté de la table les années suivantes. M. Bossé travaille aujourd'hui pour Génivar et M. Hinse est vice-président chez Roche. Parmi les représentants de l'Association des ingénieurs-conseils, on retrouve également Luc Crépeault de la firme BPR, qui a fait carrière dans la haute fonction publique québécoise jusqu'en 2006, dont au ministère des Transports à titre de sous-ministre adjoint.
Au ministère des Transports, on a d'abord cherché hier à minimiser la portée de ce comité en le réduisant à «un lieu d'échanges d'ordre technique». Mais les documents officiels révèlent que les membres ne se limitent pas à y faire un suivi des chantiers de construction en cours. La planification stratégique des travaux du ministère est au coeur de leurs discussions.
Concrètement, il est question pour les firmes de génie-conseil de donner leur point de vue sur l'importance d'effectuer tels ou tels projets, qui sont autant de contrats pour les entrepreneurs. Mais avant que ces derniers réalisent le pavage de telle autoroute et la réfection de tel viaduc, d'autres contrats auront été accordés en amont du processus, notamment pour concevoir et faire les plans et devis de ces mêmes travaux. Il s'agit de services professionnels en général, de génie-conseil en particulier.
En 2008, entre les mois de janvier et octobre, on dénombre 1411 contrats de génie octroyés par le ministère des Transports, pour un montant de 217 millions de dollars. Pour la même période, en 2005, le ministère avait adjugé seulement 236 contrats, totalisant 103 millions.
Au moment où tout le Québec se pose des questions sur la collusion entre concurrents et sur les réseaux d'influence des grands joueurs de l'industrie de la construction, la présence de firmes d'ingénierie concurrentes assises l'une à côté de l'autre pour brasser des affaires avec le gouvernement peut étonner. Le porte-parole du ministère a reconnu que ces firmes bénéficient d'une structure pour faire passer des idées, mais souligne du même souffle que le ministère y voit surtout une occasion d'informer tous les gros joueurs en même temps.
«Les firmes peuvent bien essayer d'influencer, mais cela ne signifie pas qu'elles réussissent», a affirmé Mario St-Pierre de la direction des communications.
Les procès-verbaux du comité de concertation donnent un bon éclairage sur ce point. Lors de la deuxième réunion tenue en juin 2004, l'Association des ingénieurs-conseils du Québec faisait des représentations pour vanter l'expertise incontournable de ses membres afin d'obtenir la gestion complète d'un projet plutôt que de ne recevoir qu'un mandat partiel. Un document intitulé «L'ingénieur-conseil, la clé de voûte de l'optimisation des investissements au Québec» a été déposé en appui.
Le ministère s'est alors montré favorable à intégrer plutôt que de fractionner les éléments d'un projet. La porte venait alors de s'ouvrir sur l'impartition, c'est-à-dire une façon pour le gouvernement de s'en remettre complètement au privé dans chacune des étapes d'un projet de construction.
Avec cette façon de faire, le ministère n'a plus à embaucher lui-même les différentes entreprises devant travailler à un chantier. C'est la firme de génie-conseil qui prend le contrôle du projet au nom du ministère. Dans ce contexte, les appels d'offres lancés par le ministère sont rédigés par les firmes de génie-conseil, qui déterminent les besoins du gouvernement et participent activement à la sélection des entrepreneurs.
Du coup, les liens entre ingénieurs, architectes, avocats, comptables (tous des services professionnels) et entrepreneurs en construction se resserrent. Et les ingénieurs ont un rôle particulièrement important dans ce nouveau paysage commercial. Ils deviennent des donneurs d'ouvrages délégués.
Tout ça prend l'allure de «contrats ouverts», selon les termes administratifs utilisés. En novembre 2005, le comité discute de la possibilité d'augmenter le nombre de contrats ouverts, d'«obtenir plus de latitude au niveau des montants des contrats» et de ne plus «avoir à demander l'autorisation du SCT [Secrétariat du Conseil du trésor] chaque fois en cas de dérogation (viser une dérogation permanente)».
La zone d'influence de toutes ces firmes d'ingénierie ne s'arrête pas là. En 2008, ainsi qu'au printemps dernier, l'Association des ingénieurs-conseils a mentionné avoir fait des démarches pour faire hausser les taux horaires accordés par le Conseil du trésor. Il est précisé que la demande est faite «compte tenu de l'augmentation de la demande de main-d'oeuvre et dans un contexte de valorisation de l'emploi de l'ingénieur».
Malgré l'importance des ingénieurs dans le monde de la construction, les firmes de services-conseils sont exclues du mandat de l'escouade policière annoncée jeudi par le gouvernement du Québec concernant la corruption et la collusion dans l'industrie de la construction. L'opération Marteau ne frappera pas sur tous les volets.


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