Mondialisation et commerce international

La démythification de Milton Friedman (3-B)

Économistes atterrés

Le phénomène de la mondialisation n'est pas nouveau. Avant Milton Friedman, il y a eu David Ricardo. Dans sa théorie des avantages comparatifs, au XIXe siècle, Ricardo se fera en effet le porte-voix de la spécialisation du travail à l'échelle internationale, principalement entre les métropoles et leurs colonies. Dans la seconde moitié du siècle, influencée par les théories mondialistes de ce dernier, l'Angleterre prendra unilatéralement le virage de la mondialisation avec l'abrogation graduelle des Corn Laws, des Navigation Acts et de divers tarifs à l'importation. La première Guerre mondiale viendra cependant amortir la vague et celle-ci ne reprendra son souffle qu'au milieu du XXe siècle, avec les accords de Bretton Woods. C'est à ces accords que nous devons en effet la base des infrastructures modernes de la mondialisation, le Fonds monétaire international (FMI) et le General Agreement on Trade and Tariffs (GATT)--Organisation mondiale du commerce (OMC)--. La Charte de L'ONU, adoptée à peu près à la même époque, fera d'ailleurs mention de la liberté de commerce.
Friedman ne sera donc en quelque sorte que le catalyseur de la renaissance du mondialisme économique. Et, tout comme Ricardo, il trouvera une oreille attentive auprès de l'élite patronale de son époque. Mais, il arrive parfois que l'élite ait besoin de l'accord de l'électorat pour mener à terme ses plans de réorganisation sociale. L'idée de la mondialisation arrivera donc dans le discours électoral enrobée de promesses de prospérité pour tous. Et, il suffirait pour cela de donner aux marchés la chance qu'on ne leur avait jamais véritablement donnée.
Dès le départ, il y eut des sceptiques, en majorité issus de la gauche politique. N'était-il pas évident que la libéralisation débridée des marchés conduirait directement à une chute notable des salaires, au démantèlement de l'appareil réglementaire, à la dégradation des standards environnementaux et à la privatisation des services publics comme la santé et l'éducation? Autrement dit, n'allait-on pas importer chez-nous le niveau de vie des pays en développement?
L'électorat a cru ses élites et, avec le temps, à peu près tout le monde a glissé dans l'entonnoir de l'idéologie mondialiste. Jusqu'à récemment, c'était faire acte d'hérésie que de remettre en question le principe de la mondialisation. Mais, avec près de trente années de recul, il est désormais possible de poser un jugement sur la question de savoir qui des élites et des opposants à la mondialisation disaient vrai. Ce faisant, nous serons à même de...noter le travail du professeur Friedman, selon lequel la prospérité suivrait inévitablement la libéralisation du commerce.
Les effets secondaires de la panacée mondialiste
Entamons, donc, avec l'affirmation d'une évidence: La libéralisation du commerce n'a pas eu pour effet de rétablir de façon définitive l'équilibre de la balance des paiements des États-Unis, une notion plus ou moins réduite à la balance commerciale dans Capitalisme et liberté. Les Américains sont devenus des débiteurs nets au plan international à l'ère de la mondialisation et leur situation ne semble pas en voie de se rétablir à court ou à moyen terme. En fait, le déficit commercial américain ne cesse de se creuser. L'an dernier, en 2010, il a touché les 500 milliards $US. Et, les entrées au titre de la balance du capital ne semblent pas constituer un facteur susceptible de ramener l'équilibre dans un avenir prochain non plus. Il faudra donc constater que la magie de la mondialisation aura été sans effet de ce côté, contrairement aux promesses de rétablissement automatique formulées dans Capitalisme et liberté. C'est peut-être avec un certain excès d'exubérance, donc, que Milton Friedman lançait son défi de la «productivité» au reste du monde en 1962. L'arrogance engendre parfois l'humiliation.
En fait, Friedman appuyait ses propos sur un modèle simpliste en délicatesse avec la réalité. Revenons donc brièvement sur le cadre théorique de sa thèse.
D'abord, il réduit l'univers à deux pays, les États-Unis et le Japon. C'est là faire abstraction d'une...immense réalité. Ensuite, on suppose que les Japonais peuvent tout produire à moindre prix que les Américains, dans le cadre d'un taux de change établi à 1 000 yens pour un dollar. De cela, Friedman conclut que le Japon pourrait vendre aux États-Unis à peu près tout ce qu'il voudrait lui vendre. Supposons, ajoute-t-il, qu'un exportateur japonais effectue une vente à un importateur américain qui règle la transaction en dollars. Que ferait alors l'exportateur japonais de ses dollars, demande ensuite Friedman. Répondant à sa propre question, il exclut la possibilité que celui-ci les mange. Nous ne contesterons pas cette conclusion.
Il préférerait grandement les échanger contre des yens, si cela était possible. Mais, qui voudrait échanger ses yens contre un dollar qui ne saurait acheter autant de marchandises aux États-Unis que le peuvent faire 1 000 yens au Japon? Friedman suppute alors que l'exportateur japonais devrait accepter moins de 1 000 yens pour son dollar US. Il propose un taux de 500 yens pour un dollar US. De là, il conclut que les marchandises américaines deviendraient deux fois moins chères pour les Japonais, alors que les marchandises japonaises deviendraient deux fois plus chères pour les Américains. Autrement dit, les producteurs japonais ne pourraient plus bénéficier de l'avantage du moindre coût.
Et, à quel niveau s'établirait le taux de change? À celui qui permettrait à tout exportateur japonais de trouver un importateur japonais qui achèterait les dollars que cet exportateur aurait amassés dans le cadre du commerce avec les Américains. L'importateur, lui, se servirait de ses dollars pour acheter des marchandises aux États-Unis. Autrement dit, le taux de change serait celui qui assurerait l'égalité entre les importations américaines en provenance du Japon et les exportations américaines vers ce pays. Les transactions ayant lieu en dollars, il y aurait équilibre de la balance commerciale. Telle est la magie de la mondialisation.
Observons maintenant le magicien au ralenti. Prenons le cas de deux appareils radio de qualité comparable, l'un vendu 20 000 yens (20 $US) au Japon et l'autre vendu 30 $US (30 000 yens) aux États-Unis. Un exportateur japonais en vend un à un importateur américain et reçoit 20 $US en échange. Il peut alors soit acheter des marchandises américaines pour ce même montant soit les échanger contre des yens à un importateur japonais. Or, pourquoi achèterait-il des marchandises américaines s'il peut obtenir la même chose au Japon pour un prix moindre? Cela règle par le fait même le cas de l'importateur japonais. Pourquoi y aurait-il en effet des importateurs au Japon s'il est possible de tout y acheter à moindre prix qu'aux États-Unis?
Friedman résout le dilemme en introduisant la notion de taux de change variable. L'importateur insisterait donc pour verser moins que 20 000 yens en contrepartie des 20 $US de l'exportateur. Pourquoi, alors, ce dernier exporterait-il quoique ce soit aux États-Unis, sachant qu'il doit encaisser une perte sur change de 50 % lors de la conversion de ses dollars US en yens? Mais, supposons qu'il le fasse quand même et qu'il reçoive 10 000 yens pour ses 20 $US. L'importateur pourra alors utiliser ses dollars pour acheter aux États-Unis, sa perte sur la transaction étant comblée par son gain sur les changes. Vraisemblablement, le processus se répéterait jusqu'à ce qu'il aboutisse à une hausse des prix au Japon et à une baisses des prix aux États-Unis. Autrement, il n'y aurait pas de commerce entre les deux pays, les Japonais n'ayant aucun intérêt à acheter aux États-Unis. À la limite, il y aurait égalité des prix dans les deux pays. Or, cela ressemble étrangement à une hausse du niveau de vie au Japon, accompagnée d'une chute correspondante du niveau de vie des Américains. Friedman prétend cependant la contraire. Les mesures protectionnistes, assure-t-il, «abaissent le niveau de vie des Japonais et empêchent le niveau de vie américain d'être aussi élevé qu'il le pourrait» (Capitalisme et liberté, Robert Laffont, Paris, 1971, p., 98) Friedman offre cependant peu d'explications concernant cette belle création de richesse.
En fait, il offre une explication qui ne va pas au bout de la logique de son modèle. Il introduit plutôt une notion exogène à son exemple et l'utilise pour mystifier le lecteur peu attentif. Si le niveau de vie du Japon est moins élevé qu'aux États-Unis, donc, c'est que le travailleur japonais est, en moyenne, moins productif que le travailleur américain. Peut-être, mais si le travailleur japonais montre pareil déficit de productivité, pourquoi arrive-t-il à produire à moindre coût que les Américains tout ce qu'il décide de produire? Encore là, Friedman se fait économe en explications. Et, ayant collé aux Japonais l'étiquette de travailleurs improductifs, il propose qu'on les laisse se spécialiser dans les secteurs où ils sont les moins improductifs, ce qui permettrait aux Américains de se spécialiser, eux, dans les domaines où ils sont les plus productifs. Bien sûr, cette astucieuse répartition des tâches serait porteuse d'énormes bienfaits dans les deux pays. On aura reconnu là un avatar de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo.
Le modèle de Friedman est faible à presque tous les points de vue. D'abord, le taux de change ne dépend pas exclusivement du volume des échanges de biens et services entre deux pays. Avec une masse monétaire à la merci des marchés, il faut tenir compte des transactions strictement financières, ce qui inclut la spéculation. À l'heure actuelle, les montants qui circulent sur le marché des changes sont près de 70 fois plus élevés que ceux touchant le simple commerce des biens. De même, il y a aussi le phénomène de la gestion du taux de change par les pays qui veulent doper leur économie. À ce chapitre, le Japon est passé maître ès manipulation. Et, la Chine est une élève fort douée. Donc, lorsque Friedman laisse entendre que le taux de change ne dépend que du commerce, il ment ou il se trompe.
Au même effet, le niveau de vie d'un pays n'est pas exclusivement une affaire de productivité de sa main-d'oeuvre. Fondamentalement, la productivité peut être définie comme la quantité de PIB produite par heure/travailleur. En réalité, la productivité pourrait même constituer un vecteur de dilution du niveau de vie. La loi de la concurrence ne veut-elle pas que les prix chutent avec l'augmentation des quantités produites? Dans les circonstances, les salaires ne devraient-ils pas suivre à la baisse? Certes, en augmentant la quantité de biens et services sur le marché, la productivité peut contribuer à l'amélioration du niveau de vie. Mais, il faut pour cela que les travailleurs aient les moyens d'acheter cette production. En réalité, le niveau de vie d'un pays dépend de plusieurs facteurs. Évidemment, il y a la qualité de la production de ce pays. Mais, il y a également la vigueur de la demande pour cette production. Dans une large mesure, cela dépend de la répartition de la richesse à l'intérieur de ce pays. Une économie pourra bien montrer un PIB astronomique, si la richesse y est concentrée entre les mains de 5 % de la population, le niveau de vie y sera moins élevé que dans un pays affichant un PIB moindre, mais avec une meilleure répartition de la richesse. Ensuite, il faut mentionner la puissance du pays en question, ce qui inclut le pouvoir militaire. Il faudrait être naïf pour s'imaginer que la puissance militaire n'a rien à voir avec la force de l'économie d'un pays donné. L'Angleterre, à l'époque, et les États-Unis, aujourd'hui, sont deux exemples de cette réalité. Mais, la puissance militaire seule n'entraîne pas nécessairement la prospérité économique, tout comme certains pays peuvent être florissants sans le pouvoir militaire. Quoiqu'il en soit, il est certainement fort gratifiant pour certains pays de s'imaginer que leur niveau de vie dépend essentiellement de leur grande productivité, mais cela tient beaucoup plus de la fiction que de la réalité.
Les failles du modèle de Friedman ne se comptent pas. Comment, par exemple, ne pas prendre en compte la possibilité que l'acheteur japonais des 20 $US de l'exemple donné plus haut les dépense en Chine pour de la production encore moins coûteuse qu'au Japon. Le dollar n'est-il pas, après tout, la monnaie du commerce international? Et, dans ces circonstances, comment prétendre sérieusement que la libéralisation du commerce entraîne automatiquement l'équilibre de la balance commerciale? Les faits ont démontré la futilité de vouloir réduire le monde à deux pays et deux produits.
Au même effet, il était tout aussi déconcertant de la part de Friedman d'ignorer le phénomène de la mobilité des facteurs. Même à l'époque d'Adam Smith et de David Ricardo, les facteurs n'étaient pas tout à fait immobiles. Friedman ne pouvait ignorer le fait que maintes entreprises américaines voudraient délocaliser leur production dans des pays à faibles coûts de main-d'oeuvre afin d'augmenter leur rentabilité. La thèse de Friedman reposait sur l'idée farfelue que l'américain moyen pourrait se transformer en ingénieur en électronique qui contribuerait à garder les États-Unis à la pole position de l'économie mondiale avec des innovations technologiques en flux continu jusqu'à la fin des temps. Il était aveuglé par l'arrogance ou la stupidité. Mais, même si cela avait été possible, le consommateur type aurait-il eu les moyens de se procurer cette production? Aurait-il été capable d'absorber cette production? Combien d'Américains peuvent à l'heure actuelle utiliser à sa pleine capacité un logiciel aussi répandu qu'Excel? Était-il raisonnable de présumer que le reste du monde était peuplé de cerveaux de second ordre incapables de rattraper le savoir américain?
Et, dans l'hypothèse où l'Américain moyen eut été incapable de se transformer en ingénieur en électronique, n'était-il pas évident que le Japon, Taiwan (Formose), la Corée du Sud, la Thaïlande, les Philippines, l'Indonésie et peut-être un jour la Chine finiraient, ensemble, par inonder les États-Unis de leur production bas de gamme, en y semant chômage et pauvreté? Le risque de se retrouver dans un état de dépendance au titre de l'approvisionnement en biens de consommation grand public n'était-il pas réel? Et, avec ce risque, n'y avait-il pas possibilité que le poids des termes de l'échange (terms of trade) passe à l'étranger? La loi des grands nombres s'applique aux États-Unis comme aux autres.
Enfin, il y a le cas des services. En 1962, Internet n'existait pas. On peut donc excuser Friedman de ne pas avoir prévu que le secteur des services souffrirait lui aussi un jour du phénomène de la délocalisation des entreprises. Des études récentes estiment que 20 % à 29 % des emplois sont délocalisables. Or, comme on a permis que l'économie mondiale soit contrôlée par une coterie de multinationales oligopolistiques, il y a lieu de croire que ce qui peut être délocalisé le sera à terme. Avec les progrès de la technologie et l'amélioration des qualifications de la main-d'oeuvre dans les pays en développement, ces proportions pourraient changer à la hausse.
Malgré les faiblesses évidentes du modèle de Friedman, ce dernier a fait école et ses disciples forment encore aujourd'hui la voix dominante du discours économique. Parmi les porte-voix contemporains du dogme mondialiste, il faut noter Alan Greenspan, Douglas Irwin, Gregory Mankiw et Jagdish Bhagwati. Ils ne reprennent cependant pas le discours du magicien tel que formulé en 1962. Même pour un économiste néolibéral, il y a des réalités que l'on ne peut nier.
Alors, il ne faut surtout pas évaluer la mondialisation sur un horizon à court terme. Certes, dans l'immédiat, il pourra y avoir de pénibles pertes d'emploi. (Il est bien sûr réconfortant d'entendre ce discours de la part de professeurs bénéficiant de la permanence.) Mais, à plus long terme tout le monde y gagnera, les États-Unis comme les pays émergents. Ce qu'il faut prendre en considération, ce sont les gains totaux. Et, à ce chapitre, les gains des gagnants de la mondialisation dépasseront largement le préjudice subi par les perdants de la mondialisation. Il faut mettre ses priorités à la bonne place. Et, dans cette équation, il ne faut surtout pas ignorer les gains du consommateur en général. Après tout, le prix de l'équipement informatique grand public n'a-t-il pas chuté de 30 % au cours des dernières années? N'est-ce pas là un avantage tangible de la mondialisation?
Peut-être, mais le travailleur dont l'emploi a été délocalisé éprouve peut-être un peu plus de difficulté à trouver son intérêt...tangible dans cette équation. Oh, à terme, ils finissent tous par se replacer, vous savez. Dans des emplois de qualité identique à ceux qu'ils ont perdus? Non, pas vraiment. Il pourrait arriver qu'un programmeur à 60 000 $US doive se contenter d'un emploi de manutentionnaire à 15 000 $US. Aujourd'hui les programmeurs, demain les ingénieurs, ne risque-t-on pas le départ de tous les bons emplois? Cette question appelle une réponse nuancée. D'abord, il est oiseux de prétendre que 300 millions de Chinois ou d'Indiens pourront atteindre le niveau de qualification des Américains du jour au lendemain. À plus long terme, on verra. Mais, il ne faut pas oublier, aussi, que 70 % des emplois américains ne sont pas délocalisables par nature. Comment voulez vous délocaliser un travailleur de la restauration, de l'hôtellerie, du tourisme, de la distribution et des soins personnels? C'est un fait, et ce sont tous des emplois forts bien payés en outre. Oh, mais vous oubliez que les gagnants de la mondialisation, eux, gagnent très gros. Cela compense.( Les emplois exportables, Problèmes économiques, 2 juillet 2008, p., 31; Bhagwati et al., repensent les délocalisations et défendent la globalisation, Problèmes économiques, 8 juin 2005, p., 13)
Avec le temps, le dogme a pris l'eau. Mais, ce n'est jamais une très bonne idée que de s'opposer à la sagesse conventionnelle. Les opposants à la mondialisation se sont donc d'abord retrouvés parmi les penseurs marginaux et les milieux syndicaux. Avec les pertes d'emplois, cependant, les sceptiques se sont faits plus nombreux. Lou Dobbs a donc pris l'initiative de nommer les entreprises qui «exportaient les emplois aéméricains», dans le cadre de son émission à CNN. Le sénateur John Kerry, lui, ira d'une comparaison entre ces compagnies et Benedict Arnold, cet officier qui était passé du côté britannique durant la guerre d'indépendance. Puis ce fut au tour des économistes de l'establishment de remettre en question le dogme,...avec déférence. Paul Samuelson écrira donc que les gains de la mondialisation ne sont pas nécessairement une certitude absolue. Certains secteurs y perdront. Alan Blinder, de Princeton, est plus catégorique. Les pertes d'emplois seront durables et des changements structurels affecteront l'économie américaine suite aux délocalisations. La nature des emplois et les salaires en souffriront vraisemblablement. Pour eux, la théorie des gains absolus reste à prouver. (Quand Samuelson revisite les théories classiques de Ricardo et de Mill, Problèmes économiques, 8 juin 2005, p., 2)
Et, à en juger par les ravages laissés derrière elle par la mondialisation, la preuve pourrait se faire attendre. En 1953, le secteur manufacturier comptait pour 28,3 % du PIB américain. En 2010, il ne faisait plus que 10 %. La Chine vient d'ailleurs de doubler les États-Unis à titre de première puissance manufacturière mondiale, avec 19 % de la production. Et, elle ne donne pas l'impression de vouloir s'arrêter; du moins, pas d'elle-même. Déterminée à réparer l'erreur de la révolution culturelle, la Chine encourage désormais l'enseignement universitaire. Et, le mix de sa production suit cette tendance, du moins en apparence. D'abord championne de la production de camisoles et de jouets, elle est graduellement passée aux appareils électriques, aux équipements de télécommunications et aux produits informatiques grand public. Par, contre, sa production technologique a surtout lieu à l'étape de l'assemblage de composantes lui arrivant de l'étranger. La majeure partie de ses exportations de biens technologiques serait le fait de filiales étrangères installées là-bas pour sa main-d'oeuvre à bon marché. Elle est également présente dans le secteur automobile, avec lequel elle vise surtout les pays émergents. La Chine demeure cependant une économie fragile. Avec des taux de chômage supérieur à 9 %, les pays dits développés devront éventuellement repenser leur stratégie. En plus, l'économie de la Chine serrait trop déséquilibrée du côté des investissements en immobilisations. Pour l'heure, cependant, sa main-d'oeuvre continue d'attirer les investisseurs étrangers.
L'Inde joue un rôle comparable du côté des services. Elle a pour elle l'avantage de la langue. Jadis un pôle d'attraction de centres d'appel, l'Inde est passée à la lecture des radiographies et à la préparation des formulaires fiscaux. Et, avec l'amélioration des qualifications de sa main-d'oeuvre, elle devrait essayer de gravir elle aussi les échelons de la qualité de la production. Or comme les cols blancs ont une voix politique plus écoutée que les cols bleus, il est possible que les pays dits développés retrouvent certaines vertus protectionnistes. Quelques États américains refusent de délocaliser leurs services là-bas.
Pour l'instant, cependant, la théorie du gain total tient toujours. Et il semble bien qu'on le retrouve surtout vers le haut de l'échelle sociale. Avec l'arrivée massive de biens de consommation à bon marché en Amérique, les producteurs et distributeurs locaux ont dû baisser leurs prix. Cela a évidemment eu un effet à la baisse sur les profits et, donc, sur les salaires. La simple menace de délocalisation de leur employeur a également eu un effet modérateur sur l'appétit des employés syndiqués. Ronald Reagan a d'ailleurs donné le ton avec les contrôleurs aériens dès son arrivée à la Maison-Blanche. Et, le gouverneur Scott Walker du Wisconsin a récemment pris la relève. Les délocalisations, quant à elles, ont entraîné une augmentation du bassin de travailleurs disponibles pour les emplois restants, ce qui gonflé l'offre de travail par rapport à la demande. Évidemment, cela a aussi contribué à garder les salaires à la baisse.
Dans une étude préparée conjointement pour l'OMC et le Bureau international du travail (BIT), les chercheurs américains William Milberg et Deborah Winkler(Devoir 22-09-11, p., B-1), sont arrivés à la conclusion que la mondialisation avait surtout avantagé le patronat. Ils ajoutaient en outre que dans les pays offrant des mesures sociales généreuses, les travailleurs étaient eux aussi gagnants. On comptait les allocations de chômage parmi ces mesures bienfaitrices. Autrement dit, le patronat a eu les profits et la main-d'oeuvre les prestations de chômage. Qu'arrive-t-il une fois les allocations de chômage épuisées? On soupçonne l'OMC d'avoir pesé lourdement sur les conclusions des deux chercheurs.
La mondialisation a pulvérisé les repères établis. En fait, même le modèle microéconomique traditionnel a sauté. À la recherche du profit maximal, les multinationales ont géographiquement fragmenté leur processus de production au gré des opportunités. Josh Freed et Tom Puchniak ont fixé leur objectif sur ce phénomène dans un documentaire intitulé Les tours du monde, l'Odyssée d'un complet. D'abord, on tond le mouton en Australie. Ensuite, on expédie la laine en Inde, où elle sera tissée par de la main-d'oeuvre bon marché. De là, on passe en Chine où seront fabriquées les épaulettes et les fermetures éclaires. Les doublures, quant à elles, arriveront de la Corée du Sud; les boutons, de Montréal; et la coupe, de France. Les composantes seront ensuite regroupées au port de Hambourg. Elles partiront enfin pour la Russie et la Roumanie, où elles seront regroupées pour donner le produit final, un complet. (Introduction à l'économie internationale, Jean-Pierre Bibeau, Gaëtan Morin, 2004, pp., 34-35.)
De façon générale, il n'est pas rare qu'une multinationale ait son siège social dans un pays, une filiale de recherche et de développement dans un autre pays, une filiale de support administratif dans un troisième pays et des filiales de distribution dispersées à travers le monde. Et toujours, le but recherché est la maximisation du profit total au niveau de l'entreprise, plutôt qu'au niveau des filiales. Évidemment, la minimisation de l'impôt payable fait partie de l'équation. Le désir de se soustraire aux contraintes syndicales et réglementaires joue bien sûr un rôle décisif dans le processus de localisation des parties de l'ensemble.
Grâce à leur gigantisme et à leur complexité organisationnelle, les multinationales ont plus ou moins réussi à s'affranchir de la portée des États. Il faut dire que ces derniers ne montrent pas une détermination exceptionnelle à vouloir les mettre au pas. Les grandes multinationales sont réputées pour se regrouper en cartels. Certaines études veulent qu'elles réussissent ainsi à garder les prix à 25 % environ du niveau où ils devraient normalement se situer. Apparemment, les chances de détecter un cartel ne seraient que de 13 % à 17 %. Les oligopoles constituent des fonds de défense contre les poursuites. Selon les mêmes études, les pénalités ne seraient en outre pas suffisamment élevées pour constituer un facteur dissuasif.
À suivre


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