S'il avait réussi à mettre la main sur les chapitres du rapport Bouchard-Taylor obtenus par The Gazette cinq jours avant sa publication, il y a fort à parier que Le Devoir en aurait fait un compte rendu analogue.
Certes, le titre qui coiffait l'article de Jeff Heinrich le samedi 17 mai --Time for Quebecers to be more open: report -- avait du punch, mais il s'appuyait sur des passages du rapport qui se retrouvent toujours dans la version finale du rapport. En déposant une plainte devant le Conseil de presse, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM) tire simplement sur le messager.
Quoi qu'en pense son président, Jean Dorion, les commissaires estiment bel et bien qu'«une responsabilité particulière repose sur le groupe ethnoculturel prépondérant», qu'ils invitent à exercer au Québec même cette belle «ouverture sur le monde». On peut trouver le jugement injuste envers les Québécois «de souche», mais The Gazette n'a rien inventé.
Même si elle n'en a pas fait une recommandation formelle, la commission estime aussi qu'«il est hautement souhaitable que le plus grand nombre possible de Québécois maîtrisent l'anglais, en plus du français, comme le recommandait la Commission des états généraux sur la situation et l'avenir de la langue française en 2001».
Cette incursion sur le terrain linguistique semble avoir particulièrement irrité la SSJBM, qui était d'ailleurs de ceux qui avaient vivement critiqué Pauline Marois, quand elle avait exprimé de semblables vues dans une entrevue au Devoir. Le débat sur le bilinguisme est en effet incontournable.
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Le hasard a voulu qu'au lendemain du dévoilement officiel du rapport Bouchard-Taylor, le Conseil supérieur de la langue française (CSLF) présente sur son site Internet une nouvelle étude intitulée Le Français et les jeunes, qui tente de cerner comment les jeunes Québécois apprécient la situation linguistique.
Cela va sans dire, les choix qu'ils feront au cours des prochaines années et les comportements qu'ils adopteront, dans un contexte très différent de celui dans lequel leurs aînés ont vécu, auront un effet déterminant sur ce que sera la langue du Québec de demain.
L'étude du CSFL, essentiellement qualitative, a été effectuée auprès de 93 jeunes adultes (25 à 35 ans) provenant de six villes différentes (Montréal, Québec, Sherbrooke, Rimouski, Saguenay, Gatineau), qui ont été réunis en groupes de discussions pendant deux jours. Chaque groupe était composé en majorité de francophones, ainsi que d'une minorité d'anglophones, d'immigrants ou d'enfants d'immigrants.
Pour cette génération qui a grandi et fréquenté l'école après l'adoption de la Charte de la langue française, le rapport à l'anglais semble déjà être celui que souhaite la commission Bouchard-Taylor, quand elle dit que ce n'est plus la langue de Lord Durham, mais plutôt celle qui donne accès à toutes les connaissances.
«Pour les jeunes, le fait d'utiliser une autre langue que le français au travail ne menace pas nécessairement leur identité de travailleur francophone, puisqu'ils ont bien souvent un rapport instrumental à l'anglais. Ils le perçoivent comme un moyen d'arriver à leurs fins, que ce soit pour communiquer efficacement avec les autres ou encore pour augmenter leurs chances en emploi», a constaté le CSLF.
Cette aisance peut cependant devenir insidieuse. «L'usage fréquent de l'anglais ne crée pas nécessairement l'impression de travailler dans cette langue. Malgré la forte présence de l'anglais dans certains secteurs d'activité (celui de la haute technologie, par exemple), plusieurs jeunes affirment travailler en français.»
Le CSLF relève d'ailleurs un paradoxe inquiétant dans le discours et l'attitude des jeunes à l'égard de la règle de «la langue du client et du fournisseur». Ils semblent trouver normal de servir un client anglophone dans sa langue, mais ils n'exigent pas qu'un fournisseur les serve en français lorsqu'ils deviennent eux-mêmes clients.
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Il est certainement réjouissant de savoir que les jeunes Québécois ne se sentent plus inférieurs d'être nés francophones et ne considèrent plus l'anglais comme étant simplement la langue du conquérant, que les générations précédentes s'étaient appliquées à apprendre le plus mal possible. Il est également indéniable que l'apprentissage d'une ou de plusieurs autres langues constitue une source d'enrichissement personnel.
Après trente ans d'efforts pour imposer le français comme langue de travail, le constat du CSLF demeure néanmoins assez déprimant: «Peu de jeunes remettent vraiment en question la grande présence de l'anglais dans le milieu du travail québécois, la plupart semblant au contraire l'accepter assez facilement. Pour eux, l'usage de l'anglais est un incontournable dans le milieu du travail. C'est LA langue du commerce des affaires, la langue internationale, celle qui ouvre toutes les portes.»
Certes, ils se disent préoccupés par la situation du français, mais elle ne leur inspire aucun sentiment d'urgence. Ils sont d'ailleurs opposés à tout renforcement des dispositions de la loi 101, préférant s'en remettre à des mesures incitatives.
En principe, ils estiment que le français doit être la principale langue d'accueil et de service, aussi bien dans les commerces que dans les institutions publiques, mais ils se montrent très ouverts à l'anglais dans des situations concrètes.
Pour eux, il ne semble pas évident que le français doive être la langue de convergence. En particulier pour les jeunes de la région de Montréal, cela peut tout aussi bien être l'anglais. «Pour nombre de jeunes qui sont parfaitement bilingues ou plurilingues, la question de la langue d'accueil et de service n'est pas une source de tension. Comme ils sont aussi à l'aise en français qu'en anglais et qu'ils passent d'une langue à l'autre souvent sans trop s'en apercevoir, ils s'adressent tout simplement en anglais à leur interlocuteur si celui-ci maîtrise mal le français.»
Le gouvernement Charest, tout comme la commission Bouchard-Taylor, estime qu'il appartient aux francophones, à titre individuel, d'assurer l'avenir du français en le faisant valoir en toute circonstance. À en juger par l'étude du CSLF, cela est plutôt de mauvais augure.
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mdavid@ledevoir.com
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