Quand j'ai vu l'énorme «LIBERTÉ» peint sur le mur du Grand Théâtre de Québec (GTQ) il y a deux semaines, ce n'est pas uniquement l'aspect «faux graffiti» qui m'a interloqué. Car la publicité aujourd'hui, même celle d'une société d'État comme le Grand Théâtre, cherche souvent à se travestir en geste «spontané», «authentique». Ce mot, graffité en noir à l'aérosol pour souligner le 40e anniversaire de l'édifice, n'est qu'un autre message imposteur: faux-vrais groupes Facebook; fausses-vraies interviews; documenteurs infopublicitaires, etc.
Non, c'est surtout la notion de «liberté» qui m'est restée en tête. De quelle liberté parle-t-on au juste? Benjamin Constant a bien distingué et contrasté celle des anciens et celle des modernes. La première était pour ainsi dire une liberté collective. Les citoyens d'une cité grecque pouvaient se dire «libres» s'ils n'étaient pas soumis au joug d'une autre cité. La seconde, indiqua Constant, s'articule autour de la «sécurité dans les jouissances privées». Les modernes «nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances».
Quand le sculpteur Jordi Bonet a fait sa fameuse murale au Grand Théâtre en 1971, il n'y a pas uniquement inscrit «Vous êtes pas écoeurés de mourir bande de caves!», mais aussi «Liberté», ce que le graffiti surdimensionné veut rappeler. Celle des anciens ou des modernes? Au Québec, à l'époque, les deux sont à l'oeuvre: d'abord, une liberté «hippie», vraiment moderne, visant à se défaire de tout ce qui, dans la société, posait des contraintes à l'individu: lois, règlements, conventions. Mais dans le Québec de l'époque, l'autre liberté, celle des «anciens», est omniprésente. Dans L'hymne au printemps de Félix Leclerc, qui se termine sur ces mots: «Et les crapauds chantent la "liberté".» «Je vous entends parler de "liberté"», crie Gilles Vigneault dans Les gens de mon pays.
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Et aujourd'hui? La liberté des «anciens Québécois» — si je peux ainsi étirer la notion de Constant — semble avoir du plomb dans l'aile. Indépendantistes et fédéralistes ont pendant bien longtemps vu dans l'État québécois un facteur d'émancipation; bref, un instrument collectif de libération. Robert Bourassa y voyait le seul gouvernement dirigé par une majorité francophone en Amérique du Nord. Dans les deux camps, il y avait une adéquation constante et entretenue entre l'État et la nation. Si l'État du Québec — formule chère à Jean Lesage comme à Jacques Parizeau — arrachait à Ottawa et au ROC une compétence, des «points d'impôt», une entente administrative avantageuse, etc., c'est la nation tout entière qui gagnait en liberté. Ce schéma a été dominant de 1960 à 1996.
À partir de ce moment, les deux «utopies» québécoises — souveraineté et fédéralisme renouvelé — ont paru essoufflées. Elles ont fait place à un autre objectif, à court terme: le déficit zéro. En cheminant vers leurs utopies, les Québécois ont édifié un État qui coûte de plus en plus cher, est endetté. Est-il viable? En a-t-on «pour notre argent» comme contribuable? Autant de questions non sans intérêt qui ont lancé le débat sur le «modèle québécois».
Par celui-ci, la perception majoritaire de l'État québécois a été modifiée. D'un «facteur d'émancipation», il est graduellement devenu, pour reprendre les mots du sociologue Gilles Gagné dans un texte à ne pas manquer, L'abdication (voir le dernier numéro de Liberté), «un producteur de services, selon une vision radicalement instrumentale». L'État fournit «des jouissances, dont au premier chef la sécurité: contre les bandits (et les "de plus en plus" jeunes contrevenants), contre les ennemis (Afghans, par les temps mystérieux qui courent) [...] Il doit être efficace. Il doit avoir une bonne gouvernance. Il doit être éthique. Il doit être ouvert. Il doit être une machine bien huilée, bien rodée, bien performante, en bonne santé et bien avisée.»
Selon la conception dominante actuelle, ajoute Gagné, «l'État n'a ni à diriger, ni à orienter, ni à exprimer, ni à magnifier, ni à défendre ce que nous sommes». Par conséquent, les «utopies que doivent vendre les politiciens (en s'adressant essentiellement aux rentiers)» ont changé. Et Gagné en dresse une liste impressionniste: «baisser l'impôt, tasser l'État, réduire les files d'attente, lécher les Bourses, payer les dettes, rassurer l'investissement, fouetter les fonctionnaires, bref: gérer tout ce négatif qu'est le politique».
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Voilà peut-être la fameuse «nouveauté» que François Legault et la Coalition avenir Québec incarnent aux yeux de bien des Québécois. La CAQ prend acte de l'échec des deux utopies québécoises. Signale qu'il est bien pratique et sécurisant, cet État qu'on a malgré tout construit pendant ces décennies où l'on rêvait à la souveraineté et au fédéralisme renouvelé. Un peu lourd, et surtout lézardé comme l'échangeur Turcot. Pour remplacer les «politiques de construction de l'État», qui ont dominé jusqu'ici, la CAQ tente au fond de proposer une «politique de l'entretien». Les bâtisseurs dépensiers doivent laisser la place aux concierges «efficaces». La liberté, ici, est résolument moderne. Certains diraient «hypermodernes». Poussée au bout, cette logique aboutit à quelque chose comme le Réseau liberté Québec. Mais quand on veut survivre comme nation, comme communauté francophone, peut-on totalement faire l'impasse sur l'autre liberté, celle des «anciens Québécois»?
Des idées dans l'ère
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