La scène environnementale

Ainsi, exactement comme au théâtre grec, notre pièce met en scène la crise du pouvoir et la question de la destinée.

Tribune libre - 2007

La crise environnementale actuelle ressemble étrangement à une pièce de
théâtre. Il y a en effet les acteurs et les spectateurs, ceux qui jouent un
rôle sur scène et ceux qui, bien calés dans un fauteuil, regardent. Parmi
ceux qui regardent, on reconnaît ceux qui s’intéressent à la pièce et ceux
qui, à moitié endormis, observent d’un œil distrait sans éprouver trop
d’émotions.
La petite tragédie contemporaine
Or, nous assistons à une petite tragédie quotidienne à l’intérieur de
laquelle les acteurs de premier plan (écologistes, activistes) et les
acteurs de second plan (les citoyens sensibilisés à l’environnement) ont
appris leurs textes par cœur. Non seulement récitent-ils le bon discours,
mais leurs gestes traduisent concrètement leurs rôles. Les répliques entre
les acteurs principaux ont été bien répétées et la mise en scène donne à
voir un effet dramatique. Les acteurs intéressés, incarnant les défenseurs
d’une nature injustement menacée, jouent si bien leurs rôles qu’ils ne
distinguent plus, parfois, la pièce de leurs existences : ils jouent le
rôle de leur vie !
Pourquoi ces acteurs jouent-ils avec autant de conviction, sinon parce
qu’un simple regard au décor montre que celui-ci change rapidement : le sol
craque, la banquise fond, certaines espèces disparaissent, les vents
s’élèvent et les acteurs ont chaud, même s’ils ne répètent pas encore les
répliques du quatrième acte. Mais on le sait tous : la chaleur augmente de
quelques degrés parce que sous les réflecteurs, les acteurs sont de plus en
plus nombreux et qu’ils travaillent de plus en plus fort.
Ainsi, exactement comme au théâtre grec, notre pièce met en scène la crise du pouvoir et la question de la destinée. Nous assistons à des luttes et à des conflits, à la divulgation de bonnes et de mauvaises nouvelles. Le
combat s’annonce presque impossible, les vrais héros devront bientôt se
lever. D’un côté, nous avons les amis de la Terre et de l’autre, ses
ennemis, les industriels et les pollueurs. Dans ce cadre, l’amour devient
difficile et les enfants du royaume voient leur avenir incertain.
Curieusement cependant, si la pièce oppose les bons et les méchants, la
destinée commune se joue sans les membres des gouvernements. Ici, les
mauvaises langues laissent entendre que les politiciens ne sont pas sur la
scène, mais confortablement assis dans la salle. Et parce que le théâtre
moderne est un foyer culturel fermé, sécuritaire, assisté d’une
climatisation forte, les spectateurs désintéressés ne vivent pas de
purgation ou de catharsis, ils ne libèrent pas leurs émotions.


La réalité du théâtre et l’inquiétant
Comme dans la vie, il ne faut pas en vouloir aux acteurs de se donner à
fond et de croire en leurs rôles, de jouer et de trop jouer par passion.
Non, ce qui est plutôt inquiétant, c’est que certains spectateurs, par
manque de culture ou autres raisons personnelles, ne s’identifient pas à la
pièce et ne ressentent absolument rien devant le spectacle désolant qui se
produit devant eux. Peut-être attendent-ils qu’un dieu descende sur une
machine (deus ex machina) et vienne les sauver ?
À ce sujet, on peut rappeler ici que le plus inquiétant nous a déjà été
présenté sous la plume de l’écrivain danois S. Kierkegaard. En 1843, donc
bien avant la crise des changements climatiques et la réflexion sur la
biodiversité, dont la journée sera célébrée le 22 mai prochain, Kierkegaard
faisait écrire à un quidam désespéré l’anecdote suivante : « Le feu prit
un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le
public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit; il répéta, les
applaudissements redoublèrent. C’est ainsi je pense que le monde périra :
dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une
plaisanterie. » Parmi les liens les plus intéressants entre la boutade
rapportée par Kierkegaard dans Ou bien… Ou bien…. et notre théâtre
environnemental actuel, retenons que nous avons oublié que le feu est déjà
en passe de brûler nos coulisses et que, forts en humour, nous sommes
portés à oublier que les bouffons, parfois, disent aussi la vérité. Voilà
pourquoi, vers la fin du dernier acte, il faudra bien réveiller les
personnes responsables qui se sont endormies à l’intérieur même du théâtre
de la vie.
Dominic DESROCHES (Ph. D.)

Département de philosophie
Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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