Penser le Québec

La trappe aux morts-vivants

La mise en scène politique des libéraux : un film d’horreur

Crise sociale - printemps 2012 - comprendre la crise

« Impossible de séparer vitalité et mortalité… à moins de vouloir créer de toutes pièces une génération de morts-vivants, de zombies, qui seraient aux sociétés futures ce que l'esclave était aux sociétés du passé »
Paul Virilio

Les libéraux, comme on sait, avaient planifié un congrès général au début du mois de mai. Or, craignant les marches, les manifestations, la désobéissance et la casse, ils ont déplacé, quelques jours d’avance, le congrès vers Victoriaville afin d’immuniser les membres de la vie extérieure. Ils doivent être dans une bulle militante libérale, sur leur scène fermée, autistes. Au lieu de se mesurer à la réception citoyenne de leur politique, d’assumer la perception et la réponse de la population à leur gouvernance, les libéraux ont préféré s’enfermer.
Pendant ce temps, ô coïncidence !, le sommet de la dernière chance avait lieu à Québec. Pour l’occasion, le gouvernement avait décidé d’inviter à la table de négociation des tiers, des médiateurs, comme la CREPUQ et les syndicats, afin de convaincre les étudiants de son objectif, c’est-à-dire de son désir d’imposer à tout prix une hausse des frais de scolarité. Encore une fois, on discutait à l’intérieur sans tenir compte de ce qui se passait à l’extérieur, dans la rue.
Après 24 heures de discussion, le gouvernement sortait du manoir en disant avoir obtenu une « entente » avec les étudiants. Les associations étudiantes, elles, parlaient plutôt d’une « offre » à soumettre à leurs membres. La CREPUQ, devenue entre-temps responsable des coûts de système, demeurait muette, alors que les trois grandes centrales syndicales prétendaient avoir fait leur travail. Chaque partie voulait sauver sa peau taillée en morceaux lors des négociations, semble-t-il, assez dures. Permettons-nous d’analyser le dernier épisode de la fin de semaine.
Le paternalisme en négociation ultime
De ces négociations, on retiendra d’abord que le gouvernement n’a jamais pris au sérieux la position des associations étudiantes. S’il a fait intervenir des tiers « adultes » comme les syndicats et la CREPUQ, ce n’était pas seulement pour impliquer davantage d’acteurs et dénouer la crise, mais aussi pour montrer à la population en général, et aux jeunes en particulier, ce que signifie avoir une position supérieure. Pour le premier Ministre, Jean Charest, « il fallait revenir à la raison ». Pour lui, qui ne s’interroge pas sur le mouvement de fond, les jeunes doivent rentrer en classe. Comme les libéraux le résumaient eux-mêmes en entrevue, le gouvernement a toujours voulu négocier et la responsabilité du « boycott », de la casse, des échecs, de l’annulation de la session, doit revenir aux étudiants. L’infantilisation des étudiants, on le voit, ne semble pas avoir de fin…
Deux plans contraires en simultané : la fête et l’émeute
Si on y regarde de plus près, on constate que les libéraux font tout porter aux différents acteurs de la crise. Ils organisent leur congrès, ils se congratulent les uns et les autres alors que les collèges et les universités sont confrontés aux injonctions qui sapent le retour en classe. Tandis que les policiers, et surtout la dévouée police anti-émeute, doivent revêtir l’uniforme, passer les masques à gaz, porter les boucliers, faire le plein de balles de caoutchouc et jouer de la matraque, les libéraux font la fête bien à l’abri, au Victorin. Pendant la fête, à Québec, c’est Courchesne qui applique de la pression sur Beauchamp, isolée du caucus, afin de dénouer la crise. Au moment même où éclate une émeute qui fera des blessés parmi les jeunes, les libéraux préparent leur plateforme, parlent d’élection et célèbrent la politique obstinée qui a mené, ils ne veulent pas le reconnaître, « au printemps québécois », non sans vanter au passage le projet du Plan Nord.
Une tragédie classique rejouée à Victoriaville ?
Certains participants attentifs, lors de la « manif » de Victoriaville, ont bien senti qu’il n’existait pas de coïncidence dans ces événements malheureux. Victoriaville, cela ressemblait à une mise en scène pour renforcer le pouvoir de l’État. La ville de Victoria, une revenante, c’était une attrape, un guet-apens.
En effet, on peut croire que le gouvernement savait très bien ce qu’il faisait en laissant les manifestants se réunir à l’extérieur du Victorin, sur un terrain vague, à proximité du manoir, entourés de clôtures mal fixées, en bloc devant une police qui attendait de les charger. N’est-ce pas d’ailleurs une tragédie contemporaine lorsque, face à des policiers armés, une population indignée est victime de son sort : elle se retrouve à la bonne place au mauvais moment ? Elle a fait l’erreur insigne, elle commis la faute d’être là, face au pouvoir de l’État policier. Innocente, elle n’est pas responsable, mais elle doit vivre son destin et affronter son histoire.
On devrait s’identifier à ces héros malgré eux, à ces personnes qui devront respirer contre elles-mêmes, à ces « pirates » qui sont chargés par les forces armées. Ces personnes souffrent. Elles déchirent le voile de la politique libérale et veulent trouver la réponse à l’énigme : comment étudier sans s’endetter ? Elles courent, elles veulent de l’air, elles combattent pour une démocratie contre l’État policier dans lequel des forces attaquent, alors que la « manif » n’a pas encore été déclarée illégale.
Des morts-vivants sortent de terre pour se regrouper...
Les étudiants, semblables à des morts-vivants, sont épuisés car ils ont marché, crié depuis treize semaines déjà. Devenus zombies, sur le terrain vague, ils ont réalisé qu’ils devaient marcher, se déplacer encore plus, contre les injonctions d’un État qui répond à une question politique par le recours juridique. Ils voulaient vivre, mais on les voulaient à mi-chemin entre la vie et la mort. Ils se sont regardés les uns les autres comme s’ils s’éveillaient face à la vitalité de l’autre, de leur génération. Et plus encore : après s’être concertés, ils se sont aperçus qu’ils avaient une cible commune. Quelle est-elle ? L’édifice central, le manoir, qui les marginalise toujours plus. Ainsi prennent-ils conscience de leur état, avancent-ils ensemble et envisagent-ils de confronter une fois pour toutes ceux qui se plaisent dans le confort parasitaire d’une démocratie en crise.
On peut à bon droit penser que, sur le terrain vague, les morts-vivants ont détecté l’instrumentalisation et la mise en scène dans la politique pratiquée par les libéraux. En fait, soyons précis : les morts-vivants se conçoivent, c’est le jeu imposé, comme des ennemis de l’Etat, des trouble-fêtes. La tragédie ici, qui sera reprise le lendemain dans les médias acteurs, culpabilisera ceux qui se trouvaient-là.
Parmi les manifestants de cette tragédie, Œdipe apparaîtra nécessairement. Ce n’est donc pas un hasard si un étudiant du cégep de Saint-Laurent, en effet, ne sachant plus où se trouve son père politique, y perdra l’usage d’un œil dans cette mise en scène odieuse et infiltrée. Tous s’entendront alors pour dire que cette tragédie contemporaine appartient déjà à l’Histoire du Québec et que le pouvoir de l’État, cerné par les jeunes zombies, se resserre d’épouvante. Il ne reste à souhaiter que ce film d’horreur se termine par la décomposition de l’entente et que les manifestants marchent, sans perdre trop de membres, jusqu’à la victoire finale.
David Hébert, étudiant à la maîtrise en philosophie / Université de Montréal
Dominic Desroches, professeur de philosophie / Ahuntsic

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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