Le Canada doit rapatrier et juger ses ressortissants partis combattre avec le groupe État islamique (EI), estime le Rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard. C’est un devoir dont il doit s’acquitter par respect pour les victimes et l’histoire.
« De manière générale, les États d’origine se doivent de prendre leurs responsabilités par rapport aux personnes détenues au centre de détention kurde en Syrie ou détenues par le gouvernement d’Irak », affirme Mme Callamard en entrevue téléphonique avec Le Devoir.
Les Forces démocratiques syriennes, les Kurdes qui contrôlent le nord de la Syrie, gèrent un complexe de détention où sont emprisonnés quelque 900 étrangers ayant combattu pour le groupe État islamique ainsi que 500 épouses et 1000 enfants. Dans une récente entrevue avec le réseau Global, un haut responsable kurde a demandé aux pays étrangers de rapatrier leurs ressortissants. Global a réussi à recenser 13 Canadiens emprisonnés là-bas, soit trois combattants, trois épouses (dont deux n’étant pas mariées à des Canadiens) et sept enfants.
Mme Callamard comprend la demande des Forces démocratiques syriennes. « Des autorités quasi étatiques qui sont en guerre et qui ont leurs propres priorités n’ont ni les moyens techniques ni la légitimité de détenir ces personnes et de mettre en place des procès justes », dit-elle.
Le Canada n’a rapatrié aucun de ses ressortissants, soutenant qu’il n’avait aucune obligation de le faire. Le gouvernement de Justin Trudeau dit aussi craindre d’être incapable d’amasser les preuves suffisantes pour juger ces gens à leur retour au pays.
Le Rapporteur spécial n’a cure de ces explications. « Je suis désolée de le dire, que ce soit aux Canadiens, aux Français ou à d’autres, mais on ne peut pas se cacher derrière la difficulté de l’enquête pour ne rien faire. Ce n’est pas possible. Pas pour des crimes de cette nature. On parle ici de génocide, de milliers de morts. C’est inimaginable, ce qui s’est passé. Aurait-on pu dire après le génocide au Rwanda que c’est trop difficile d’individualiser les crimes ? Non ! On ne peut pas dire ça. Ce n’est pas une bonne raison. »
La Syrie et l’Irak, les théâtres principaux des exactions commises par le groupe EI, ne sont pas parties prenantes de la Cour pénale internationale (CPI). L’instauration d’un tribunal en vertu du CPI n’est donc pas envisageable. Du côté de l’Irak, une équipe d’enquête dirigée par Karim Asad Ahmad Khan a été mise en place sur la base d’une résolution de l’ONU. Cette équipe, qui a commencé ses travaux fin août, a pour mission de colliger la preuve quant à la commission de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide. La preuve ne peut être utilisée que pour des procès tenus en Irak, à moins d’une permission expresse accordée par Bagdad.
C’est là que le bât blesse, de l’avis d’Agnès Callamard. L’Irak n’a pas intégré à son droit national des dispositions punissant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. Il y aura donc inadéquation entre la preuve recueillie et les accusations pouvant être déposées. « C’est un cul-de-sac ! » Les membres de l’organisation EI qui sont jugés en Irak le sont plutôt en vertu de la loi antiterroriste interdisant l’appartenance à un groupe terroriste. Les coupables sont presque systématiquement condamnés à la peine de mort.
D’une part, Mme Callamard déplore le manque de nuances de la justice irakienne. « Le cuisinier du groupe EI, oui, il leur a apporté à manger, mais quand même, ce n’est pas la même chose que la personne qui a commandité le génocide. » D’autre part, elle estime qu’au nom de la « reconnaissance historique », on ne peut qualifier seulement de terrorisme ce qui s’est produit là-bas.
« Ça fait cinq ans que nos représentants gouvernementaux, dont le Canada, dont la France, dont la Grande-Bretagne, nous disent que le groupe EI a commis des crimes de guerre et des génocides et, maintenant que nous avons finalement la possibilité d’enquêter, de juger et de rendre compte de ces crimes, on ne fait plus rien. C’est scandaleux. C’est un scandale de nature historique. » Selon elle, c’est comme si après l’Holocauste, le procès de Nuremberg n’avait pas eu lieu.
Des solutions de rechange ?
Comme Mme Callamard estime peu probable qu’un « mécanisme ad hoc » international, autre que la CPI, soit mis en place pour juger tous ces combattants, elle estime que les procès locaux sont la meilleure voie à suivre. Elle estime que le Canada est particulièrement bien outillé pour juger ses ressortissants puisqu’il s’est doté en 2000 d’une Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, considérée comme un modèle dans le monde.
Le Canada l’a utilisée à deux occasions, pour des Rwandais soupçonnés d’avoir participé au génocide de 1994 et se trouvant en sol canadien. Désiré Munyaneza a été reconnu coupable en 2009 et condamné à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide. Son procès a nécessité des séances en France, au Rwanda et en Tanzanie et coûté plusieurs millions de dollars. Jacques Mungwarere, lui, a été acquitté d’accusations similaires en 2013.
Fannie Lafontaine, professeure à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la justice internationale pénale et les droits fondamentaux, explique ce faible recours à la Loi par un manque d’argent.
« Il n’y a pas de limite au nombre de personnes qu’on peut poursuivre pour terrorisme ou meurtre. Mais pour les crimes de guerre, le gouvernement depuis 2008 octroie un budget de 15 millions de dollars à une unité interministérielle qui comprend les enquêtes, la GRC, les autorités d’immigration et Justice Canada. Ça inclut la prévention d’entrée au Canada, toutes les mesures d’expulsion. À lui seul, le procès de Désiré Munyaneza a coûté environ 6 millions. Ça donne une idée. » Le Canada privilégie donc les expulsions vers les pays d’origine, qui se comptent « par centaines ». Mais elles ne sont pas envisageables pour les citoyens canadiens, tout djihadistes qu’ils soient.