Alors, brûlera, brûlera pas? Nous sommes dans l'expectative. Deux longs mois avant de savoir si Victor-Lévy Beaulieu mettra le feu à son oeuvre complète. Soixante-dix ouvrages, romans et essais. Une oeuvre monumentale, peut-être la plus brillante qu'ait connue le Québec.
Précisons: il ne reste que 69 livres à griller. Notre écrivain phare a commencé à nourrir le poêle à bois de sa maison de Trois-Pistoles, mardi, avec sa dernière brique, La grande tribu, c'est la faute à Papineau. Quelque 900 pages consumées autrement plus vite qu'elles ont été consommées (35 ans).
La raison de ce feu de joie? Pas la joie, justement. Par ce geste symbolique (le bois de chauffage reste moins cher que le livre-papier), Victor-Lévy Beaulieu veut exprimer son ras-le-bol d'un Québec qui, dit-il, a abandonné l'idée de l'indépendance et disparaîtra à terme s'il devient un «district bilingue». Bref, VLB en rajoute une couche sur le discours qu'il tient publiquement depuis quelques semaines sur la «menace» du bilinguisme-arme-d'assimilation-massive.
J'aime d'ordinaire les coups d'éclat de VLB. Ces couacs nécessaires à notre santé démocratique. Ils empêchent que l'on ne s'ankylose collectivement. Mais cette fois-ci, j'avoue être déçu. Un provocateur-né comme VLB, un maître de la phrase-choc faite sur mesure pour les médias - à l'instar de Mario Dumont, dont il a appuyé le parti aux dernières élections - n'annonce pas, deux mois à l'avance, qu'il va «peut-être», après mûre réflexion, brûler son oeuvre complète. Pour l'effet de style, on repassera. Pour le punch, c'est raté. Pour le polémiste, aucun morceau de robot.
Ce qui me déçoit surtout dans le discours de VLB sur le bilinguisme-grand-mal-du-tournant-du-millénaire, c'est le raisonnement obtus qu'il sous-tend. Dans son essai colossal sur James Joyce, Victor-Lévy Beaulieu se targue de ne pas être bilingue, «PAR CHOIX», mais de l'être presque, malgré lui. On peut aussi être borné par choix, semble-t-il.
Refuser d'apprendre une langue universelle, refuser d'en apprécier la musique littéraire, refuser sciemment d'enrichir sa pensée, parce qu'on ne digère pas la Conquête, relève selon moi d'une forme de complexe du colonisé. Il faut avoir un rapport particulièrement tordu à sa langue, et à celle de son voisin, comme écrivain, pour en souffrir. Pour en venir à se satisfaire de sa propre ignorance et à souhaiter aux autres le même sort. Parce qu'on ne saurait se représenter autrement qu'en victime? D'un coup qu'on se rendrait compte qu'on n'est plus une victime.
VLB confond volontairement bilinguisme d'État et bilinguisme individuel, afin de rendre sa démonstration «le côté sombre du bilinguisme 101» plus attrayante. Peut-on excuser un grand écrivain de sacrifier à l'effet de style? Il confond aussi langue de l'envahisseur et langue d'usage internationale. Sans doute son jugement est-il embrouillé par sa haine de l'autre, ce conquérant d'une autre époque qu'il tient responsable de tous les maux de sa patrie. Peut-on reprocher à l'auteur de Don Quichotte de la Démanche de chasser les moulins à vent?
Ce n'est pas parce qu'on souhaite l'indépendance de son pays - j'en suis - qu'il faut se fermer à la planète tout entière. On parle aussi l'anglais en Chine et au Chili, aux îles Féroé et au Mali. Et au Québec. Thank God. L'anglais, qu'on le veuille ou non, est la langue commune de notre époque. Plus tard, ce sera peut-être le chinois ou, sait-on jamais, une nouvelle version de l'esperanto.
Mais refuser d'apprendre une langue universelle, et refuser qu'on l'enseigne correctement dans les écoles du Québec, sous prétexte que l'empire britannique a maltraité l'Irlande de Joyce, que les États-Unis de Bush ont envahi l'Irak et que les francophones du Manitoba se font assimiler à Saint-Boniface, est proprement ridicule.
Il y a des limites à se ghettoïser. Le Québec d'aujourd'hui n'a rien à voir avec celui des années 50. Si, un jour, il devait accéder à l'indépendance, ce ne sera certainement pas grâce au discours manichéen, chargé de mépris, des artistes qui appellent les citoyens aux armes et autres conneries du genre (voir Pierre Falardeau pour plus de détails). Le tort que ceux-là font à leur cause...
Prenant la balle de VLB au bond, d'autres monomaniaques de l'indépendance nationale (par ailleurs parfaitement bilingues) ont tenté de nous faire croire récemment que si les Québécois étaient bilingues, le Québec se transformerait illico en territoire anglophone. Ben oui. Et Yves Michaud est le père Noël.
Il faut une sacrée condescendance pour promouvoir à la fois un bilinguisme réel chez les élites éclairées, et un bilinguisme tout au plus fonctionnel pour la plèbe. D'un coup qu'elle y comprendrait quelque chose. On croirait entendre les curés de la Grande Noirceur défendre à leurs ouailles de lire la Bible, de peur qu'elle ne soit «mal interprétée».
Ce n'est pas seulement de bilinguisme qu'il est question dans la dernière sortie publique de Victor-Lévy Beaulieu. Mais aussi d'intolérance. Et d'anglophobie. Et de quoi d'autre encore. Je me demande parfois, au-delà de l'esbroufe, ce que VLB pense réellement d'un Noah Richler, qu'il a vilipendé en ondes chez Christiane Charette la semaine dernière, ou d'un Dany Laferrière, avec qui il participait dernièrement à l'excellente émission L'autre midi à la table d'à côté, à la radio de Radio-Canada.
Il y a beaucoup de non-dit dans les coups d'éclat médiatiques de Victor-Lévy Beaulieu. Ironiquement, son intolérance est faite du même vieux bois sec, à essence de polémique, que celle d'un autre génie littéraire québécois, feu Mordecai Richler. Un bois dont l'épais écran de fumée, lorsqu'il brûle, détourne l'attention de l'essentiel.
Le complexe du colonisé
VLB confond volontairement bilinguisme d'État et bilinguisme individuel, afin de rendre sa démonstration «le côté sombre du bilinguisme 101» plus attrayante.
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