Le goût du pays - On ne sait jamais !

"Je n'ai jamais voyagé vers autre pays que toi mon pays" Gaston Miron.

Tribune libre

Ce mercredi 16 novembre 1955, Mohammed V, Roi du Maroc, est de retour de Madagascar. Un exil forcé qui a duré deux ans avec toute sa famille. Le père de la nation a été accueilli par une foule immense au petit aéroport de Rabat-Salé. Ce jour là, mon père aurait donné ses yeux pour faire partie de la foule.
Deux ans auparavant, il avait à peine 17 ans, ce jour du 20 août 1953 allait le marquer à jamais. D'un seul élan, des millions de marocains, se sont soulevés pour réagir à la déportation de celui qui représentait le symbole de leur unité. La France occupante avait sous-estimer l'impact de sa décision, diviser pour régner. Déporter le roi s'est avéré le meilleur moyen pour donner au patriotisme marocain une ampleur comme jamais auparavant. Cette fois la révolution d'un Roi et d'un peuple allait prendre un chemin tout droit vers la renaissance du pays.
Déjà en 1944, Mohammed V avait clairement et publiquement signifié son soutien à l'Istiqlal, le Parti de l'Indépendance dont mon père allait devenir membre. En 1947, dans un autre discours historique à Tanger, le Roi a réitéré son total soutien au mouvement indépendantiste. Ensuite, chaque rencontre officielle avec les autorités coloniales, était pour Mohammed V l'occasion de revendiquer les négociations pour préparer l'indépendance.
En 1927, à l'âge de 16 ans, celui qu'on appelait aussi Ben Youssef (fils de Youssef), a été choisi par les autorités françaises pour devenir le nouveau sultan du Maroc à la place de ses deux frères aînés. Celui qu'on croyait manipulable et bon collaborateur s'est avéré, quelques années plus tard, un patriote rebelle et un résistant. Sa popularité auprès du peuple était telle que durant son exil, des milliers de marocains avaient cru apercevoir son visage sur la surface d'une lune pleine!
Les années 40 et 50 représentent une des rares périodes de l'histoire du Maroc ou un Roi et son peuple formaient une parfaite symbiose. Encore aujourd'hui, des milliers de marocains comme mon père et ma mère se sentent privilégiés et honorés d'avoir vécu cette période de leur histoire. Plusieurs, dont mon père, l'ont vécu néanmoins dans leur chair.
Le jour de la déportation de la famille royale, mon père était chez-lui, dans une chambre qu'il partageait avec sa mère et sa sœurs dans un pauvre quartier de la vieille ville de Fès. Comme des milliers de résistants, ce jour-là, mon père est sortit sans dire un mot. Plus que jamais la résistance était devenue sa raison d'être. Il savait que le retour du Roi était synonyme de libération, d'indépendance. Jamais auparavant mon père n'avait senti aussi fort en lui le goût du pays.
Son sac était bourré de tracts qu'il allait distribuer partout, cette fois, au vu et au su de tous. Être arrêté, emprisonné et torturé l'importait peu. Des figures emblématiques de la résistance dont celle de Allal Al Fassi, donnaient bien l'exemple. Ce dernier avait été condamné à l'exil pendant 10 ans au Gabon. Le pays est possible quand il devient une affaire de vie ou de mort.
Quelques jours plus tard, il a été arrêté. Pour le juge, distribuer des tracts c'était moins grave que distribuer des armes et des explosifs. Il a condamné mon père à seulement 3 mois. Mais la torture qu'il a subi dans les premiers jours de son arrestation allait le priver progressivement d'un œil. Des années plus tard, bien après la renaissance du pays, mon père a perdu l'autre œil.
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Le 2 mars 1956, l'indépendance du Maroc est officiellement proclamée. Le pays a repris son souffle pour aborder une autre période de son histoire. Une autre longue lutte pour une autre libération. L'actuel roi Mohammed VI aurait beaucoup à apprendre de son grand-père Mohammed V. Aujourd'hui, le mouvement du 20 février incarne la nouvelle résistance. Mais quelles que soient les luttes à venir du Maroc, elles sont soutenues par une fondation qui leur donne un sens: Un pays libéré par un peuple et reconnu par le concert des nations.
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Je vis au Québec depuis 30 ans. Je me sens parfaitement concerné par la question nationale. Devant la diversité culturelle qui caractérise de plus en plus le Québec, je me pose quelques questions que je vous soumet pour un débat:
- Comment renforcer le goût du pays en faisant abstraction de tous les mouvements de libération que les nouveaux québécois portent dans leurs mémoires ?
- Pourquoi les souverainistes québécois ne se nourrissent pas de toutes ces luttes dont les traces sont portées par des milliers de nouveaux québécois ?
- Le Québec n'est pas aussi pauvre que le Maroc l'avait été avant son indépendance. Le goût du pays serait-il favorisé par des conditions de pauvreté et de sous-développement ?
- Pour avoir réellement le goût du pays, faut-il attendre de ne rien perdre ?
- La possibilité d'obtenir un pays par un simple referendum et avec une majorité de voix (51%) est-il suffisant pour donner envie et goût d'un pays..?
- Les nouveaux québécois, devraient-ils attendre une invitation officielle pour se sentir concernés par la question nationale du Québec ?
- Lorsqu'on vient d'un pays dont l'histoire est marquée par une lutte contre la colonisation, comment rester insensible aux aspirations d'indépendance et de liberté d'autres peuples ?
Par ailleurs:
- Dans un contexte ou la division des forces souverainistes inspire amertume et cynisme comment transmettre le goût du pays à des gens qui ont connu une autre façon de le faire ?
- Quand ce sont des souverainistes qui font le plus mal à la souveraineté, comment leur demander d'y croire..?
- Quand la souveraineté devient une marque de commerce pour atteindre le pouvoir, comment leur demander de la prendre au sérieux ?
- La crispation identitaire dans laquelle s'enferment certains souverainistes ne serait pas la meilleure façon de tuer le goût du pays ?
- Finalement, pour qui fait-on un pays ?
- Pour NOUS et contre les AUTRES ?
- Pour NOUS et avec les AUTRES ?
- Pour NOUS et avec NOUS, si on considère que les AUTRES ce n'est rien d'autre que NOUS ?
Peut-être que les bonnes réponses à toutes ces questions viendront un jour d'un petit-fils ou d'une petite-fille d'un nouveau québécois qui vient tout juste de débarquer à l'aéroport Pierre-Éliot Trudeau..!!
On ne sait jamais!

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Mohamed Lotfi66 articles

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Journaliste et réalisateur de l'émission radiophonique Souverains anonymes avec les détenus de la prison de Bordeaux





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8 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    23 janvier 2012

    Peut-être que la souveraineté ou l'indépendance viendra lorsque les québécois et québécoises commenceront à voir un début de visage émerger sur la surface d’une pleine lune bien éclairée! En attendant l’amorce d’un début d’unité autour d’un projet de pays, les forces québécoises - autant indépendantistes que souverainistes - pourraient toujours se concerter dans la ratification d'un projet de pays! Je trouve qu'à cet effet les suggestions et dénonciations de monsieur Pierre Cloutier sont éminemment probantes et pertinentes. Pourquoi les électeurs ne demandent-ils pas aux élus de mettre en place les mécanismes multidisciplinaires qui mèneraient à la rédaction d'une déclaration d’indépendance ou d'une constitution du Québec? Ce serait un geste cohérent: conséquent avec tout le reste. Hélas!, mise à part l'initiative de monsieur Cloutier, chaque fois que la pleine lune se pointe le bout du nez en haut lieu!: RIEN! Pas même le premier visage d'un caractère, nous en sommes encore à la lettre A et encore... A moins que je ne me trompe et que le tout ne soit déjà rédigé en caractères trop petits pour y être lu! Ou que le tout n'ait été transporté sur la surface caché de la lune, là où règne encore et toujours l'«obscurité» et la «grande noirceur»... À moins qu'ils n’aient d'autres chats à fouetter: des chats plus «importants»! Ce qui ne m'étonnerait pas...
    Très bonnes questions monsieur Lotfi ! Merci !

  • Archives de Vigile Répondre

    23 janvier 2012

    @ jbouthil:
    Une saine identité se nourrit de plusieurs appartenances. Comme dirait quelqu'un ''Une identité n'est pas donnée une fois pour toute". Le Québec d'aujourd'hui n'est pas celui d'il y a 100 ans. Un sain éveil identitaire est en phase avec l'évolution d'une société qui accueille des cultures et des sensibilités qui participent à cette évolution. Ceci dit, je ne suis nullement multiculturaliste ou communautariste. Je suis pour un vivre ensemble fondé sur la confiance, la curiosité, le métissage et la laïcité.

    Peut-être que ce texte répondra encore mieux à votre question:
    http://www.vigile.net/Mon-Quebec-a-moi

  • Archives de Vigile Répondre

    22 janvier 2012

    @ M. Lofti
    Permettez-moi alors de reformuler ma question :
    Que proposez-vous pour un sain réveil identitaire arrivant à TOUS NOUS inclure ?

  • Archives de Vigile Répondre

    21 janvier 2012

    M. Lotfi a écrit avec justesse:
    "Dans un contexte ou la division des forces souverainistes inspire amertume et cynisme comment transmettre le goût du pays à des gens qui ont connu une autre façon de le faire ?
    Quand ce sont des souverainistes qui font le plus mal à la souveraineté, comment leur demander d’y croire.. ?".
    Mon commentaire:
    Ce que vous écrivez là est très juste. Malheureusement!

  • Archives de Vigile Répondre

    21 janvier 2012

    @JBouthil
    À votre question, je répond ceci:
    Réveil identitaire et crispation identitaire ne vont pas ensemble. Au Maroc, les français ont essayé de diviser les berbères et les arabes, cela n'a fait que les unir plus que jamais. La crispation exclue une partie des citoyens de l'expérience indépendantiste. Le PQ de Marois joue dangereusement avec la notion d'identité. Il l'instrumentalise à des fins politiques. Il envisage la conception d'une charte de laïcité contre le nouveau immigrant au lieu de la concevoir pour tous.
    ML

  • Archives de Vigile Répondre

    21 janvier 2012

    @ M. Lofti,
    Article magnifique.
    Oui, vienne le jour où les québécois, NOUS TOUS, pourrions être aussi unis pour un pays.
    Juste une petite question.
    Vous dites :  "La crispation identitaire dans laquelle s’enferment certains souverainistes ne serait-elle pas la meilleure façon de tuer le goût du pays ?"
    Mais alors, ce que vous décrivez si bien par rapport à votre pays d'origine n'est-il pas là justement un projet de pays bâti autour d'un réveil identitaire ?
    Que nous vous suggérez-vous d'autre ?

  • Archives de Vigile Répondre

    20 janvier 2012

    Je n'ai pas de réponses à toutes ces questions, mais j'ai bon espoir que le peuple québécois ne se laissera pas "trucider" dans son identité propre. Ce serait une perte inestimable et ceci en toute humilité, car la diversité culturelle culturelle est fondamentale dans le monde entier. C'est cela qui fait sa beauté. Tuer un peuple,c'est comme tuer un être humain. L'asservir c'est le tuer à petit feu. C'est ce que nous vivons.
    En passant,entre Mahommed V et Mahommed VI, vous avez oublié Hassan II, dit l'assassin, roi du Maroc indépendant. La famille Oufkir et les enterrés vivants de Tazmamart s'en souviennent très bien. Et Gilles Perrault aussi.
    Mais cela, c'est un autre débat.
    Espérons tout de même que lors du prochain référendum on aura les "opprimés de la terre" avec vous. Enfin, ceux et celles qui ont en bavé dans leur pays et qui savent ce que les mots liberté et indépendance veulent dire.
    Pierre Cloutier

  • Archives de Vigile Répondre

    20 janvier 2012

    C'est sur le référendum de 92, le référendum oublié que les Feds ont rayé des livres d'histoire. Alors qu'on nous a montré 100 fois le discours de Trudeau sur les sièges en jeu en 1995, jamais qu'on n'a remontré le discours de Mulroney à Sherbrooke où, suite à un mauvais sondage annonçant la victoire du NON, il déchirait l'entente de Charlottetown disant que si on votait NON c'était la fin du Canada. Anyway, voici ce qu'écrivait Pierre Drouilly sur le vote ethnique. La même constation pourrait s'appliquer aux deux autres référendums ainsi qu'à toutes les élections.
    REFERENDUM DE 92
    "Sans entrer dans le débat concertant l'estimantion précise du pourcentage de non-francophones qui ont voté NON, accordons-nous sur le fait, dont tous les observateurs conviennent, que s'il existe, le vote des non-francophones pour le NON n'a pas dépassé les 5-10%.
    "L'analyse électorale nous révèle une situation coloniale depuis vingt ans que le Parti Québécois existe sur la scène électorale, jamais nous n'avons vu une fissure dans le comportement des électeurs non-francophones, toutes distinctions sociologiques confondues (distinctions de sexe, d'âge, de revenu, de classe sociale, d'orgine ethnique, de religion, etc.), a voté, au cours des huit dernières consultations, contre le Parti Québécois et son option nationaliste, que celle-ci soit indépendantiste, souverainiste ou qu'elle soit même associationniste.
    "Ce comportement électoral est tout à fait exceptionnel, et on peut se demander ce qui réunit dans un bloc monolithique une masse d'électeurs par ailleurs si divers quant à leurs intérêts. Dans toutes les démocraties occidentales, les électeurs se répartissent dans le spectre politique selon leur position dans la structure sociale. Qu'est-ce qui amène au Québec un assisté social anglophone, catholique et d'origine irlandaire vivant à Pointe-St-Charles, à voter comme un cadre supérieur anglo-protestant d'une grande banque canadienne vivant à Westmount; un immigrant italien ouvrier de Ville-Saint-Michel à voter comme un ingénieur d'origine scandinave demeurant à Senneville; un chômeur jamaïcain de Côte-des-Neiges comme un prospère avocat juif de Hampstead; un réfugié politique venant de n'importe quel pays d'Amérique latine ou d'Asie, comme un homme d'affaires venant du Moyen-Orient; un immigrant arrivé d'Europe de L'Est sans autre bagage que ses espérances, comme un millionnaire fuyant Hong Kong avant que celle-ci ne redevienne chinoise, etc., etc? Qu'est-ce qui unit dans leur comportement électoral des personnes aux origines, aux situations et aux intérêts par ailleurs si divers, sinon leur commune opposition à la majorité française du Québec et à son désir d'émancipation?"
    Pierre Drouilly, UQUAM' Le Devoir, 22-7-93