Le patriarche Kirill met ses pas dans ceux de Poutine

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Le conflit politique se dédouble en conflit religieux


« Que le Seigneur préserve la terre russe […]. Une terre dont font partie aujourd’hui la Russie, l'Ukraine, la Biélorussie. » Telle est la déclaration du patriarche Kirill, le dimanche 27 février 2022. Le dimanche 6 mars, le patriarche de Moscou avait justifié la guerre en Ukraine par la nécessité de « défendre la Sainte face à un Occident décadent ». Pour lui, la guerre de la Russie à l’Ukraine est un « combat métaphysique » (sic). Il justifie donc la guerre (guerre d’agression) en termes géopolitiques et ose même en appeler à la métaphysique…


Le 10 mars, les présidents de la Conférence des évêques de France et de la Fédération protestante ont eu une entrevue avec le curé de la cathédrale Sainte-Trinité (diocèse orthodoxe rattaché au patriarcat de Moscou). Dans leur lettre commune, ils interpellent Kirill, « patriarche de Moscou et de toutes les Russies, sur l’importance de sa responsabilité dans ce conflit ». Un membre important de l'orthodoxie russe en Europe, le métropolite Doubna, se joint à cette interpellation : « Au nom de l’ensemble des fidèles de notre archevêché, je me tourne vers vous afin que vous éleviez votre voix contre cette guerre monstrueuse et insensée et intercédiez auprès des autorités de la Fédération de Russie pour que cesse au plus vite ce conflit meurtrier qui, il y a encore si peu de temps, semblait impensable entre deux peuples et deux nations unies par des siècles d’Histoire et leur foi commune en Christ. »


Mais Kirill persiste et signe, notamment dans sa lettre en réponse à celle que lui avait adressée, le 2 mars, le secrétaire général du Conseil œcuménique des Églises, un prêtre de l’Église orthodoxe de Roumanie, Ioan Sauca, qui avait aussi demandé à Kirill de jouer un rôle de médiateur pour arrêter la guerre. La réponse de Kirill nous fait découvrir que la Russie ne se sent pas européenne : c'est un immense continent sui generis dont même l'Église est impérialiste. Kirill met ses pas dans ceux de Poutine (dont il est proche) et « justifie » : « Les origines de la confrontation résident dans les relations entre l’Occident et la Russie. Dans les années 1990, on avait promis à la Russie que sa sécurité et sa dignité seraient respectées. Cependant, au fil du temps, les forces qui considéraient ouvertement la Russie comme leur ennemi se sont approchées de ses frontières. Année après année, mois après mois, les États membres de l’OTAN ont renforcé leur présence militaire, sans tenir compte des craintes de la Russie que ces armes ne soient un jour utilisées contre elle. » Puis il s'élève contre la « tentative de rééduquer, de transformer mentalement les Ukrainiens et les Russes vivant en Ukraine en ennemis de la Russie […] une stratégie géopolitique à grande échelle visant, avant tout, à affaiblir la Russie. » Kirill fait allusion aux tentatives de mainmise par les États-Unis et l'OTAN sur l'Ukraine.


Ce reproche n'est pas faux, mais s'il a tant prospéré en France, c'est dans l'ignorance que les torts sont partagés : le Maïdan, certes manipulé par la CIA, a renversé un dictateur (Ianoukovitch), marionnette du Kremlin. Puis la guerre civile du Donbass sera qualifiée de « génocide » par Poutine. Or, les séparatistes ukrainiens prorusses sont soutenus par des effectifs russes limitrophes et leurs armements. En France ne circule qu'une version inexacte de ces affrontements, chroniques depuis 2014, entre forces ukrainiennes et séparatistes prorusses. Or, si l'ONU, après vérifications et recoupements, a bien donné le chiffre des morts de la guerre civile du Donbass (13.000 de 2014 à 2020), elle donne aussi la répartition : 3.350 civils des deux côtés, 4.100 membres des forces ukrainiennes et 5.650 membres de groupes armés prorusses (et le déplacement d'1,5 million de personnes). Dans la suite de sa réponse, Kirill évoque un « conflit tragique qui s’inscrit dans une “russophobie” qui se répand dans le monde occidental à un rythme sans précédent ». Pas un mot sur les morts d'innocents près de Kiev, mais il ne va pas jusqu'à dire qu'il s'agit de mises en scène ou d'actes sciemment perpétrés par les Ukrainiens eux-mêmes, ce qui est la thèse de Poutine.


Ainsi, pour filer la métaphore, ici le pape estime que nos nations doivent accueillir tous les au risque de se désagréger, et là-bas, le patriarche décide que l'Ukraine n'est pas une nation. Le Christ avait dit : « Allez, enseignez toutes les nations » (Matt. 28, 19/20). Mais ces deux princes d'Églises rivales semblent nous dire que les nations, ces familles de familles, n'auraient pas ce droit de l'homme collectif de se définir par elles-mêmes.