« Pour venir à ce que vous ne goûtez, allez par où vous ne goûtez. Pour venir à ce que vous ne savez, allez par où vous ne savez. Pour arriver à ce que vous ne possédez, allez par où vous n'avez rien. »
saint Jean de la Croix, La Montée du Carmel
« Les pharisiens ne pardonneront jamais à ma poésie d'avoir eu honte AVEC tous, en esprit et en vérité, au lieu DE tous. »
Gaston Miron, Notes sur le non-poème et le poème
« Les émotions et les rêves joueront encore un rôle dans l'action individuelle, car même chez l'homme moderne la superstition motive puissamment les actes. »
Pierre Elliott Trudeau, Fédéralisme, nationalisme et raison
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Le phénomène français au Canada, ou le Québec pour les fins de ce texte, suscite continuellement des réactions disproportionnées par rapport au sujet traité. Qu'il s'agisse des vitupérations de la presse anglaise, National Post en tête, de la hargne mêlée d'envie de bon nombre de Canadiens anglais, de la grandiloquence creuse de certaines de nos élites québécoises ou encore de cette « ouverture d'esprit » dont font preuve tellement de francophones qui passent directement à l'anglais lorsque leurs interlocuteurs trébuchent en français, force est de constater que peu de gens aiment faire face à cette « patate chaude », car la question québécoise se résume souvent à une question de lancinante douleur.
[En écrivant le Portrait du colonisé, Albert Memmi->12383] remarquait fort justement que ce n'est pas le colonisateur qui crée le colonisé, ou vice-versa, mais que c'est la situation coloniale qui crée les deux. 1 Or le Québec, pas ses défaites et ses replis successifs, s'est retrouvé progressivement dans la situation du colonisé avec son cortège de conséquences : mépris de l'autre puis introjection de ce mépris envers soi-même qui devient automatisme, illusion que l'autre détient les clés de la libération du colonisé ou qu'il est mieux placé que ce dernier dans l'absolu. Cette situation s'est tout naturellement imposée comme le cadre de référence implicite en fonction duquel les deux parties se définissent : si je ne suis pas colonisé, je suis forcément colonisateur (ou vice-versa) et pour sortir de cette condition, je dois inéluctablement devenir comme mon « agresseur », selon un schéma que Freud a très bien explicité et auquel Hannah Arendt a apporté un autre éclairage avec ses lumineuses remarques sur le paria et le parvenu, reprises au Québec par des intellectuels comme Hubert Guindon ou Stéphane Kelly. L'identité étant déterminée dès l'enfance par des facteurs psychologiques, familiaux et sociaux, l'individu se trouve pour ainsi dire pris en étau de l'intérieur et de l'extérieur. Névrosé, juif européen du XIXe siècle ou Canadien (français ou anglais), cet individu vit dans un monde clos et bipolaire où l'autre est défini comme le contraire de cet individu et non comme l'autre, c'est-à-dire radicalement autre.
Du fait qu'il n'existe a priori pas de troisième voie, l'alternative qui se pose au Québec est donc : si je m'identifie au colonisateur, je perds mon identité; si à l'inverse je m'identifie au colonisé, je me replie et glisse insensiblement dans une douce torpeur amnésique, rencontrant à l'occasion une rage indicible que je m'empresse de juguler faute de pouvoir l'élaborer dans une expression politique claire et durable. Dans les deux cas, je me diminue. Comment donc faire face à ces déterminismes et s'abstraire de cette dichotomie, surtout lorsque ces deux comportements sont commodément maquillés des vocables « réalisme » dans le premier cas et « tolérance » dans le second? Car à ce jeu de rôles, ne l'oublions pas, il ne faut jamais appeler un chat un chat. Le parvenu n'est pas un parvenu, ni le paria un paria. Sinon, c'est la fin du jeu, les masques que l'on croyait immuables et naturels tombent, les systèmes identitaires tant du colonisateur que du colonisé s'effondrent et on voit s'ouvrir la vertigineuse béance de la culpabilité et du ressentiment. Chaque joueur se retrouve en bout de ligne face à ce qu'il est mais dont il ne reconnaît pas la forme.
Deux personnalités ont illustré deux attitudes possibles face à cette déroutante ambivalence du colonisé qui se sait tel : Pierre Elliott Trudeau et Gaston Miron. Un politicien et un poète. Nous n'évoquerons pas le militantisme de Miron même s'il est difficile de dissocier ce rôle du précédent et nous nous attarderons aux deux hommes plutôt qu'à leurs prolongements « officiels » avec les risques inhérents à l'interprétation. En effet, la question de l'identité, québécoise comme n'importe quelle autre, est avant tout et substantiellement affaire d'amour et d'adhésion (ou de répulsion) qui se prolonge ensuite dans un discours, un engagement, une vie. Il est d'ailleurs symptomatique qu'au Canada il soit si difficile de parer cette question autrement que des oripeaux constitutionnels, juridiques ou chartistes (avec commissions et experts), tant le pays croit s'être trouvé un point d'Archimède baptismal avec la Charte des droits et libertés. On fait donc semblant de discuter et les problèmes font semblant d'être résolus. Le sacro-saint essentiel étant que les affaires courantes ne soient pas trop bouleversées et que l'intendance générale du pays continue à être bien huilée. Les choses sont pourtant plus simples mais plus douloureuses.
Si l'on considère que le Canada est une société paisible et riche mais aux idéaux flous et encore peu définis du fait de son statut encore récent de colonie britannique tiraillée entre l'ancienne métropole ou le puissant voisin du Sud, on comprend d'autant plus le « scandale » identitaire que pose le Québec. Dans son ouvrage Lament for a Nation, le philosophe George Grant avait bien remarqué que s'il y avait identité culturelle et enracinement au pays, c'était bien là et non ailleurs. 2 C'est un lieu où il y a eu un idéal et son articulation dans le catholicisme. Seulement, cet idéal n'a pas eu le temps de bien s'affermir ni bénéficié des circonstances pour ce faire. Les assauts conjugués du colonialisme anglo-saxon, de l'américanisation puis de la modernité lui ont donné de sérieuses contusions et la Révolution tranquille, nécessaire et réussie à bien des égards, n'a pas su maintenir l'enthousiasme personnaliste dans lequel elle était née.
Il y a eu idéal puis dépossession et c'est ce qui explique les deux réactions-types incarnées par Trudeau et Miron. Trudeau, dont André Laurendeau remarquait finement qu'« il a beau couper et séparer, sa volonté même de rupture indique à quel point il se sent solidaire de ce passé encore proche. Il est un Canadien français déçu des siens. Son enquête l'a mis en présence d'un « monolithisme », qu'intellectuellement il repousse mais qui le blesse dans son être même; je crois qu'il a honte d'avoir de tels pères.» 3 Cette caractérisation, rapportée par Stéphane Kelly dans son ouvrage Les Fins du Canada, tranche avec la phrase de Miron citée au début : « Les pharisiens ne pardonneront jamais à ma poésie d'avoir eu honte AVEC tous, en esprit et en vérité, au lieu DE tous. » 4 Nous sommes au fond en présence de deux antipodes, le premier qui propose le revêtement d'un idéal « par au-dessus » et le second, une restauration « par en dessous » ou « par en deçà ».
On sait que Trudeau s'est très vite identifié au monde de sa mère anglo-écossaise au détriment de l'influence paternelle francophone. On pourrait même suggérer qu'il a investi le premier de l'énergie qu'il mettait à renier le second. Comme le dit Kelly, « périple autour de la planète, traversée du pays en canot, exploits sportifs, goût du risque, extravagance vestimentaire. Cette propension à choquer, à épater le bourgeois, devint plus tard sa marque de commerce en politique.» 5 Sa haine viscérale et irrationnelle du nationalisme, sans doute assimilé de façon archaïque au monde paternel et à celui de l'émotion et de la superstition, doit sa théorisation entre autres à l'historien britannique du XIXe siècle Lord Acton qui voyait dans l'État-nation la garantie de l'intolérance et de la suppression des libertés individuelles au profit du groupe ethnique dominant (alors que la coexistence de plusieurs nations dans un même État permettrait au contraire une saine émulation et un rayonnement bénéfique des races supérieures sur les autres…). Philosophiquement et moralement personnaliste dans le sillage de Maritain et de Mounier, du moins au début, Trudeau considérait que l'homme est un absolu doté d'une conscience libre, de droits et de libertés fondamentaux et aussi d'un rôle social. Ceci est très bien résumé dans ses Mémoires politiques :
« Que l'être humain devait rester libre de choisir sa destinée propre devint pour moi une certitude et l'un des piliers de la pensée politique dont (sic) je travaillais à me doter… Mais grâce à deux penseurs français, Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, je ne devais jamais adhérer à la doctrine du libéralisme absolu… C'est là (en France) que je suis devenu adepte du personnalisme, une philosophie qui réconcilie l'individu avec la société. La personne, selon ces deux maîtres, c'est l'individu enrichi d'une conscience sociale, intégré à la vie des communautés ambiantes et au contexte économique de son temps, lesquels doivent à leur tour donner aux personnes les moyens d'exercer leur liberté de choix. C'est ainsi que dans ma pensée la notion fondamentale de justice vint s'ajouter à celle de liberté.» 6
Trudeau a littéralement fasciné le Canada, tant anglais que français, avec cette intelligence peu commune (n'oublions pas que fascinum en latin veut dire enchantement, sortilège). Seulement, il donne l'impression d'avoir incarné un idéal humain par réaction à la médiocrité, au sentimentalisme, à la sensibilité magique qu'il percevait de son époque et de son milieu. Cette tension entre les mondes maternel et paternel, cette morgue de superman à la Montherlant, cette insolence surréaliste à la Salvador Dali, ce zèle furieux de réformateur à la Savonarole, ce brio teinté de mépris, ces formules percutantes, se sont traduits par la volonté de créer un homo canadiensis auquel beaucoup de Canadiens se sont identifiés par un désir de grandeur qui leur manquait soudainement après le déclin de l'Empire britannique. Bien des Québécois l'ont rejeté (et d'autres dans l'Ouest du pays), exception faite de ceux qui pouvaient s'« augmenter » par cette identification (rappelons ici le tourment identitaire du paria qui ne peut aspirer qu'à devenir parvenu, d'après Arendt). Et c'est ce rejet qu'il convient de comprendre, non pas tant comme incapacité à s'extraire de la tourbe médiocre mais comme signe que cet idéal est condamné, à plus ou moins brève échéance, à s'effondrer. Car ce dernier propose une universalité privée d'incarnation dans un terreau, dans une tradition locale. Au lieu de fonder son présent dans un passé, cet idéal fait subtilement l’inverse en glorifiant un passé selon un désir présent. C'est un rêve de splendeur impossible car le Canada, terre de compromis et de gens simplement honnêtes, n'est pas un pays de splendeur, du moins pas encore. Cette dernière remarque est corroborée en grande partie par le fait que nombre de nos élites, tant québécoises que canadiennes, dirigent la plupart du temps leurs regards vers leurs mères-patries respectives ou les Etats-Unis, perpétuant tout en la niant la dichotomie colonisé-colonisateur.
***
C'est ici que le « cas » Miron intervient. Ici, point de lustre ni de gloire. Des origines sociales assez modestes. Des études chez les frères. Mort du père au début de l'adolescence. La lecture de Cité libre qui lui fait comprendre qu'« on peut refuser le monde, le mettre en cause ». Influence de Mounier et du personnalisme. Mounier et Cité libre, comme chez Trudeau… Un engagement politique mais une absence de jactance; plutôt un sentiment de lourdeur, d'aliénation et d'inadéquation. Voire de maladresse. Pierre Vadeboncoeur dira de lui que ce n'était pas un liquidateur au sens de Borduas (« Philosophiquement, il ne se dresse pas contre quelque chose » 7).
Miron souffre cruellement de constater qu'il fait partie d'une société colonisée. Mais au lieu de chercher consolation en s'abstrayant dans les grands moralistes ou la tradition britannique, il creusera cette douleur, cette incapacité proprement québécoise, fidèle en cela à « ce respect de paysan pour son ascendance et pour la terre, qui est aussi un trait d'humilité (le mot le dit) », selon les termes de Vadeboncoeur. 8 Et c'est là toute la différence avec Trudeau. Miron, disciple d'une méthode au sens où l'entendent les mystiques, c'est-à-dire partir du connu pour aller vers l'inconnu en assumant la nuit obscure. Trudeau, disciple de la représentation, de la peinture dont Pascal disait qu'« elle attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire point les originaux. » 9 Système ouvert, système clos.
« Je suis malheureux plein ma carrure, je saccage
la rage que je suis, l'amertume que je suis
avec ce boeuf de douleurs qui souffle dans mes côtes » 10
Miron, avec beaucoup de courage, utilise ce qui est sien en propre, c'est-à-dire « ce bœuf de douleurs ». Il « marche dans son manque de mots et de pensées ». 11 C'est tout ce qu'il connaît et il doit bien faire avec. On saisit ici la portée de la phrase citée au début du texte. Avoir honte AVEC ou avoir honte DE. Trudeau représente la seconde réaction et s'est démarqué de ses semblables en cherchant à les réformer par la suite, un peu à la façon du philosophe de Platon qui s'arrache du monde illusoire de la caverne pour contempler le monde des Idées et ensuite revenir chez les hommes et faire œuvre de philosophe-roi. C'est d'ailleurs le sens de la République : le philosophe peut-il s'insérer sans risquer sa vie dans une cité, forcément hostile à la sagesse car elle est engluée dans l'illusion? Oui, à condition qu'il soit roi et réforme la cité. C'est mutatis mutandis le parcours de Trudeau, qui, quittant l'abjection ambiante, contemple le ciel des idées personnalistes françaises et libérales britanniques et redescend dans l'arène politique. Au passage, il n'a pas su discerner ce que cachait au Québec le sentimentalisme teinté de grandiloquence dont il avait fait le diagnostic, décapant et néanmoins juste. Il y a une blessure et le sentiment d'un idéal perdu (donc retrouvable par l'élaboration de la douleur) qui semblent avoir échappé à Trudeau : il préférera à cette fêlure de l'âme une universalité fondée sur sa propre conscience, avec le risque d'abstraction que cela suppose. Une remarque tirée des mêmes Mémoires politiques est assez éclairante :
« Réconcilier la prédestination, la toute-puissance de Dieu avec la liberté humaine me préoccupait bien davantage que la notion de péché originel. Certains jésuites me soupçonnaient même de protestantisme clandestin… surtout parce que je posais ma conscience comme dernier tribunal d'appel…» 12
Il serait injuste de prétendre, à la suite de bien des Québécois, que ce dernier ait été simplement aveuglé par son mépris envers une partie de ses origines; il n'a seulement pas vu au-delà car c'était aborder le domaine gluant et incertain de l'émotivité (voir la citation du début). La moralité du Québécois dans la sphère privée en contraste avec l'immoralisme de la vie publique, l'ignorance du peuple, la corruption des fonctionnaires, le complexe du wigwam sont des traits qu'il relevait, sans se priver par la même occasion de souligner les tares du Canada anglais. Mais il s'est posé en séduisant thaumaturge dans une situation qui demandait davantage une restauration qu'une réforme. Dénigrant ce dénuement, il a cherché à imposer plutôt qu'à rétablir une dignité. En termes religieux, une conscience individuelle comme ultime arbitre du bien et du mal plutôt que l'acceptation du péché originel et une tentative de rédemption. La différence est grande.
Nous avons évoqué un travail de douleur que Trudeau n'a pas entrepris, travail de l'artisan qui apprivoise une matière rétive en s'en faisant l'esclave au préalable, au sens où le philosophe Francis Bacon disait que pour dominer la nature, il fallait d'abord lui obéir; c'est Miron qui l'a fait. Par travail, nous entendons élaboration d'un matériau de base. Élaboration, ou mieux encore, développement. La musique permet de comprendre ce terme. Ainsi, dans une sonate entend-on au départ un ou deux thèmes qui définissent l'œuvre et indiquent son potentiel formel. Le développement est la section qui suit et fait entendre des cellules mélodiques ou rythmiques du ou des thèmes initiaux. On a l'impression de perdre le fil, l'unité de l'œuvre. C'est le moment où tout est disloqué, où les thèmes ont explosé et où l'on recherche une unité d'être perdue. Le terme allemand est Durchführung (durch, à travers; führen, diriger, guider) et traduit bien ce processus de tâtonnement, d'itinérance avec des lambeaux pour tout fil d'Ariane. C'est une section harmoniquement instable, pleine de surprises et qui prépare le retour du début, stable et non modulant, mais sous une forme autre.
« comment me retrouver labyrinthe ô mes yeux » 13
ou encore
« Le plus souvent ne sachant où je suis ni pourquoi
je me parle à voix basse voyageuse » 14
C'est le moment du deuil.
Un truisme vient ici à l'esprit : s'il y a deuil et douleur, il y a bien quelque chose à pleurer (il y a eu un thème musical qui a disparu). Autrement, pour paraphraser un peu grossièrement Pascal, que Miron se console, il ne chercherait pas s'il n'avait trouvé. Seulement, et comme l'exprimait fort justement G.-André Vachon, « dans ce pays sans pères, les nouveaux poètes doivent créer à la fois l'écart et la norme. Personne ne peut savoir, pour eux, s'ils sont sur la voie du salut, ou s'ils se trompent; et ils commencent à deviner que leur salut est à la mesure de leur perdition… Miron n'avait d'autre ressource que d'être son propre père.» 15 On le voit, Trudeau trouve en fin de compte une paternité et une langue dans une tentative de séduction dans la splendeur alors que Miron avance
« avec les maigres mots frileux de mes héritages
avec la pauvreté natale de ma pensée rocheuse » 16
Le risque était autrement plus élevé chez Miron car il fallait créer l'écart et la norme, être le premier père et non le fils adoptif d'un beau-père ou d'un oncle. On ne peut s'empêcher ici de penser à Hamlet, cherchant à rétablir une filiation avec un père assassiné, donc absent, et qui refuse la filiation par procuration offerte à la faveur de l'usurpation du trône par Claudius, frère du défunt. Pour Miron comme pour Hamlet, il fallait partir du fantôme du père, de ce qui semblait n'être rien, sans plans, dans un vertige moral de constante invention. D'où les fréquents arrêts d'écriture chez le poète qui sentait bien que son expression n'était pas vraiment la sienne, qu'il parlait un langage faussé, aliéné. De fréquents arrêts pour que silence se fasse et que surgisse peut-être une parole et une langue nouvelle. Ce fut un processus déchirant dans lequel la douleur était la meilleure conseillère car, comme le dit familièrement la psychanalyse, c'est là où ça résiste que ça avance.
Miron a opéré une rédemption et a ainsi évité l'écueil trop fréquemment rencontré de la victimisation. Il s'est servi de sa douleur comme d'un moteur, non comme d'une ancre ou d'un instrument de séduction. Il a compris le côté terne et lancinant de la peine, son incommunicabilité, son aspect naturellement repoussant. Ce passage dans le jardin de Gethsémani ne lui a au fond laissé aucun choix sinon de traverser et de trouver une lumière. C'est le sens de la citation de saint Jean de la Croix placée en tête du texte, « pour arriver à ce que vous ne possédez, allez par où vous n'avez rien. » 17 Et c'est en ce sens que cette démarche est porteuse de tant de possibilités pour l'identité québécoise. Elle ouvre la voie à un discours que l'on n'entend pas, tant chez les fédéralistes que chez les nationalistes, un discours qui fait de la souffrance et de l'idéal retrouvé (mais sous une autre forme) des sujets universalisables et dignes de respect. Le mépris perd ainsi son aiguillon et son pouvoir castrant. Le colonisé est sorti de la situation coloniale et le colonisateur, n'ayant plus de vis-à-vis sur lequel fonder son propre rôle, est bien obligé d'abandoner lui aussi ce jeu pervers.
On ne peut pas ne pas prendre Miron au sérieux.
Rappelons ces merveilleux vers de T.S Eliot, tirés des Quartets.
"History may be servitude,
History may be freedom. See, now they vanish,
The faces and places, with the self which, as it could, loved them,
To become renewed, transfigured, in another pattern." 18
C'est cela que Miron a fait. Il a aimé, comme il l'a pu, ces visages et ces lieux malgré leur pauvreté et leur maigreur. Cherchant en deçà de sa rage, de sa détresse, il a vu au-delà de ces visages et de ces lieux ; par son chant, il les a transfigurés pour en faire une nouvelle réalité. Les quelques vers qui suivent montrent bien à quel point il était conscient de cette carence. Il savait qu'il fallait l'assumer.
« Voici mes genoux que les hommes nous pardonnent
nous avons laissé humilier l'intelligence des pères
nous avons laissé la lumière du verbe s'avilir
jusqu'à la honte et au mépris de soi dans nos frères
nous n'avons pas su lier nos racines de souffrance
à la douleur universelle dans chaque homme ravalé » 19
Il finit son poème par ces mots :
« L'avenir dégagé
l'avenir engagé » 20
L'avenir dégagé, autrement dit l'écart, l'avenir engagé, ou la norme dont parle G.-A. Vachon. Travail de deuil, travail de responsabilité, travail de liberté, travail de paternité. « Pour arriver à ce que vous ne possédez, allez par où vous n'avez rien.»
Cette démarche est modeste mais infiniment plus riche pour l'être québécois car elle se fonde sur une réalité sans s'abstraire dans de grandes formules ou se consoler dans un dénigrement de bon ton. Elle fonde une expérience au plus creux de chacun alors que la définition de l'homme imprimée par Trudeau (et figée depuis la réforme de 1982) propose une utopie individualiste fondée sur une vision strictement politique et non culturelle de l'homme, et vouée pour cela à la dislocation du corps social. Par culturel nous entendons ce qui se réfère à une collectivité, à un idéal partagé qui trouve son expression dans une tradition, laquelle tire du passé sa légitimité et son pouvoir légitimant et s'incarne de façon organique dans cette collectivité pour lui permettre de se projeter dans l'avenir.
Terminons avec une histoire du Nouveau Testament, celle des disciples d'Emmaüs. Après la crucifixion du Christ, ces deux disciples ont perdu celui qui incarnait leur idéal. Ils sont déboussolés. Ils rencontrent à Emmaüs un homme qui vient vers eux. Ils discutent des tristes événements puis, arrivés à une auberge, cet homme prend le pain, le bénit, le rompt et le leur donne. Les deux disciples comprennent que c'est le Christ, mais sous une autre forme. C'est ce que l'abbé Pierre appelait la désillusion enthousiaste.
Notes
1. Memmi, Albert, Portrait du colonisé, Montréal, L’Étincelle, 1972
2. Grant, George, Lament for a Nation, Ottawa, McGill-Queen’s University Press, Carleton Library Series, 1965
3. Kelly, Stéphane, Les Fins du Canada, Montréal, Éditions du Boréal, 2001, p. 196
4 Miron, Gaston, Notes sur le non-poème et le poème, inclus dans L'Homme rapaillé, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1970, p. 129
5. Kelly, Stéphane, op. cit., p. 188
6. Trudeau, Pierre-Elliott, Mémoires politiques, Montréal, Le Jour, 1993, p. 46
7. Vadeboncoeur, Pierre, L'Humanité improvisée, Montréal, Éditions Bellarmin, 2000, p. 39
8. Vadeboncoeur, Pierre, op. cit., p. 41
9. Pascal, Blaise, Pensées, Paris, Garnier Frères, 1960, pensée 134, pp. 108-109.
10. Miron, Gaston, L'Homme rapaillé, p. 53
11. Miron, Gaston, op. cit., p. 81
12. Trudeau, Pierre-Elliott, op. cit., pp. 45-46
13. Miron, Gaston, op. cit.,p. 81
14. Miron, Gaston, op. cit., p. 58
15. Vachon, G.-André, Gaston Miron ou l'invention de la substance, inclus dans L'Homme rapaillé, pp. 136-137.
16. Miron, Gaston, op. cit., p. 77
17. Saint Jean de la Croix, La Montée du Carmel, cité dans Jean-Paul II, Entrez dans l'Espérance, Paris, Plon-Mame, 1994, p. 143.
18. Eliot, Thomas Stearns, Four Quartets, Little Gidding, Londres, The Folio Society, 1968, p. 51
19. Miron, Gaston, op. cit., p. 62
20. Miron, Gaston, op. cit., p. 62
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Revue Liberté (no 257 / volume 44 / numéro 3 / septembre 2002)
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