Parallèlement à la montée de la droite économique, qui espère accélérer le virage que l’État québécois a pris au début des années 80 – puis accéléré sous les règnes de Lucien Bouchard et Jean Charest – se dessine un nouveau phénomène: le retour des angryphones (anglophones en colère). Après la mort de Mordecai Richler, le départ d’Howard Galganov pour l’Ontario et la dissolution d’Alliance Quebec, une nouvelle génération d’anglophones hostiles au caractère français du Québec prend du galon et tient, possiblement sans le savoir, le même discours que celui de ses parents et grands-parents. Le problème, c’est que ces idées individualistes trouvent un nouvel écho au sein d’une frange de la population de plus en plus hostile aux bienfaits d’une forte présence étatique.
On peut les lire un peu partout: sur des sites web, sur des blogues, sur Facebook, dans la section commentaires des médias; ils sont souvent jeunes, ils viennent parfois d’en-dehors du Québec et ont en commun d’avoir choisi d’embrasser la culture anglophone dominante de l’Amérique, au mépris de nos tentatives répétées de favoriser l’intégration à la langue nationale du Québec.
À leurs yeux, la Loi 101 constitue une forme de discrimination car elle les empêche d’avoir la liberté individuelle de barbouiller d’anglais tout ce qu’ils touchent. Ils aimeraient, à l’image des générations anglaises d’avant la Révolution tranquille, pouvoir continuer à surfer au-dessus du fait français québécois. Hugh MacLennan, le romancier à l’origine du qualificatif des « Deux Solitudes », expliquait bien cet état de fait qui existait dans la première partie du vingtième siècle:
Les élèves ne se préoccupaient guère de problèmes nationaux; en fait, ils ne savaient pas qu’il en existait. Ils n’étaient chez eux que dans la partie anglaise de Montréal; par suite de ce que tout le monde leur disait, leur patrie n’était pas le Canada mais l’Empire britannique.1
Cette réalité décrite par MacLennan fait saliver aujourd’hui nombre d’anglophones qui, plutôt que d’habiter un Québec français dont ils constituent, objectivement, une minorité, se considèrent comme faisant partie de la majorité anglaise de ce continent – l’Empire américain – et ne peuvent accepter la moindre limitation dans ce qu’ils considèrent comme un droit inaliénable de pouvoir vivre en anglais. Et tant pis pour les stupides lois linguistiques de ces stupides arriérés québécois; l’idée-même qu’on puisse utiliser l’État pour légiférer dans le domaine linguistique les dépasse.
Évidemment, il ne leur viendrait pas à l’esprit que c’est précisément ce qu’on a fait lorsque que la majorité anglaise n’était pas encore solidement établie au Canada. N’a-t-on pas aboli l’éducation française au Manitoba en 1890? N’a-t-on pas sorti de force des institutrices dans les écoles franco-ontariennes, elles aussi abolies à partir de 1912? Et en Saskatchewan, et au Nouveau-Brunswick, n’a-t-on pas également limité l’éducation en français et aboli de nombreux droits préalablement consentis aux francophones?
Tout ça, ce sont de vieilles histoires, qu’ils diraient, à la manière d’un père incestueux refusant d’assumer ses torts, s’ils avaient l’honnêteté de prendre conscience de l’ethnocide dont ont été victimes les francophones sur ce continent. Aujourd’hui, alors que les majorités anglophones canadienne et continentale ne peuvent plus être contestées de quelque façon que ce soit, ils ont beau jeu de réclamer le respect de leurs sacro-saintes libertés individuelles; le simple jeu mathématique d’une langue anglaise forte de plusieurs centaines de millions face à un français en déclin constant suffit à permettre que le libre-marché linguistique garantisse la suprématie anglaise.
Le retour en force de la droite
Dans son livre « La Question du Québec », publié en 1969, Marcel Rioux faisait remarquer que les Anglais sont essentiellement individualistes tandis que les Français penchent davantage vers le collectivisme et que c’est cette différence fondamentale qui les sépare.2
Clift et Arnopoulous, dans un brillant livre sur le fait anglais au Québec, écrivaient aussi:
Pour les Anglais, le Canada est un pays à majorité anglaise où les droits ne s’exercent que sur une base individuelle et ne se rattachent qu’à la personne, comme le droit de vote. Même si le Québec est majoritairement français, la communauté anglaise considère que la province fait partie d’un ensemble anglo-canadien et que, par conséquent, ses membres possèdent les mêmes droits individuels que des Anglo-Ontariens ou des Anglo-Albertains. Pour la défense de la langue anglaise dans l’enseignement et dans la gestion des grandes entreprises, on invoque aussi les traditions anglaises de libéralisme et de libertés civiques qui sont étroitement liées au libre exercice du droit de propriété. Ce faisant, on trouve le moyen de reprocher à la communauté française le fait qu’elle ne semble pas convenablement initiée au rituel démocratique tel qu’on le pratique en Amérique du Nord.3
Ainsi, le discours sur la soi-disant primauté de la liberté individuelle d’avoir accès à l’anglais sur le droit collectif des francophones d’assurer leur survie en Amérique du Nord – dont une nation unilingue française comme le Québec constitue à coup sûr la seule façon d’y arriver – n’a rien de nouveau; la minorité anglophone du Québec l’a tenu tout au long du vingtième siècle alors qu’elle se considérait comme seule garante d’une prospérité économique laissant de côté la majorité de la population et où le droit individuel primait sur tout.
Or, c’est grâce au développement de l’État québécois, dans les années soixante, que les francophones ont pu s’extraire d’un état d’infériorité économique flagrant et permettre au Québec, qui affichait auparavant des taux de pauvreté et de maladie infantile parmi les plus élevés d’Amérique, de constituer un État moderne. Cette libération collective est allée de pair avec l’utilisation des moyens étatiques pour assurer la primauté du français et mettre fin à la suprématie d’une élite anglo-montréalaise depuis longtemps détrônée par Toronto et incapable d’accepter sa nouvelle inutilité et son absence de légitimité pour pouvoir continuer à tenir le destin du Québec entre ses mains.
Qu’on comprenne bien ici: c’est le développement de l’État québécois, et c’est par l’État québécois que les Québécois ont pu faire primer leur droit collectif de s’émanciper tant au niveau économique que linguistique. Pas de Révolution tranquille, pas de nationalisations, pas d’État québécois largement présent au niveau économique, et nous serions encore des porteurs d’eau se battant les uns les autres pour savoir qui pourrait le mieux parler anglais et monter dans une hiérarchie où il était impossible de réussir dans notre langue. En 1951, 92,7% des transferts linguistiques à Montréal se faisaient vers l’anglais4; voilà ce que représentait le « libre-choix » et la liberté individuelle de s’angliciser sur un continent majoritairement anglais. « Quand on leur demandait d’améliorer les chances des francophones dans l’économie, Taschereau, Duplessis et les autres premiers ministres répondaient que ce n’était pas là le rôle de l’État et que le meilleur moyen de créer des emplois pour les francophones était d’instaurer un climat favorable à l’entreprise privée et aux investissements américains. »5
Le « nouveau » vieux discours tenu par la « nouvelle » vieille droite s’inscrit en directe ligne avec cette situation qui prévalait avant la Révolution tranquille. Les angryphones, qui constituaient une espèce en voie de disparition, ont maintenant de fidèles alliés de la part, notamment, du Réseau Liberté-Québec, qui prône le désengagement de l’État et la valorisation absolue des droits individuels.
Et qu’importe si le français disparaît au passage et que nous ayons à redevenir des citoyens de seconde classe.
Depuis des siècles, il n’y eut qu’un seul moment où les Québécois ont pu marcher la tête haute: c’est quand ils ont utilisé leur État comme levier pour assurer à la fois une économie à leur service collectif et la protection de leur langue nationale.
Près de trente-cinq ans après la Loi 101, les angryphones n’ont toujours pas accepté le caractère français du Québec. S’ils se croient victimes de discrimination parce que notre État francophone fonctionne en français, il serait peut-être bon de leur rappeler qu’il ne s’agit pas d’une discrimination, mais plutôt d’une réaction à la pire des discriminations: l’éradication systématique du français en Amérique du Nord.
Et s’ils ne sont pas heureux ici, nous pourrions encore leur rappeler qu’ils constituent la minorité nationale la plus choyée au monde, eux qui, malgré un poids démographique historique de près de 5,6% de la population totale, jouissent de plus de 27% du financement universitaire total et de près de 45% du budget des nouveaux méga-hôpitaux…
Le Québec doit être autant français que l’Ontario est anglaise: n’en démordons pas. Les soi-disant injustices dont se croient victimes les anglophones du Québec ne constituent qu’une banale égratignure en comparaison du génocide culturel subi par les francophones canadiens.
Les angryphones sont-ils seulement capables de se remettre en question et de faire preuve d’humilité? On peut en douter. Faisant la description du mode de vie des anglo-protestants du début du vingtième siècle, Westley n’hésitait pas à écrire que les hommes lisaient les journaux, mais seulement pour trouver la confirmation de leurs idées: « [Ceux-ci] n’hésitaient pas à induire les lecteurs en erreur lorsque les faits étaient désagréables ou dérangeants. »6
En 2011, rien n’a changé: les angryphones entendent terminer l’œuvre de leurs ancêtres et sont prêts à tout pour se soustraire à la volonté de survie des Québécois.
De la vieille histoire, vous dites?
1. MACLENNAN, H. (1945). Two Solitudes [Deux Solitudes], New York, Duell, Sloan and Pearce, p. 205. [↩]
2. RIOUX, M. (1969). La Question du Québec,Seghers, Paris, Parti Pris, Montréal [↩]
3. CLIFT, D. et S. M. ARNOPOULOS (1979). Le fait anglais au Québec, s.l., Éditions Libre Expression, p. 56-57 [↩]
4. LEVINE, M. (1997). La reconquête de Montréal, Montréal, VLB Éditeur, p. 36 [↩]
5. Ibid. [↩]
6. WESTLEY, M. W. (1990). Grandeur et déclin : L’élite anglo-protestante de Montréal, 1900-1950, Montréal, Éditions Libre Expression, p. 140 [↩]
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