Le secret des grands argentiers libéraux

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Une bombe !

Le chef du financement du Parti libéral du Canada, Stephen Bronfman, et l’ex-sénateur libéral Leo Kolber ont joué un rôle clé dans une fiducie de plus de 60 millions de dollars américains aux îles Caïmans. Des millions pourraient avoir échappé au fisc canadien, selon des experts.


Au cours de l’été de 2015, Justin Trudeau était la vedette d’une soirée de financement du Parti libéral organisée par le milliardaire Stephen Bronfman à Montréal. Les deux amis de longue date ont réussi à amasser 250 000 $ en moins de deux heures. En politique, l’argent est le nerf de la guerre. Et Stephen Bronfman fournissait des munitions essentielles au nouveau chef libéral.


Stephen Bronfman est l’un des héritiers de la légendaire famille montréalaise qui a fait fortune grâce à la distillerie Seagram. Justin Trudeau l’a recruté pour diriger sa campagne au leadership, en 2013, et pour ensuite devenir le grand argentier du Parti libéral du Canada (PLC).


Stephen Bronfman et Justin Trudeau en 2013


Stephen Bronfman et Justin Trudeau en 2013 Photo : La Presse canadienne/Andrew Vaughan


Il a joué un rôle crucial dans la victoire du chef libéral, qui a fait campagne en promettant de favoriser la classe moyenne et d’imposer les plus riches.


Or, une enquête de CBC/Radio-Canada et du Toronto Star révèle que le nom de Stephen Bronfman et celui de sa société d’investissement Claridge, basée à Montréal, apparaissent à de nombreuses reprises dans les Paradise Papers, une nouvelle fuite massive de documents confidentiels provenant des paradis fiscaux.


Bronfman est lié à une fiducie aux îles Caïmans mise sur pied par un ami et partenaire d’affaires de longue date : l’ex-sénateur libéral Leo Kolber.


Les Paradise Papers


Ce reportage a été réalisé grâce aux Paradise Papers, une fuite de plus de 13 millions de documents obtenus par le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung et partagés avec le Consortium international des journalistes d’enquête (ICIJ) et ses partenaires, dont fait partie Radio-Canada. Ces documents proviennent du cabinet d’avocats Appleby, spécialisé dans la création de sociétés dans les paradis fiscaux.


Des milliardaires bien branchés


Leo Kolber en 1982


Le sénateur Leo Kolber en 1982 Photo : Keith Beaty/Toronto Star


Leo Kolber s’est lié d’amitié avec Charles Bronfman, le père de Stephen, à l’Université McGill. Ils ont fondé ensemble la société Cadillac Fairview, qui a développé le Carrefour Laval, les Galeries d’Anjou et les Promenades St-Bruno dans la région de Montréal. Leurs mégaprojets immobiliers leur ont rapporté des centaines de millions de dollars.


Les deux familles sont étroitement liées. Kolber a dirigé la société de gestion des Bronfman, Claridge. Il est le parrain de Stephen Bronfman.


Kolber a su tirer profit de son succès en affaires pour se tailler une place de choix sur la scène politique canadienne. Il a été l’agent de financement principal du PLC et a organisé des soirées privées de financement à sa résidence de Westmount, où il offrait accès au premier ministre à 5000 $ le couvert.


Leo Kolber et Pierre-Elliott Trudeau


Leo Kolber et Pierre-Elliott Trudeau en 1987 au match d’ouverture de la saison des Expos au stade olympique Photo : Leo Kolber (Leo : A Life - McGill-Queen's University Press)


En 1983, le premier ministre Pierre-Elliott Trudeau l’a nommé au Sénat en reconnaissance de services rendus au Parti libéral. Il y a dirigé l’important comité sénatorial des banques et du commerce, où l’un de ses principaux chevaux de bataille était la réduction du taux d’imposition sur le gain en capital.


Mais loin des projecteurs et du brouhaha de la colline du Parlement, le sénateur Kolber avait discrètement fait créer en 1991 une fiducie aux îles Caïmans, un des paradis fiscaux les plus notoires de la planète.


Justin Trudeau et son père Pierre-Elliott Trudeau


Justin Trudeau et son père Pierre-Elliott Trudeau au match d’ouverture des Expos en 1987. En arrière-plan : Leo Kolber. Photo : La Presse canadienne/Paul Chiasson


À l’ombre des palmiers


La fuite des Paradise Papers contient plus de 5000 documents, notes confidentielles, rapports financiers et courriels concernant la fiducie Kolber sur une période de 24 ans.


Selon plusieurs experts en fiscalité consultés par CBC/Radio-Canada et le Toronto Star, les documents révéleraient l’utilisation d’échappatoires fiscales, de paiements déguisés et de transactions douteuses.


« Il y a eu beaucoup de documents, c’est une grosse fuite et, évidemment, il est beaucoup question ici de masquer la réalité, de faire des belles façades », dit Marwah Rizqy, professeure de droit fiscal à l’Université de Sherbrooke.


« Il y a là de nombreux signaux d’alarme et je m’attendrais à ce que les autorités fiscales soient très intéressées à faire un suivi », selon Grayson McCouch, un professeur de droit à l’Université de Floride, qui a passé deux jours à analyser les documents confidentiels que nous avons obtenus.


« Ça mérite sans aucun doute une vérification par les autorités fiscales », croit Denis Meunier, un ancien directeur général des programmes d’observations à l’Agence du revenu du Canada.


Les Paradise Paper révèlent que Leo Kolber a mis sur pied cette fiducie au bénéfice de ses enfants, dont Jonathan, qui allait déménager en Israël pour y gérer des entreprises des Bronfman.


Le sénateur Leo Kolber en 1982


Le sénateur Leo Kolber en 1982 Photo : Keith Beaty/Toronto Star


Selon les documents de la fuite, la fiducie a été mise sur pied pour verser des récompenses à Jonathan Kolber. Une note interne indique que « pour chaque dollar investi par les Bronfman en Israël, Jonathan reçoit une part de 15 % en récompense, payée via la fiducie ».


Au fil des ans, les Bronfman ont transféré plus de 25 millions de dollars américains à la fiducie Kolber, sous forme de prêts qui ont par la suite été remboursés.


Aux îles Caïmans, les sociétés et les fiducies ne paient pas d’impôts et profitent du secret bancaire. Les fortunes placées sous ses palmiers y fructifient sans être imposées sur les gains en capital. Un véritable paradis pour les mieux nantis.


Réaction des familles Bronfman et Kolber


Stephen Bronfman, Charles Bronfman et Leo Kolber ont décliné nos demandes d’entrevues. L’avocat représentant les Bronfman et Kolber dit que ses clients ont toujours agi correctement et de façon éthique, en suivant les lois en vigueur. « Toute suggestion de fausse documentation, de fraude, de conduite “déguisée”, d’évasion fiscale ou autre conduite du genre est fausse », dit l’avocat William Brock. « Aucune des transactions et aucune des entités en question n’ont été mises sur pied pour faire de l’évasion ou de l’évitement fiscal », ajoute-t-il.


Selon un avocat de Jonathan Kolber, « la fiducie n’a pas été mise sur pied pour des raisons d’impôt », mais parce qu’on recommandait aux immigrants en Israël d’établir des fiducies en raison de « l'instabilité au Moyen-Orient ».


Stephen Bronfman


Stephen Bronfman Photo : Radio-Canada avec La Presse canadienne/Andrew Vaughan


Qui prend les décisions?


Une fiducie étrangère, c’est comme si vous donniez votre fortune à quelqu’un d’autre, le fiduciaire. C’est le fiduciaire qui devient responsable de gérer ces fonds.


Pour ne pas être assujettie aux lois fiscales canadiennes, une fiducie dans un paradis fiscal doit être véritablement contrôlée par le fiduciaire à l’étranger.


Or, plusieurs documents de la fuite suggèrent que les décisions importantes de la fiducie Kolber étaient plutôt prises à Montréal.


À de nombreuses reprises, le fiduciaire des îles Caïmans a demandé l’autorisation de Donald Chazan - un conseiller financier montréalais - avant de procéder à des transactions.


« On se rend compte que la gestion des avoirs se passe pas mal à Montréal, que les décisions sont prises à Montréal. Donc, toute la question du contrôle de la fiducie est ici et non pas à l’étranger », estime la professeure Marwah Rizqy.


DOCUMENT INTERNE


Document interne


Une note interne révèle à quel point les conseillers fiscaux des familles Bronfman et Kolber voulaient minimiser l’apparence de liens avec le Canada. Ils ont exigé que soit modifié la nature d'un paiement de plus de 81 000 $ versé par la fiducie au fiscaliste de Montréal afin qu’il y ait un lien de moins avec les îles Caïmans.



Conseillers des familles Bronfman et Kolber


« Cela résulte par un lien formel de moins avec des entités situées à l’extérieur des îles Caïmans. » 



Selon le professeur McCouch, il s’agit d’une manoeuvre comptable qui semble trompeuse, « comme s’il y avait intention d’induire en erreur », dit-il. « C’est très suspect. J’imagine que les autorités fiscales pourraient considérer qu’il s’agit de mauvaise foi. »


Un comptable qui a travaillé avec Donald Chazan nous a indiqué que des livres comptables se trouvaient à Montréal pour le bénéficiaire, Jonathan Kolber, le fils de l’ex-sénateur. « [Jonathan] n’avait pas confiance en leur comptabilité [aux îles Caïmans], alors il y avait une deuxième série de livres. »


L’avocat représentant les familles Kolber et Bronfman réfute ces allégations. « il n’existait pas une seconde série de livres comptables », dit-il. Il affirme que les livres comptables à Montréal étaient ceux de Jonathan Kolber à titre personnel et non ceux de la fiducie.


Et il maintient que la fiducie Kolber n’a jamais été contrôlée et gérée depuis le Canada.


Pourtant, son client Jonathan Kolber a lui-même admis lors d’un entretien téléphonique depuis Israël avec nos collègues de CBC que le Montréalais Donald Chazan gérait la fiducie. « C’était lui le conseiller. C’est lui qui prenait les décisions », a-t-il dit.


Jonathan Kolber dans son bureau à Tel-Aviv


Jonathan Kolber dans son bureau à Tel-Aviv Photo : Getty Images/Antoine Gyori


Pour la professeure Marwah Rizqy, il s’agit d’un aveu clair de sa part que les décisions étaient véritablement prises au Canada. « La conséquence, dit-elle, c’est que la fiducie serait assujettie aux règles fiscales canadiennes.  »


Si le contrôle de la fiducie Kolber était bel et bien au Canada, et non aux îles Caïmans, elle pourrait devoir verser des millions au fisc canadien en impôts impayés.


De fausses factures?


En 2004, la société de gestion des Bronfman, Claridge, a transféré 4 millions de dollars américains à la fiducie Kolber sous forme de prêts, en imputant des intérêts.


Selon des documents confidentiels, il est clair que le bénéficiaire, Jonathan Kolber, ne s’attendait pas à devoir payer des intérêts.


Des hauts dirigeants de Claridge ont alors suggéré que Jonathan Kolber facture à la société de gestion des Bronfman « des frais pour services rendus » du même montant, au cent près, que les intérêts qui avaient été imputés à la fiducie Kolber.


« C’est un document qui est faux, estime Marwah Rizqy. Il n’y a jamais eu aucun service qui a été rendu. On fait un paiement compensatoire ici. »


L’avocat des Kolber et des Bronfman dit que cela ne s’est jamais produit. « Aucune facture n’a été envoyée et rien n’a été payé. »


L’ex-sénateur libéral Leo Kolber


L’ex-sénateur libéral Leo Kolber Photo : Radio-Canada avec La Presse canadienne/Fred Chartrand


Pourtant, un ancien haut dirigeant de Claridge, Rick Doyle, a confirmé au téléphone que Jonathan Kolber avait bel et bien facturé ses services à Claridge. « Il ne s’agissait pas de montants énormes. Il ne faisait pas de profits là-dessus, mais il ne perdait pas d’argent non plus en fin de compte », a-t-il dit à CBC.


Après 25 ans aux îles Caïmans à être imposée à un taux de 0 %, la fiducie Kolber a été liquidée en 2016. Les fonds ont été transférés vers Israël, où vit Jonathan Kolber.


« À la lumière des faits, il serait peut-être approprié à ce stade-ci que le Parti libéral du Canada se distancie de M. Bronfman  », croit la professeure Marwah Rizqy, qui a été candidate libérale dans le passé.


Dans un courriel, le Parti libéral du Canada affirme que Stephen Bronfman - son président du financement - est un « bénévole  » qui aide uniquement la formation politique pour ses campagnes de collecte de fonds et qu’il ne prend pas part aux décisions politiques.


Pourquoi Ottawa a tant tardé à légiférer?


1999 Dans son budget de 1999, le gouvernement libéral inclut des mesures visant à mettre fin à l’utilisation abusive des fiducies étrangères par de riches Canadiens. Mais les propositions sont rapidement mises au rancart par le gouvernement.


« Je crois que le gouvernement a bien joué son jeu pour donner l’impression qu’il était préoccupé par cette question tout en n’agissant pas », estime Judy Wasylycia-Leis, députée néo-démocrate à l’époque.


2007 Après l’arrivée des conservateurs au pouvoir, un projet de loi sur les fiducies étrangères est déposé à la Chambre des communes. Le projet de loi reçoit l’appui unanime de tous les partis, y compris des libéraux. Mais il doit encore obtenir l'assentiment du Sénat avant d’être ratifié.


2008 Lors des audiences d’un comité du Sénat, des fiscalistes lancent une attaque en règle contre le projet de loi, dont Stephen Ruby, un avocat du cabinet Davies Ward. Ce cabinet représente, entre autres, les familles Bronfman et Kolber. En fin de compte, le Sénat - qui est contrôlé par les libéraux - n’a jamais ratifié le projet de loi. Il est mort au feuilleton lors du déclenchement des élections de 2008.


2010 Lors du budget de 2010, le gouvernement conservateur annonce à nouveau son intention de serrer la vis sur les fiducies étrangères.


2013 Quatorze ans après les propositions initiales, le projet de loi C-48 - qui comprend des changements aux règles concernant les fiducies étrangères - est adopté. Ces nouvelles règles sont moins contraignantes que celles qui avaient été envisagées en 1999.


Pour la professeure de droit fiscal Marwah Rizqy, ces modifications à la loi de l’impôt ne règlent pas un problème fondamental : il est bien difficile pour l’Agence du revenu de savoir ce qui se passe vraiment dans les paradis fiscaux.


« Même si on a de belles lois, les gens vont s’assurer de quand même respecter la loi, sur papier. Ça prend des fois malheureusement des fuites pour réaliser que la réalité est tout à fait différente de ce qui a été écrit dans les documents  », constate-t-elle.