J’ai terminé 2009 en évoquant un sujet qui aurait dû être abordé au cours de l'année écoulée et qui ne l’aura pas été en 2010 non plus, sinon indirectement à la toute fin: la réussite scolaire des jeunes*.
Parce qu’ils travaillent trop, les jeunes ne consacrent pas assez de temps à leurs études. Un sujet que les recteurs ont décidé d’occulter une fois de plus en proposant que les étudiants travaillent encore plus pour payer leurs droits de scolarité ou, à tout le moins, qu’ils investissent dans leur avenir, une façon polie et politiquement correcte de leur suggérer de s’endetter davantage.
Or, nous avons appris au cours des derniers jours que les Canadiens et les Québécois n’ont jamais été aussi endettés. Leur endettement dépasserait même celui de nos voisins américains avec un taux de 148%. Une situation alarmante selon la Banque du Canada.
Par ailleurs, l'Institut de la statistique du Québec (ISQ) nous a également appris qu’en 1977 les familles pouvaient compter sur un revenu moyen de 54,000$ en dollars constants à une époque où dans la majorité des couples un seul des deux conjoints travaillait, alors que 30 ans plus tard, les familles, où la plupart des deux conjoints travaillent, bénéficient d'un revenu moyen de 58,000$, et ce, même si ces derniers sont beaucoup plus scolarisés. Ce qui signifie qu’en 2007 le deuxième conjoint n’apportait que 4000$ de plus au revenu familial que gagnait un seul des deux conjoints en 1977.
Lucien Bouchard a bien raison. Les Québécois n’ont jamais été aussi peu productifs. Ils peinent à gagner à deux, ce qu’un seul gagnait il y a 30 ans. Ils consomment plus et dépensent l’argent qu’ils n’ont pas. Leurs enfants les imitent allègrement et les recteurs les exhortent à continuer dans le même sens.
Pendant ce temps, les mêmes autorités publiques qui encourageaient le discours des recteurs la semaine dernière se disent préoccupées par l’endettement des ménages, particulièrement celui des jeunes qui abusent des cartes de crédit. Un outil qu’ils ne savent pas utiliser. Une autre façon d'enrichir les banques!
Nous le voyons bien, si les Québécois n’ont jamais autant travaillé, ils n’ont jamais été aussi endettés. Le pendant à cela est qu’ils n’ont jamais été aussi fatigués. Le burn-out et la dépression chez les travailleurs québécois sont devenus des fléaux qui coûtent des milliards de dollars, 25 milliards$ par année à l’échelle du Canada.
Dans ces conditions, comment voulez-vous que les parents payent les études de leurs enfants, surtout si on augmente les droits de scolarité de 1,500$ par année?
Il y a peut-être là une explication au problème que soulève Joseph Facal lorsqu’il nous apprend que les jeunes Français sont plus cultivés que les jeunes Québécois.
Pas plus que les jeunes Belges, les jeunes Français n’ont besoin de travailler pour payer leurs études. Elles sont gratuites. De toute façon, même s’ils le voulaient, ils ne pourraient pas travailler. Il y a peu d’emplois disponibles pour les étudiants dans ces deux pays. Qu’est-ce qu’ils font à la place? Ils voyagent, ils lisent, ils s’instruisent, ils visitent les musées. Ils manifestent aussi...parce qu'ils n'ont pas d'emploi!
Pendant ce temps, les jeunes Québécois essaient tant bien que mal d’être « productifs » et de joindre les deux bouts tout en étudiant. Ils travaillent, consomment, remplissent leurs cartes de crédit et payent leurs télécoms 2 à 3 fois plus cher qu’en Europe. Même s'ils travaillent de 20 à 30 heures par semaine dans certains cas, ils sont de plus en plus endettés. À ce rythme, quand voulez-vous qu'ils lisent les Misérables?
Aussi étonnant que cela puisse paraître, pour régler le problème on propose aux Québécois de travailler encore plus et à leurs enfants de s’endetter davantage afin qu’ils puissent continuer de consommer pour soutenir l’économie et payer leurs études universitaires comme cela se fait aux États-Unis, un pays en faillite technique parce qu'il a abusé du crédit, maintenu des salaires trop bas et affaibli le filet social.
Avec un tableau semblable, nous comprenons facilement pourquoi les Québécois peinent à s’occuper de leurs enfants et de leurs vieux parents. Ils n’ont pas le temps et plus d’énergie à la fin de la journée. Dans la région de Montréal, ils consacrent en moyenne trois heures par jour pour aller et revenir du travail. Et voici qu'on leur annonce de nouvelles taxes...
Notre société est en déficit de temps pour les choses les plus importantes de la vie, comme parcourir les grands classiques que Joseph Facal voudrait voir nos jeunes lire.
Leurs parents font de moins en moins de bénévolats, d’action politique et de travail communautaire. Ils ne vont même plus voter, un comportement que les jeunes n'ont aucune difficulté à imiter.
Quand j’étais étudiant, nous scandions tous, Faisons payer les riches! Aujourd’hui ce sont les riches qui crient haut et fort, Faisons payer les étudiants !
Les champions de l'action communautaire sont de moins en moins des jeunes révolutionnaires, ils s’appellent Chagnon, Coutu, Dionne, Desmarais, Laliberté et Bombardier. Comme leur argent travaille pour eux, ils peuvent consacrer plus de temps à leurs bonnes œuvres.
À l'image des romans de Zola et de Dickens, pendant que les riches ergotent au salon au sujet de l'indigence et de l'inculture des misérables, les pauvres besognent au charbon. Mais cette fois-ci, il n’y aura pas de révolution, c’est la consommation qui mène le monde.
Après ça, on se demande pourquoi la démocratie est en danger. La réponse est pourtant évidente. Plus personne n’a le temps de s’en occuper sauf les plus riches qui veillent à leurs intérêts. Les pauvres ont trop d’ouvrage et de comptes à payer!
Si Socrate vivait encore aujourd’hui, il conclurait certainement que les inégalités sociales nuisent aux affaires de la Cité.
***
Sur le même sujet:
*« La réussite scolaire des jeunes doit leur être présentée comme étant plus importante que leur capacité de consommer. »
Les méprisables
Chronique de Louis Lapointe
Louis Lapointe534 articles
L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fon...
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L'auteur a été avocat, chroniqueur, directeur de l'École du Barreau, cadre universitaire, administrateur d'un établissement du réseau de la santé et des services sociaux et administrateur de fondation.
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6 commentaires
Archives de Vigile Répondre
19 décembre 2010Québec et Amérique : partout pareil.
"Si les 1% des Américains les plus riches se partagent un cinquième des revenus du pays - un record historique -, le salaire médian a quasiment stagné entre 2000 et 2007 (+0,1% par an)... C'est moins la consommation qui a grimpé trop haut que les salaires qui sont descendus trop bas, contraignant à emprunter pour se loger, éduquer les enfants ou se soigner (les tarifs des assurances-santé, par exemple, ont flambé). De plus, les grosses fortunes et les grands groupes ont choisi d'investir ailleurs au détriment du potentiel industriel, obligeant à importer plus et à exporter moins, d'où les déficits.
En fait, l'Amérique du haut s'enrichit et pousse celle du bas vers les institutions de crédit afin d'éviter de payer des salaires décents."
Martine Bulard - Pékin, mont-de-Piété de l'Amérique, in Manière de voir n°102, page 72 - Décembre 2008
Archives de Vigile Répondre
19 décembre 2010J'espère ne pas être hors sujet mais puisque RCdb écrit, à mon avis avec pertinence, qu'il faut changer de paradigme, je crois qu'en effet c'est à cela que l'on doit songer.
Changer de paradigme c'est certainement voir les choses autrement plutôt que de tenter en vain selon moi de réaménager la pièce comme le faisait ma mère deux fois par année au moment du dit grand ménage, quand elle faisait tourner les meubles dans les mêmes pièces. Ce qui procurait une illusion éphémère de changement.
Changer de paradigme pour nous donner les moyens de faire autrement, il y a des solutions qui existent pour le faire, mais on ne les connait pas ou encore on les écarte du revers de la main comme étant utopiques.
Récemment un intervenant sur le blogue de monsieur Facal justement, proposait une solution, le revenu de base. Voici le lien vers un percutant documentaire à ce sujet : http://le-revenu-de-base.blogspot.com/
Si on voulait vraiment changer les choses et il le faut, on regarderait toutes les solutions possibles dont l'idée maîtresse de cette proposition le revenu de base, dans le document que je recommande à tous et toutes.
Archives de Vigile Répondre
18 décembre 2010Que faire? Rien de moins que changer la donne, changer de paradigme, qu’enrayer le processus destructeur de la québécitude. Qu’est-ce qui fait qu’infiniment moins riches et moins instruits, nous résistions néanmoins autrefois à des volontés assimilatrices bien plus violentes? C’est que nous formions une nation réelle. Or, on s’est presque totalement dénationalisé pour faire naître un peuple québécois pluraliste : on a renié les valeurs et les référents culturels de nos parents, on a ridiculisé leurs droits, leur pensée politique et leurs plus belles réalisations. En conséquence, pour s’imposer face aux autres Québécois, on a tout simplement plus rien sur quoi s’appuyer, plus rien à défendre. Que faire alors? Rien d’autre que recouvrer notre identité historique et reformer une nation à nouveau.
RCdB
Jean-François-le-Québécois Répondre
17 décembre 2010@ Louis Lapointe:
«Notre société est en déficit de temps pour les choses les plus importantes de la vie, comme parcourir les grands classiques que Joseph Facal voudrait voir nos jeunes lire.»
Je serais porté à croire que tout ceci a été imaginé, voire bien planifié, il y a déjà longtemps. Les riches et leurs amis, veulent que le peuple soit de plus en plus occupé -et relativement ignorant- et ne sente pas progressivement la perte de ses droits...
On dirait que les romans et films d'anticipation cauchemardesques, comme ceux de Huxley et Orwell, vont se concrétiser dans notre réalité, finalement.
Mais que faire?
Le Québécois moyen ne sait pas vraiment bien s'expimer dans sa propre langue (ni aucune autre), et va manifester à grands cris pour le retour d'une équipe de la LNH à Québec, pendant que relativement peu de gens manifestent contre ce que Charest est en train de faire subir au Québec! Alors de lui parler de grandes tendances comme celle qui se dessine malheureusement sous nos yeux...
Archives de Vigile Répondre
16 décembre 2010Monsieur Lapointe,
Bravo ! Votre texte est lumineux. Une véritable pièce d'anthologie !
Vous dénoncez on ne peut mieux tout ce qu'a de pervers et de perfide l'idéologie néolibérale. Depuis au moins trente ans, les classes dirigeantes en Occident obligent la masse des populations à travailler toujours plus tout en comprimant les salaires. Tout cela pour augmenter les profits et, surtout, surtout, la part versée en dividendes aux actionnaires.
Mais comme il importe au système capitaliste que la consommation se maintienne et même croisse, alors on pousse les gens au crédit et, presque fatalement, à l'endettement. Des facteurs lourds y contribuent : le loyer ou l'hypothèque, l'automobile souvent indispensable et les enfants qu'il faut bien élever et envoyer à l'école. Ambiante, omniprésente et tonitruante, la publicité commerciale se charge du reste.
Résultat net : pour la plupart des gens, la vie quotidienne devient une sorte de cercle vicieux infernal. «Métro, boulot, dodo», disait-on naguère. «Métro, boulot, tombeau», commence-t-on à dire aujourd'hui. Le temps disponible pour des loisirs se raréfie. Et c'est pire pour l'énergie ! Après huit heures au bureau ou à l'usine et deux ou trois heures de transport, sans compter les courses et toutes les nécessités domestiques, que faire d'autre que de s'écraser devant la télé pour écouter les âneries auxquelles se ramène de plus en plus la programmation ?
Comme vous le soulignez, pour les classes dirigeantes, ce modèle de société a quelque chose d'idéal : il étouffe dans l'oeuf tout projet contestataire ou révolutionnaire. Pour joindre les deux bouts, les citoyens n'ont d'autre choix que de servir le système, que cela leur plaise ou non.
L'économie n'est vraiment plus au service de l'homme, c'est plus que jamais l'homme qui est au service de l'économie. D'où un puissant paradoxe. En effet, les néolibéraux se présentent souvent comme les champions de l'antitotalitarisme. Mais comment nier ce qu'a de profondément totalitaire le néolibéralisme triomphant ?
Le néolibéralisme réduit l'homme à un rouage de l'économie, un rouage dont on souhaite même l'élimination pure et simple quand il cesse d'être productif et rentable. Dans pareil contexte, où est le respect de la dignité humaine ?
Les cyniques sont sans doute d'avis qu'en général, les gens du peuple n'ont que faire de leur dignité humaine tant que les miettes qui tombent de la table des possédants suffisent à les nourrir. Or, c'est peut-être justement l'existence même de ce minimum-là, garant de la paix sociale, que les puissants sont en train de compromettre.
Mais, même si ce n'était pas le cas, même si le minimum de miettes demeure, il y aura toujours une limite à bafouer la dignité humaine et c'est pourquoi, après des décennies de compression, après des décennies à transformer la cité en termitière, nul besoin d'une boule de cristal pour entrevoir une explosion. Une explosion que, contraiment à Mai 68, le capitalisme aura sans doute bien du mal à travestir en une crise d'hédonisme des plus conforme à ses intérêts.
Luc Potvin
Verdun
Raymond Poulin Répondre
16 décembre 2010«Si Socrate vivait encore aujourd’hui, il conclurait certainement que les inégalités sociales nuisent aux affaires de la Cité ».. et l’oligarchie lui ferait boire un gallon de cigüe par le procédé de la quasi-noyade (waterboarding). «A-t-on idée de laisser ce vieux subversif enquiquiner les gens de bien en corrompant le caractère des pauvres!», comme aurait pu le dire un gras dans les Rougon-Macquart.