Huit ans séparent le printemps arabe, qui avait bouleversé le statu quo en Tunisie, en Égypte, en Libye et en Syrie, des révoltes populaires qui secouent actuellement le Liban, l’Irak, l’Algérie et même le Soudan. Même si plusieurs des revendications, notamment sociales et politiques, se rejoignent dans les mouvements de 2011 et ceux de 2019, des leçons semblent avoir été tirées du passé.
Il y a huit ans, des millions de Tunisiens, d'Égyptiens, de Libyens et de Syriens s’étaient soulevés pour demander la fin des régimes dictatoriaux et la mise en place d’une démocratie plus représentative des citoyens.
De ces révoltes, il n’y a que la Tunisie, berceau du printemps arabe, qui semble avoir atteint certains de ces objectifs avec la récente élection à la tête du pays d’un novice du pouvoir, l’universitaire Kaïs Saïed. La Libye et la Syrie ont quant à eux sombré dans les violences entre différentes factions armées sur le terrain, alors que l’Égypte d’Abdel Fattah Al-Sissi connaît une dérive autoritaire, avec près de 60 000 prisonniers politiques, selon Human Rights Watch.
Un « nouvel essor »
Mais pour Karim Bitar, professeur en relations internationales à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et à l'Institut IRIS à Paris, il s’agit bel et bien d’un « nouvel essor » du printemps arabe après une phase qui a été marquée par le triomphe de contre-révolutions, notamment celles de régimes autoritaires ou encore islamistes
.
On nous a fait croire que la contre-révolution avait définitivement terrassé les espoirs de la jeunesse arabe. On voit qu’il n’en est rien. Les jeunes étaient quelque peu tombés dans une léthargie, une dépression, au cours des dernières années et ils découvrent à nouveau qu’ils peuvent encore se faire entendre.
Que ce soit au Liban, en Irak, en Algérie ou au Soudan, selon ce qu'affirme M. Bitar, les protestataires semblent avoir tiré quelques leçons des expériences précédentes
. Il y a une certaine maturité, les manifestants, souvent jeunes, sont désormais déterminés à ne pas s’en laisser conter. Au-delà des slogans, ils s’en prennent à tout le système, et même parfois à l’État profond
, ajoute-t-il, donnant l’exemple des Algériens qui visent non seulement le pouvoir en place, mais aussi les services de renseignement et le système économique perçu comme mafieux.
Selon le spécialiste du Moyen-Orient, les pays touchés par les révolutions en 2019, notamment le Liban, l’Irak, le Soudan et l’Algérie, avaient été épargnés par les soulèvements de 2011. À l’époque, l’Algérie n’avait pas montré le même engouement que la Tunisie et la Libye, parce que le pays était encore traumatisé par les décennies noires, la guerre civile de 1990, explique M. Bitar. Quant au Liban et à l’Irak, ils étaient encore pris au cœur de la tourmente des guerres par procuration
entre les puissances régionales en conflit, dont l’Arabie saoudite et l’Iran.
Parmi les leçons tirées du passé figure le caractère pacifiste des mouvements : que ce soit au Liban, en Algérie ou en Irak, les manifestations sont marquées par la participation active des femmes et des jeunes.
Et du côté des autorités, à part quelques épisodes sanglants en Irak, il n’y a pas eu un véritable basculement dans la violence
, souligne M. Bitar, ajoutant toutefois que cela pourrait changer avec le temps.
« Des révolutions de la dignité »
Par ailleurs, la dimension socioéconomique de ces mouvements a permis de mobiliser un vaste public issu de différentes classes sociales, et pas seulement les plus démunis.
Ce sont des révolutions de la dignité, qui touchent tous ceux qui ont le sentiment que leur dignité a été bafouée, que leur intelligence a été insultée. C’est ce qui explique que des Libanais, issus de la grande bourgeoisie, se mêlent aux manifestants issus de milieux populaires.
Même analyse du côté d’Ishac Diwan, professeur d’économie à l’Université Columbia, à New York, et titulaire de la Chaire socio-économique du monde arabe de l’Université Paris-Sciences et lettres.
Selon lui, le printemps arabe a laissé la place à un véritable hiver de mécontentement
, en raison de la situation économique qui s’est gravement détériorée dans la région depuis 2011. Il y a huit ans, le prix du pétrole avait atteint un pic et les économies connaissaient une croissance sans précédent depuis des décennies, explique-t-il. Mais avec la chute des prix en 2014, la situation est devenue de plus en plus difficile.
Mais qu’en est-il de l’influence des puissances régionales qui possèdent des intérêts dans la région? Le cas de la Syrie, notamment, où Russes, Américains, Iraniens, Turcs et autres forces étrangères sont intervenus dans le conflit, montre la complexité des luttes au pouvoir dans cette partie du monde.
Pour Karim Bitar, il ne faut pas sous-estimer les jeux de puissance à l’échelle régionale qui pourraient en effet contribuer à étouffer ces révoltes
.
La menace des puissances régionales
Selon lui, les adversaires endurcis du régime iranien, comme les États-Unis, sont tentés de voir dans ce qui se passe au Liban et en Irak un affaiblissement de Téhéran
. C’est vrai dans une certaine mesure, dit-il, surtout que c’est la première fois qu’on voit des communautés chiites en Irak et au Liban se retourner contre leurs propres élites politiques.
Il rappelle aussi que les sanctions économiques imposées par Washington sur Téhéran ont eu pour effet de réduire les ressources qu’allouait l’Iran à ses alliés dans la région, comme le Hezbollah au Liban.
« Mais l’Iran reste quand même dans une position stratégique assez confortable dans la région, assure-t-il. Ces systèmes sont encore capables de se servir de toutes les armes dont ils disposent, dont le communautarisme, l’argent et l’identitarisme pour essayer de se maintenir en place. »