Il nous a tous connus et tous l'ont entendu. Il suffit d'en lire quelques pages pour l'entendre à nouveau: soudain il est là, à l'oreille, s'expliquant encore et toujours, et citant de ses propres vers à l'appui! Il a si bien attaché son écriture à sa voix, et tellement donné de la voix, que ses écrits font mieux que lui survivre, ils le ressuscitent, avec sa voix, sa dégaine de vertige, sa puissance mortifiée, son rire invraisemblable.
Le voici devenu un classique, c'est-à-dire, selon sa propre définition, un contemporain de toutes les époques.
C'est le paradoxe. Gaston Miron, sans doute, a gagné son pari d'anthropoète: il fallait enraciner la littérature québécoise dans son sol et son humanité particuliers, pour qu'elle accède à l'universel. Mais l'universel au vingtième siècle n'est pas une appartenance à l'humanité de tous les pays, mais une communauté impossible, réfractaire à la poésie, de désappartenance, de souffrance, d'aliénation. Que cette désappartenance chez Miron s'appelât Québec apparaît désormais presque secondaire.
Il ne s'est évidemment jamais rapaillé, mais toujours fendu en quatre pour rester réellement Québécois, ce qui exigeait de poétiser sans la trahir, d'épouser en la dépassant l'aliénation de son peuple banni de l'histoire. Aujourd'hui, ce qui rend son oeuvre universelle, c'est justement ce qui l'a tant désolé, paralysé, culpabilisé, mais fait écrire quand même: l'inadéquation de sa poésie à l'aliénation canadienne-française, sa farouche exigence de réalité et l'obstination que la poésie est ce qu'il y a de plus réel.
Comme Rimbaud (autre damné de l'impossible), Miron n'a jamais cessé d'écrire des poèmes tout en disant qu'il n'en ferait plus, d'annoncer qu'il renonçait à la poésie tout en réclamant et préparant une poésie plus forte que les larmes et plus amère que l'amour, de se culpabiliser et même de se mépriser d'écrire sans pouvoir trouver mieux que cette écriture de coupable.
«Une angoisse cernée de courage», a dit Jacques Brault, en 1966, dans Miron le magnifique. Beaucoup d'intellectuels et d'écrivains du temps ont connu cette angoisse de trahir leur famille, leur peuple, en devenant savants, cultivés, écrivains dans un français qui n'était pas du peuple. «Tu sais, m'avait dit mon grand-père analphabète, quand on ne sait pas lire ni écrire, on est toujours dans le noir. Tout le noir de ces hommes est entré en moi. Il faut que j'assume tout ce noir, et il faut en même temps que j'écrive, que je dise que ces gens-là n'ont pas vécu en vain, que ces gens-là ont laissé une trace, une grande trace. Et, en même temps, je me sentais coupable, comme si j'usurpais leur parole.»
D'où la tentation du joual, générale à l'époque. Puisque son aliénation politique interdit au peuple le français, écrivons en parlure aliénée, cela nous éloignera moins de lui et nous absoudra d'écrire. «Le joual est un masque de misère et de dérision, le faux visage d'une conscience malheureuse et qui à la moindre lueur d'espoir est prête à se faire une gloire de sa honte.» (Brault)
Cette gloire de la honte, quelle tentation pour Miron! Il a beau la savoir masochiste, il ne peut la dépasser qu'en s'y livrant. Miron a plus en commun qu'il ne l'imagine avec Saint-Denys Garneau... Ce masochisme, en tout cas, en attachant l'écriture avec sa punition, le garde de l'erreur québécoise si banale de rejeter gaiement la culture pour rester bien avec son peuple. Peut-être l'écrivain qui n'est pas masochiste ne peut-il écrire que des fantaisies irresponsables. Miron, lui, n'a jamais éludé la souffrance enivrante d'être de ce peuple arriéré, jamais cabotiné avec la responsabilité d'écrire.
Son masochisme, il l'appelait la vie agonique. «En quelques vers, par la voix d'un seul, un Québec de malchance épouse le courage d'être au monde, en vérité, en humilité et en fierté. Tel est, sous son jour le plus probant, l'agonique: l'un de nous s'avance, à quatre pattes, s'il le faut, mais le front levé, vers l'impossible.» (Brault)
Étrangement, l'agonique nous frappe à présent comme une poétique parfaitement de son temps. Y a-t-il plus agonique que ce qu'on appelle la modernité? Sa langue natale demeurant à Miron étrangère, et cette étrangeté obstinément soutenue devenant poétique, est-ce si différent, par exem-ple, de L'étrangeté du texte dont a parlé Claude Lévesque dans son livre fameux sur Nietzsche, Freud, Blanchot et Derrida?
Jacques Brault écrit encore: «Nul plus que ce poète n'a ressenti à quel point chacun ici est rejeté de lui-même, renvoyé à un autre qui, à la lettre, n'existe pas.» Un Blanchot n'eût jamais cru qu'un rapaillage en poésie pût réunir le dernier homme avec lui-même. Le retard du colonisé, la naïveté de l'acculturé, l'oeillère du dominé, c'est de croire qu'il existe, le pays du salut par la poésie. Mais la détresse de l'exil sans pays d'origine est la condition commune depuis le siècle dernier. Plus il est facile d'être de son temps, plus il est difficile d'être de quelque part. Aujourd'hui, tout pays devient semblable au Québec de Miron: une terre où l'homme divisé pourrait enfin se rapailler, si seulement on pouvait, mais on ne peut pas, y retourner.
Ce n'est pas en dépit de sa contradiction irrésolue, mais grâce à elle, «agonie comme état permanent», que Miron est un grand écrivain du vingtième siècle.
En ses dernières années, où je l'ai un peu connu, Miron avait ce tic troublant, quand on lui parlait, d'ouvrir la bouche, tout à coup, et puis... il ne disait rien. Il mâchait de l'air. Il rongeait du silence. J'ai eu parfois l'impression qu'il le faisait pour couper la parole à l'autre, avant même d'avoir trouvé à lui répondre. Mais peut-être était-ce encore se taire pour dire plus qui avait pris chez lui cette forme de bouche béante contre l'impossible — qui faisait penser au cri muet du joual de Guernica. Agonie souveraine.
***
L'avenir dégagé
Entretiens 1959-1993
Gaston Miron
Édition préparée par Marie-Andrée Baudet et Pierre Nepveu
L'Hexagone
Montréal, 2010, 420 pages
Miron l'agonique
Le voici devenu un classique, c'est-à-dire, selon sa propre définition, un contemporain de toutes les époques.
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