Si la catastrophe était une image, ce serait les nombreuses scènes de pillage de Bagdad, qui ont eu lieu dès les premières heures de sa libération, le 9 avril 2003. Hormis l'affaissement de la statue de Saddam Hussein, aucun événement n'est venu réjouir les troupes américaines, alors que ce pillage, imprévu par elles, a rapidement terni leur conviction d'avoir remporté une victoire efficace et rapide contre l'armée disloquée du dictateur déchu.
«Ce n'est pas une exagération d'affirmer que les États-Unis ont perdu la guerre d'Irak le jour même où ils sont entrés dans Bagdad», écrit le diplomate Peter Galbraith. Certes, un «plan» avait été prévu pour les heures et les jours qui allaient suivre: gérer des puits de pétrole en feu, une grave crise humanitaire, des représailles massives contre les leaders du gouvernement de Saddam Hussein ou encore des menaces de la part des voisins de l'Irak. Or ce plan n'était pas le bon! Ce n'était somme toute qu'une vue de l'esprit.
Personne n'avait tenu compte des centaines d'avertissements et des milliers de pages (en provenance notamment du projet «Future of Iraq») qui avaient été acheminés aux décideurs. Par excès de confiance et de jubilation, le Pentagone, qui avait reçu en janvier 2003 le contrôle effectif de l'Irak grâce à une directive présidentielle de George W. Bush, avait imaginé un scénario de transition rapide, nommé la «phase quatre». Celle-ci devait reposer, en premier lieu, sur le retour à Bagdad et sur la prise du pouvoir de l'exilé Ahmad Chalabi et, en second lieu, sur la présence d'une aide humanitaire et d'une aide à la reconstruction, assurées par le général à la retraite Jay Garner.
Absence de planification
Tout cela devait se produire en moins de 90 jours et être suivi d'un retrait graduel des troupes avec l'objectif qu'il reste moins de 30 000 soldats en Irak à l'été 2003! Enfin, les revenus pétroliers irakiens devaient couvrir toutes les dépenses de reconstruction et de stabilisation. Sans surprise, avec un tel état d'esprit, tout s'est donc fait à l'aveuglette, de manière improvisée et sans plan de rechange.
Cette absence de planification s'explique par le fait que, depuis l'automne 2002, aucune discussion ni réflexion sérieuses n'ont été entreprises au sujet de l'après-Hussein avant... fin janvier 2003, soit deux mois avant l'invasion, alors même qu'est créé le bureau de l'aide humanitaire et de la reconstruction dirigé par Garner. Ce n'est pas avant les 21 et 22 février que Garner convoque la conférence de la National Defense University, réunissant quelque 200 personnes qui évoquent avec assez d'exactitude les problèmes que le général pourrait affronter dès son arrivée en Irak.
Garner ne rencontre directement Bush et ses conseillers qu'une seule fois, à la toute fin du mois de février: aucune directive particulière, aucun plan précis ne font alors l'objet d'une attention soutenue ni ne soulèvent de questions. Le président semble même désintéressé. Début mars, le numéro trois à la Défense, le sous-secrétaire responsable des politiques Douglas Feith, rassure Bush à propos du bon déroulement prévu de la phase quatre. Pourtant, Antonio Zinni, ancien commandant du théâtre du golfe Persique et prédécesseur du général Thomas Franks, prévient le Pentagone du chaos qui risque d'accompagner la chute de Saddam Hussein.
Des nominations bloquées
Mais Franks n'a aucune idée de ce que signifie concrètement la phase quatre. Pas plus que Garner d'ailleurs, dont l'expérience de l'Irak se limite à son rôle dans l'acheminement de l'aide humanitaire aux Kurdes en avril 1991. Il ne dispose d'aucune information privilégiée sur la situation, ni des études faites auparavant -- notamment par l'équipe de Warrick -- sur ce qui pourrait advenir en Irak. Garner, comme son successeur, Bremer, ne consulte d'ailleurs jamais ces études avant d'arriver à Bagdad le 20 avril, un mois après le début des opérations militaires.
Au lieu de disposer des meilleurs experts, c'est-à-dire les personnes qui ont l'expérience des situations postconflit (principalement au département d'État), Garner peut compter uniquement sur les amis et les proches des conseillers du Pentagone, en particulier sur Douglas Feith, qui se voit investi, avec son bureau peuplé de fidèles néoconservateurs, de la responsabilité de superviser depuis Washington les décisions de l'après-Saddam Hussein. Lui et son patron, Donald Rumsfeld, appuyés par le bureau du vice-président, bloquent des douzaines de nominations proposées par Garner en février parce qu'elles sont associées au département d'État. Par exemple, la nomination de Thomas Warrick est repoussée alors même qu'il a dirigé le projet de transition en 2002 et, de ce fait, connaît mieux que quiconque la situation et les problèmes de l'Irak. Il ne sera finalement autorisé à aller donner un coup de main en Irak qu'en mars 2004, avec un an de retard.
Pourquoi? Rumsfeld, Wolfowitz et Feith estiment que les «arabistes» du département d'État ne croient pas en la possibilité d'implanter la démocratie en Irak. À un mois de l'invasion, les départements d'État et de la Défense sont donc déjà en guerre, non pas contre l'Irak mais l'un contre l'autre. Et la situation ne s'améliore pas après l'invasion. Garner et son équipe voient toutes leurs initiatives systématiquement bloquées par Rumsfeld, par Feith ou par la Maison-Blanche.
Action paralysée
En fait, Garner a les mains liées. Tout a été fait pour l'empêcher d'avancer. Son idée de mettre sur pied un gouvernement de transition, comprenant à la fois des exilés et des leaders locaux, reste lettre morte, car personne à Washington ne s'entend sur la constitution d'un tel gouvernement: Feith ne veut que des exilés au pouvoir alors que le département d'État écarte toute participation d'exilés et insiste sur des élections rapides. Son idée de restaurer un minimum d'autorité à Bagdad en maintenant ou en réhabilitant des militaires et des technocrates baasistes de réputation convenable est rejetée par les idéologues du Pentagone.
Ces désaccords et l'absence d'un plan cohérent de transition paralysent toute action que Garner souhaiterait entreprendre. «Garner sera l'homme qui tombera à pic pour une mauvaise stratégie. Il fera exactement ce que Rumsfeld voulait qu'il fasse», conclura le journaliste George Packer. Feith et ses adjoints prennent ou avalisent des décisions dans le plus grand secret, sans consulter le département d'État, ni la CIA, ni même parfois leurs propres experts de la branche militaire, alors qu'ils ne possèdent aucune expertise sur le Moyen-Orient, sur l'Irak ou sur les opérations de stabilisation et de reconstruction postconflit, comme Garner s'en rendra compte à ses dépens bien après son arrivée à Bagdad.
Faut-il s'étonner que son travail soit peu apprécié, taxé d'amateurisme et perçu comme étant déconnecté de la situation? Le général essaie pourtant de faire de son mieux. Il ne dispose au départ que d'une carte de Bagdad et d'effectifs civils et militaires d'une centaine de personnes, dont la plupart sont totalement ignorants des réalités du Moyen-Orient et s'initient à leurs nouvelles tâches en Irak en consultant des livres traitant de l'occupation américaine... de l'Allemagne et du Japon. À cet égard, le parallèle entre Jay Garner arrivant en Irak et Roméo Dallaire arrivant au Rwanda est saisissant. Dans le cas de Garner, sa mission a échoué parce qu'il a justement été envoyé afin qu'elle ne réussisse pas. Certains feraient la même remarque à propos de Roméo Dallaire.
Brouillard sur la mission
Devant les faibles effectifs des troupes américaines et l'évaporation entière des soldats et des policiers irakiens, le mois qui suit l'arrivée de Garner en sol irakien est un cauchemar. Le commandement américain sur le terrain est peu préparé et peu coopératif devant les requêtes pressantes de Garner. Par ailleurs, le gouvernement est inopérant, les infrastructures vétustes, les ministères en feu, les prisonniers ont été relâchés, les forces de l'ordre dissoutes et les dépôts d'armes laissés sans surveillance.
La mission n'est pas claire. Elle est sous-financée et manque d'équipement. Les traducteurs ne sont pas disponibles, et les tensions entre Garner et l'armée sur le terrain sont vives. De toute manière, ce n'est pas dans les plans du Pentagone de faire du nation-building en Irak, ce genre d'entreprise ayant été vertement critiqué et abandonné par Rumsfeld qui, quelques mois avant l'invasion, a fait fermer le seul collège des forces armées aux États-Unis sur les missions de paix! Les 150 000 soldats qui doivent s'occuper d'un pays de 27 millions d'habitants représentent un ratio qui défie toutes les expériences passées. Dès lors, devant la détérioration sérieuse des conditions de sécurité en Irak, il n'est pas étonnant que la Maison-Blanche se rende compte de l'urgence de changer de cap. Mais il est déjà trop tard.
***
Charles-Philippe David, Titulaire de la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM - L'auteur publie cette semaine L'Erreur avec Karine Prémont et Julien Tourreille (Éditions Septentrion). Nous en présentons ici un extrait.
Occupation en Irak - Cinq ans plus tard: l'erreur
"Énormes gaffes"? "Aveuglement idéologique"? "Idéalisme béat"? "Erreur"? "Brouillard sur la mission"? Tout ne montre-t-il pas, au contraire, l'immense succès de l'opération "destruction de l'Irak"?
Charles-Philippe David12 articles
directeur de l'Observatoire sur les États-Unis de la chaire Raoul-Dandurand de l'UQAM
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé