Paul-François Paoli: «La gauche est devenue le camp du conformisme, le conservatisme celui de la transgression»

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« Ce ne sont pas les valeurs, fussent-elles républicaines, qui fondent la nation contrairement à ce que l’on croit en France c’est le sentiment de ressemblance. »

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Le journaliste Paul-François Paoli a reçu le prix de l’Institut de France pour son livre Confession d’un enfant du demi-siècle dans lequel il raconte près de 50 ans de vie intellectuelle et politique. Il revient sur son parcours, celui d’un homme qui, d’étudiant communiste, devint écrivain conservateur.





Paul-François Paoli est journaliste au Figaro et écrivain. Il a récemment publié Confession d’un enfant du demi-siècle(Editions du Cerf, 2018).




FIGAROVOX. - Votre essai Confession d’un enfant du demi-siècle vient de recevoir le prix de l’Institut de France. Il s’agit d’une autobiographie intellectuelle dans laquelle que vous retracez également l’évolution du paysage idéologique de ces 50 dernières années. Si vous deviez retenir seulement trois penseurs et trois livres? Quels sont les plus emblématiques de cette période?


 

Paul-François PAOLI.- À mes yeux et même si je n’aime pas trop les classements, les trois penseurs français les plus décisifs pour comprendre notre époque sont Marcel Gauchet, René Girard et Jean Claude Michéa. Le livre de Gauchet Le désenchantement du monde paru en 1985 nous aide à comprendre l’époque qui a vu la France se séculariser et cesser d’être un pays catholique. Gauchet démontre à quel point le christianisme était voué à cesser d’être une religion - laquelle est censée embrasser tous les domaines de la vie sociale pour devenir une spiritualité intime. Le livre de Girard qui compte le plus pour moi est évidemment La violence et le sacré paru en 1972 la même année que l’Anti Oedipe de Deleuze et Guattari. Girard est d’une certaine manière le continuateur de Tocqueville. Il met à nu l’échec de la modernité qui a prétendu rapprocher les hommes à travers le sentiment d’égalité alors que c’est l’inverse qui se produit: la promiscuité nourrit la rivalité et accroît la lutte sans fin pour la reconnaissance comme l’illustre avec un immense humour noir l’œuvre de Houellebecq. Enfin Michéa est le penseur qui a mis à nu les désillusions d’un libéralisme qui avait promis le bonheur au plus grand nombre. Son livre le plus important est peut-être Impasse Adam Smith. À ces penseurs relativement connus du grand public j’ajoute un philosophe très difficile mais important: le catholique Jean Luc Marion qui a montré, de livre en livre, que le discours sur les «valeurs» était souvent vide de sens parce qu’aucune valeur ne peut remplacer l’idée de Vérité.


Durant votre carrière de journaliste d’idées, une rencontre vous a-t-elle particulièrement marquée?


Je retiendrai bien sûr la rencontre avec Pierre Boutang qui m’a beaucoup marquée même si je n’ai jamais été maurassien. C’était un homme d’une puissance intellectuelle fulgurante avec un grain de folie et peut-être plus qu’un grain. Il était impossible d’avoir le dessus avec lui dans une discussion, ce qui ne veut pas dire qu’il avait raison. J’ai aussi rencontré Jean Edern Hallier vers 25 ans, qui m’a impressionné lui aussi par sa fulgurance et sa méchanceté.


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Vous avez d’abord été communiste. Est-ce lié à votre histoire familiale? Dans les années 70, tous les intellectuels étaient-ils de gauche ou d’extrême gauche?


J’ai adhéré aux jeunesses communistes à 15 ans à Aix-en-Provence, ville bourgeoise s’il en est. Nous étions dans les années 1975 et j’étais fasciné par la dramaturgie révolutionnaire. J’avais éprouvé enfant, en côtoyant des enfants d’ouvriers ou d’immigrés, la réalité indicible d’un mépris social qui confine parfois à une forme de racisme. Et puis je me suis rendu compte que les communistes et les gauchistes étaient souvent habités par la haine et le ressentiment. Dans les années 1970 il était pratiquement impossible en France de ne pas être de gauche dans le milieu de la culture. En 1974 les congressistes de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) avaient accueilli Georges Marchais le poing levé en chantant l’internationale. C’est dire!


Vous vous définissez aujourd’hui comme conservateur. Finalement, beaucoup d’intellectuels de votre génération ont connu le même itinéraire. Comment l’expliquez-vous?


Un mouvement intellectuel conservateur de fond traverse l’Europe et l’Occident. Je l’explique par l’inquiétude que suscite la révolution anthropologique en cours. Selon Jérôme Fourquet, l’auteur de L’Archipel français, «deux tiers des moins de 65 ans sont favorables à la PMA sans père ; en 30 ou 40 ans, un invariant anthropologique majeur - la référence au père - a été chamboulé. Et dans ces conditions le GPA suivra, n’en doutons pas». Je suis convaincu que la violence de la jeunesse d’origine immigrée en France n’est pas due à l’exclusion sociale, comme nous le rabâchent ces belles âmes qui prônent le «vivre ensemble» pour mieux rester entre elles, mais par un sentiment d’étrangeté profond à l’endroit d’une société où certaines normes anthropologiques ont été bouleversées. D’où le recours à un islam identitaire et normatif.


La chute du mur de Berlin qui illustre la couverture de votre livre a-t-elle été un évènement décisif?


Oui bien sûr. Je suis allé en décembre 1989 à Berlin et c’était incroyablement excitant. Mais ce que la réunion des deux Allemagnes a démontré c’est la supériorité du sentiment d’identité sur les valeurs idéologiques. Les Allemands, libéraux à l’Ouest, prétendument socialistes à l’Est, étaient restés Allemands. Ce ne sont pas les valeurs, fussent-elles républicaines, qui fondent la nation contrairement à ce que l’on croit en France c’est le sentiment de ressemblance. Stendhal disait: «La vraie patrie est celle où l’on rencontre le plus de gens qui vous ressemblent». Si le sentiment de ressemblance se dilue comme c’est le cas aujourd’hui dans une société française «archipélisée» et communautarisée, la référence à la nation devient purement rhétorique.


L’épisode marque également le triomphe du libéralisme mondialisé ...


Oui et l’immense désillusion qui a suivi. Qui peut encore soutenir aujourd’hui la thèse de Françis Fukuyama dans son livre La Fin de l’Histoire paru en 1992 et qui prédisait la victoire mondiale de la démocratie libérale? Les Chinois se contrefichent de nos «valeurs». Ils aspirent à la puissance face à un Occident qui les a autrefois humiliés. Leur nationalisme ne s’explique pas autrement.


Certains observateurs vont jusqu’à expliquer que le conservatisme aurait gagné la bataille des idées. Partagez-vous cette analyse?


Sur le plan intellectuel, le conservatisme est peut-être en passe de gagner la bataille des idées. Qui sont les intellectuels de gauche en France? L’intelligence a changé de camp après quarante ans d’hégémonie idéologique de la gauche, hégémonie qui s’écroule avec le mur de Berlin. La gauche est devenue le camp du conformisme et de la normativité morale, le conservatisme celui de la transgression positive dès lors qu’il n’est pas perçu comme axé sur la défense d’intérêts de classe. La bourgeoisie en France n’est pas conservatrice elle est libérale, voire libertaire. Nonobstant, cette victoire intellectuelle ne pénètre guère un monde politique indifférent aux idées. L’échec de Bellamy l’a montré. Il ne suffit pas d’avoir raison sur le plan rhétorique pour l’emporter. Il faut aussi mordre sur les classes populaires.


C’est aussi le grand retour des frontières … Comment analysez ce phénomène de reflux? Est-ce temporaire ou s’agit-il d’un nouveau cycle?


Le livre de François Lenglet La fin de la mondialisation est sans doute important à cet égard. Ainsi que celui de Laurent Bouvet l’auteur de L’insécurité culturelle. Le besoin de frontières est lié au sentiment d’une intolérable promiscuité qui est encore accrue par des flux migratoires qui semblent irrépressibles. Il n’y a pas d’entre soi ou de chez soi sans frontières. Et les nantis qui se répandent en discours pseudo-généreux sur l’abolition des frontières le savent très bien quand il s’agit de se retrouver entre eux. À cet égard il me semble que le discours de l’Église catholique est irresponsable. «Les hommes sont comme les hérissons, plus on les rapproche, plus ils se piquent» disait Schopenhauer. Ici encore il ne s’agit pas d’idéologie mais d’anthropologie.


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La question de l’identité, peu présente dans les années 70 va-t-elle être celle du demi-siècle à venir?


Oui c’est et ce sera la question fondamentale. J’ai parcouru le quartier des Champs-Élysées la nuit du 19 juillet. Des milliers de jeunes nés en France revendiquaient haut et fort leur identité en brandissant de manière agressive le drapeau du pays de leur cœur, l’Algérie. Le droit du sol, dogme sacré saint de notre République, a donc échoué les concernant. Le sentiment d’identité est une chose, la nationalité administrative en est une autre.