Penser l’avenir de la planète avec la sensibilité

Pour une pédagogie des odeurs et du goût

Tribune libre - 2007

La crise écologique s’aggrave de jour en jour. Les sommets d’experts
consacrés à l’environnement tentent d’expliquer l’ampleur des problèmes. Si
l’avenir s’annonce sombre, une chose est claire : tous s’entendent pour
dire que la température augmente et que cela amènera des conséquences
graves pour la population mondiale. L’heure est désormais à la diffusion
rapide de la « mauvaise » nouvelle. L’alarme sonne partout. Mais les
gouvernements, en spectateurs, ne bougent pas. Pourquoi ? Sont-ils sourds ?
Désensibilisation, oubli de la nature et perte du sens
On peut penser que les problèmes environnementaux sont bien connus –
surtout connus par la raison, comme l’écrivait le philosophe Jonas dans son
Principe responsabilité en 1979 – mais peu « sentis ». En effet, l’homme
moderne s’intéresse plus au virtuel qu’au réel. Tout se passe un peu comme
si l’humain déniait toujours plus son animalité au profit de ses
possibilités techno-scientifiques. Une fois ses besoins matériels comblés,
il préfère la fiction à la nature, le rêve à la réalité, le jeu au travail
du corps. C’est ainsi que, l’Histoire le rappelle, de nombreux paysans ont
fui les campagnes pour gagner les villes afin de se trouver un emploi,
tout en se déconnectant de la nature. Le résultat de cette fuite « en avant
» est la perte de la sensibilité : les sens étant moins sollicités, ils
deviennent de moins en moins « sensibles ».
Les cinq sens ont pour tâche de guider l’homme dans la nature. Ils lui
permettent de se retrouver et de déjouer l’étrangeté du réel. Ainsi en
va-t-il, comme nous l’apprend le langage, du sens de la vie elle-même.
L’animal humain cherche une direction, un sens, en se mettant d’abord à
l’écoute de ses sens. Ici, le mot « sens » renvoit à la capacité de sentir
et, par extension, à la capacité humaine de « vivre la vie » et d’y
retrouver un sens. Il y a fort longtemps, Augustin écrivait que la vie
humaine doit être sentie, orientée avec le goût (« cum sapit »), sinon elle
perd tout sens. Et Augustin a peut-être davantage raison aujourd’hui, à
l’ère des changements climatiques : une vie qui n’a plus de « saveur » pour
nous, une vie de smog, polluée par les gaz et les mauvaises odeurs, est
indésirable et insensée.
Vivre avec son nez et goûter la vie
Comme on sait, le mot « sentir » peut être entendu dans un sens plus
précis : sentir, c’est percevoir l’odeur par le nez. Or, si l’animal
reconnaît les dangers par ses sens, surtout auditif et olfactif, l’humain
fait de même : il sent l’odeur du feu, du gaz et de la pourriture par
exemple. On constate dès lors quelque chose de troublant : l’humain, dans
son évolution, a privilégié la vue à l’olfaction. Pensons ici à la
référence visuelle durant l’Antiquité (la contemplation des Idées),
l’époque médiévale (la conversion du regard vers Dieu) jusqu’à la modernité
(éprise d’optique) et les Lumières (le nom du Siècle parle de lui-même). La
leçon est simple : l’homme préfère voir plutôt que de sentir son avenir. Et
c’est là que se trouve le problème et sa solution : la vue ne suffit pas à
assurer un changement de l’agir humain.
Un exemple illustrera cette thèse : les effets du monoxyde de carbone.
L’homme moderne produit de la révolution industrielle a inventé la voiture
pour se déplacer rapidement. Rouler en voiture, c’est voir au loin, mais en
même temps dégager du gaz dans l’atmosphère, du monoxyde de carbone.
Contrôlé partiellement par des filtres, ce gaz est invisible et inodore,
donc imperceptible à vue de nez. Cependant, en quantité, il s’avère mortel
pour l’homme. Ainsi comprise, l’humanité vieillissante ressemble en tout
point à cet homo faber qui a choisi de voir plus loin grâce à ses outils,
capable de s’entasser dans des villes polluantes, mais incapable de sentir
que son mode de vie constitue une fuite infinie et une menace pour
lui-même.
S’il n’est pas trop tard pour agir, l’homme, appelé à plus de sensibilité
à l’égard de la rhétorique environnementale et la recherche du sens de la
vie, devra peut-être s’allier à la nature par la redécouverte du corps et
du goût. Plus que jamais, il importe de faire du sport - nos jeunes n’en
font pas assez - et développer les goûts afin de mieux sentir
l’environnement. Au centre de la santé environnementale, la pédagogie du
goût est promise a un bel avenir, car c’est par elle que l’on retrouvera
une partie de nous-mêmes que l’on a, depuis trop longtemps, cherché à
oublier, à savoir notre sensibilité. Pour reprendre un mot connu, les 50
prochaines années seront « olfactives » ou ne seront pas.
Dominic DESROCHES (Ph.D. philosophie)

Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/spip/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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