Robert Fisk est le reporter le plus célèbre de la presse écrite britannique. Critiqué ou adulé. Depuis le début des années 1970, il s'occupe du Grand Moyen-Orient, un territoire allant de la Méditerranée à l'Afghanistan, selon la définition de l'administration Bush. Avant, il était à Belfast, en Irlande du Nord. Fisk, aujourd'hui âgé de 60 ans, a passé l'essentiel de sa vie professionnelle à "couvrir" la guerre, l'horreur, la torture, le malheur des hommes, d'abord pour le Times puis pour The Independent.
Il l'a fait avec un grand courage, c'est-à-dire de près, physiquement. Il l'a fait dans une langue magnifique, toute de simplicité et de précision. Il l'a fait en possession d'une immense connaissance historique et culturelle de la région ; Fisk habite Beyrouth et parle, assez bien, l'arabe. Autant de qualités qui donnent toute sa valeur à la compilation de reportages et d'analyses qu'il livre dans cette somme de près de mille pages. On passe d'un entretien avec Ben Laden à la couverture des guerres d'Irak, d'une rétrospective historique à un compte rendu de bataille, du portrait d'une journaliste israélienne à une rencontre avec l'ayatollah Khomeiny.
Robert Fisk ne travaille pas à la manière (réelle ou supposée) des journalistes anglo-saxons : religion du fait brut, sentiments personnels tenus en laisse. Fisk est un journaliste engagé, en colère, révolté. Souvent très (trop ?) brillant, l'article "fiskien" tient du reportage, de l'analyse, de l'éditorial, de la leçon d'histoire et de morale. Fisk a toujours le même angle de travail : il est du côté de ceux qui prennent les bombes, les coups de crosse, les décharges électriques ; il est avec ceux qui sont du mauvais côté de l'Histoire ; il est là où ça sue la peur et là où ça sent la mort.
Il partage la perception qu'ont les Arabes d'être toujours et encore les victimes des visées occidentales (européennes et américaines) sur la région. C'est vrai, les Européens, au lendemain de la première guerre mondiale, ont découpé artificiellement, et en fonction de leurs seuls intérêts, la carte du Proche-Orient contemporain ; les Américains et les Britanniques ont détruit en 1953 "le seul régime démocratique et laïque qu'ait jamais connu l'Iran", celui de Mossadegh ; les mêmes, avec cette fois les Français, ont appuyé le régime de Saddam Hussein, fermé les yeux sur les horreurs qu'il perpétrait ; les Etats-Unis n'ont jamais accordé au règlement de la question palestinienne la priorité qu'elle mérite, etc.
Les Arabes y voient la "preuve" d'une culpabilité générale et permanente des Occidentaux qu'ils jugent exclusivement responsables des tourments du Proche-Orient. Fisk en fait sa thèse, lui aussi, sa grille de lecture des mésaventures de la région.
Autant on le suit et on l'admire dans sa description des souffrances individuelles, son récit de l'horreur de la guerre, autant cette manière de désigner un unique bouc émissaire paraît simpliste, militante, indigne d'un diplômé en histoire de Trinity College.
Fisk a l'indignation magnifique, mais trop à sens unique. On aimerait qu'il pratique le même flamboyant journalisme de combat pour dénoncer les énormes responsabilités des élites de la région - politiques, religieuses, culturelles, etc. - dans les malheurs de leurs peuples. Peut-être maintenant qu'il a passé la soixantaine...
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LA GRANDE GUERRE POUR LA CIVILISATION. L'Occident à la conquête du Moyen-Orient (1979-2005) de Robert Fisk. La Découverte/ Poche, 956 p., 16 €.
Alain Frachon
Critique
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