Robert Lepage, Albert Memmi et l’appropriation culturelle

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L'idéologie de la décolonisation retournée contre les Québécois désormais jugés comme des « oppresseurs blancs »


La réaction repentante de Robert Lepage du 28 décembre dernier au sujet des critiques et de la manifestation qu’avait suscitées son association avec le spectacle SLĀV mérite un effort d’élucidation. Il avoue humblement ne pas avoir su quoi répondre sur le coup et, tout en répondant maintenant, ne pas se sentir en terrain solide. Faire référence à Albert Memmi et à son essai percutant, Portrait du colonisé (1957), m’apparaît éclairant pour comprendre l’imbroglio dans lequel Lepage se trouve placé.


Memmi, dans son essai, cherche à saisir la dynamique qui s’instaure dans une situation de domination entre le groupe dominant et le groupe dominé. Tunisien d’origine juive, Memmi a connu la colonisation française, mais dans une position singulière. Il ne faisait partie ni du groupe dominant, le colonisateur français, ni du groupe dominé, le Tunisien arabe. En tant que juif, il était subordonné au colonisateur, mais il n’était pas pour autant considéré comme inférieur, comme l’Africain arabe. Il a pu ainsi observer avec un certain recul les réactions possibles en situation coloniale, qu’il a par la suite généralisées à toute situation de domination dans son essai L’homme dominé (1968).


Du point de vue de Memmi, Lepage fait partie du groupe des dominants, les « Blancs » dans ce cas-ci. Cependant, dans tout groupe dominant il y a une minorité qui refuse de jouer le jeu, c’est-à-dire qui désapprouve le traitement que son groupe fait subir aux dominés, les « Noirs » dans ce cas-ci. Le spectacle SLĀV, de ce point de vue et pour ce qu’on en sait, serait d’une certaine manière un réquisitoire antiesclavagiste en faisant entendre la voix des dominés, esclaves d’hier comme d’aujourd’hui.


Memmi a rencontré des Français en Tunisie qui, comme Lepage, dénonçaient à l’époque la colonisation française. Il les appelle les « colonisateurs qui se refusent ». Il s’agissait d’une frange des dominants qui sympathisait avec le groupe dominé. C’était la posture de Lepage en créant SLĀV. Il voulait ainsi faire entendre la voix des sans-voix.


Un transfuge


Chez les dominés, quelqu’un de l’autre bord qui prend fait et cause pour eux s’avère un allié inattendu, et il brouille les cartes en quelque sorte. Il s’ensuit un malaise certain. C’est ce qu’a ressenti Lepage même si on l’a reçu avec civilité. Memmi expliquerait cette réaction par le fait que, malgré toute sa bonne volonté, Lepage est vu comme un transfuge. Il demeure un « Blanc » qui continue à profiter de tous les privilèges rattachés à sa condition, comme le fait qu’il soit extraordinairement plus aisé pour lui de se faire une place dans la société en général, et dans le monde de la culture en particulier. Cela explique sans doute que certains de ses pourfendeurs n’y soient pas allés de main morte au début de la controverse avec des accusations de racisme, et plus généralement d’appropriation culturelle, comme une spoliation de leur identité.


Les représentants afro-descendants qui ont rencontré Lepage, selon ce qu’il nous rapporte, ont adopté une position de dialogue franc avec lui. Ce dernier a réagi, entre autres, en leur proposant de leur faire une place dans sa propre compagnie, Ex Machina. Memmi y aurait vu une situation inédite, car le dominant qui se refuse dans une situation de domination classique n’a pas la marge de manoeuvre requise ou le pouvoir pour renverser la vapeur en faveur des personnes ostracisées. Dans ce cas-ci, on peut penser que tout le milieu culturel « blanc » ne va pas nécessairement le suivre.


Memmi constate que le dominant qui se refuse, comme Lepage, qui se montre, en d’autres mots, sensible à la cause du groupe dominé, n’est pas pour autant au bout de ses peines. Ce que demandent d’abord et avant tout les représentants du groupe dominé, ce n’est pas qu’on parle d’eux, mais qu’on leur donne l’espace créatif nécessaire pour qu’ils puissent parler d’eux eux-mêmes.


À ce moment-ci, il y a tout de même quelques réponses qu’il me semble possible d’apporter pour éclaircir le débat. Est-ce qu’on a le droit de manifester contre un spectacle comme celui de SLĀV ? Certainement. Est-ce qu’on doit se réjouir de l’annulation de ce spectacle ? Certainement pas, si on croit à la liberté d’expression. Est-ce que c’est se censurer que de soumettre au préalable son texte de création à ceux et celles qu’on prétend représenter ? Dans la même veine, devrait-on s’obliger à respecter un quota profilé dans un spectacle ? Cette fois, la réponse ne peut pas être tranchée en un mot ou deux. Est-ce qu’on peut témoigner de la souffrance des autres ? Pourquoi pas ? Il me semble que c’est déjà un pas vers la réconciliation. Est-ce que cela peut se faire sans impliquer les gens concernés ? Bien sûr, mais alors ces derniers ont le droit de réagir, et nous devons accepter de les entendre. C’est ce à quoi Lepage s’est engagé, et on ne peut que s’en réjouir.




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