Un gouvernement américain en plein déni

Bob Woodward publie un livre qui dresse un portrait dévasteur de l'administration Bush

17. Actualité archives 2007

Par Philippe Grangereau
Washington - Les deux précédents livres de Bob Woodward sur la présidence de George W. Bush étaient si laudateurs que le Parti républicain en recommandait la lecture, et ses militants se les offraient à Noël. Mais avec State of Denial: Bush at War, part III (État de déni: Bush en guerre, troisième partie), publié aujourd'hui, le journaliste-vedette du Washington Post ne fait plus de cadeaux.
Bush apparaît comme un président déterminé à cacher au public la gravité de la situation en Irak, poursuivant une politique de l'autruche encouragée par son entourage. Selon le général Jay Garner, brièvement chargé d'administrer l'Irak après l'invasion, Bush ne sollicite pas l'opinion de ses visiteurs informés. Dans le Bureau ovale, dit-il, «l'atmosphère était trop souvent celle d'une cour royale, où s'affichaient [le vice-président] Dick Cheney et [la secrétaire d'État] Condoleezza Rice. On y dispensait des histoires optimistes, de bonnes nouvelles exagérées, et tout le monde s'amusait bien».
L'ouvrage énumère plusieurs rapports confidentiels alarmants transmis à l'administration américaine sur l'ampleur de l'insurrection en Irak. Le président Bush prend à chaque fois le contre-pied dans ses discours publics. L'un de ces rapport décrit l'Irak comme un «État raté». Les derniers en date, écrit l'auteur, qui dispose d'un accès relativement facile à la Maison-Blanche, estiment qu'il y a quatre attaques d'insurgés toutes les heures, et prévoient une aggravation en 2007. Or l'administration continue d'assurer que la situation se stabilise.
À la Maison-Blanche, «il y a [l'information rendue] publique, et celle qui demeure privée. Et celle qui est privée qu'en font-ils? Ils la tamponnent "secret". Personne n'est censé savoir», expliquait samedi Woodward dans une interview à la télévision destinée à promouvoir son livre, probable «best-seller». L'ouvrage rapporte des épisodes anecdotiques, mais néanmoins éclairants. «Je ne me retirerai pas, même s'il n'y a plus que Laura [son épouse] et Barney [son chien] pour me soutenir», aurait déclaré Bush propos de l'Irak, à des pontes du Parti républicain.
Le livre s'étend sur les désaccords nombreux entre les faucons de la Maison-Blanche et les partisans d'une approche plus diplomatique. «Le secrétaire d'État Colin Powell et son adjoint Richard Armitage, en fonction de 2001 à 2005, étaient persuadés que la Maison-Blanche considérait le Département d'État [chargé des affaires étrangères] comme des partisans d'une politique d'apaisement.» «Leur idée de la diplomatie est de dire "eh, connards, faites ce qu'on vous dit"», se souvient Armitage.
Donald Rumsfeld, «stratège» de la guerre en Irak, n'a pas gagné l'estime de ses pairs. Toujours selon Woodward, le général Richard Myers, chef de l'État-Major (2001-05) avait l'habitude de l'appeler «ce trou du cul». Andrew Card, le «chief of staff» de la Maison-Blanche, a tenté à deux reprises de convaincre Bush de s'en séparer, en vain. Les antipathies suscitées par la politique irakienne se sont perpétuées: Bush a dû intervenir pour que Rumsfeld daigne répondre aux coups de téléphone de Rice. La chef de la diplomatie, afin d'obtenir des informations exactes sur la situation à Bagdad, a préféré y envoyer l'un de ses conseillers.
Les critiques formulées à son égard par Bob Woodward n'ont pas ébranlé Donald Rumsfeld qui a affirmé hier qu'il avait reçu le soutien personnel du président George W. Bush et qu'il ne démissionnerait pas. S'adressant aux journalistes à bord de l'avion qui le menait à Managua, M. Rumsfeld a indiqué que le président Bush avait discuté de la polémique provoquée par le livre avec un groupe élargi de responsables à travers un circuit vidéo sécurisé et qu'il l'avait ensuite appelé pour le réaffirmer son appui.
L'entêtement du président aurait été cimenté par les avis de Henry Kissinger, 83 ans, qui fut conseiller à la sécurité nationale (1969-73) puis secrétaire d'État jusqu'en 1977 sous les présidences de Nixon et Ford. Celui-ci se rend au moins tous les mois à la Maison-Blanche afin de dispenser ses conseils à Bush et son équipe, révèle Woodward. Paul Bremer, l'un des plus calamiteux administrateur américain en Irak, est l'un de ses protégés. «Je parle davantage à Kissinger qu'à qui que ce soit d'autre», avoue Cheney à Woodward. «Et qu'est-ce que leur conseille Kissinger? Sur l'Irak, il a tout simplement déclaré que "la seule stratégie sensée est la victoire"», a noté l'auteur ce week-end sur la chaîne CNN. «Voilà qui est fascinant. Kissinger est en train de refaire la guerre du Vietnam, parce que d'après lui, le problème au Vietnam est que nous avons perdu la volonté [de gagner].»
Dans ses discours, Kissinger affirme que les États-Unis avaient «gagné» la guerre du Vietnam en 1972, pour la perdre par la suite en raison du manque de détermination du public et du Congrès. Pour lui, la moindre réduction de troupe en Irak reviendrait à lancer des cacahuètes salées au public: plus il en mange, plus il en veut.
Libération avec l'AFP


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