Lettre ouverte au professeur Létourneau

Un rapport éclairant

Coalition pour l’histoire


Juge-t-on un rapport aux qualités des auteurs? Je prends «qualités» en un sens ancien, celui des attributs sociaux se rattachant à un individu ou à un groupe. À lire Jocelyn Létourneau (Le Devoir, 20 octobre 2011, page Idées), il en est ainsi, comme s’il existait un déterminisme politico-social fatal aux idées du fait de l’indignité de l’auteur, du commanditaire, de l’éditeur ou du site hébergeant.
Ainsi, les constatations d’Éric Bédard sur l’état de l’histoire politique seraient sans valeur parce qu’il est souverainiste et proche du Parti québécois, parce que le conseil d’administration du commanditaire, la Fondation Lionel-Groulx, est peuplée de nationalistes «affirmés», que les textes en ligne sur le site de la fondation ressemblent à ceux de la Coalition pour l’histoire, organisation qui «mène depuis quatre ans une charge acerbe contre le nouveau programme d’histoire», que les principaux porte-parole sont un «indépendantiste avoué» et un «ancien felquiste», etc.
La mention de felquiste attachée au nom d’un ancien professeur de l’UQAM et directeur de recherches en histoire politique bien connu [Robert Comeau], est un geste ignoble, il n’y a pas d’autre mot, car plus que les autres qualités énumérées, celle-ci est de la manière la plus grossière utilisée pour discréditer. Or, les problèmes soulevés dans le rapport, duquel l’attention est détournée, méritent discussion.
Des savoirs absents
Le professeur Létourneau résume ces problèmes dans le second paragraphe de son attaque. Ils se ramènent pour l’essentiel au déclin de l’histoire politique et à la disparition du cadre national (québécois ici) dans les cours d’histoire du secondaire à l’universitaire, d’où résulterait une méconnaissance grandissante du milieu dans lequel les Québécois se réveillent chaque matin. Je sais bien que Jocelyn Létourneau nous a expliqué dans nombre d’articles depuis longtemps, à grand renfort de sondages, que le déclin, si déclin il y a, est moins grave que le soutiennent ses adversaires, que la situation au Québec n’est pas très différente de celle des autres provinces, ni l’attitude des francophones très distinctes de celles des anglophones, mais je pense humblement que cela ne prouve rien.
Car, et ici je parle d’expérience, il me semble que de moins en moins d’étudiants savent que la constitution de 1867 est une loi britannique, un fait qui a toujours son importance. Je suis certain que presque tous les étudiants sont incapables de donner la liste des provinces, des territoires et de leurs capitales avec la date d’entrée dans la Confédération, qu’ils n’ont aucune idée ou presque des rapports entre les effectifs de population et la représentation à la Chambre des communes ni de l’évolution de cette représentation, qu’ils ignorent à peu près tout du découpage des frontières provinciales (autant dans l’ouest du Canada qu’à propos du Labrador) ou nationales (les cessions aux États-Unis) depuis 1763, etc.
Bien sûr, ces considérations classiques en histoire politique n’épuisent pas, loin de là, ce qui devrait faire l’objet de l’enseignement. À mon avis, elles devraient pourtant être sues dès le secondaire, de sorte que l’on puisse passer à des savoirs plus fins au collège et tôt à l’université, ayant l’assurance que les catégories élémentaires sur lesquelles les analyses poussées se fondent sont bien assimilées. Je ne crois pas que cela soit le cas de nos jours. Est-ce que ça l’a été par le passé? Monsieur Létourneau nous dira sans doute que l’on se fait des illusions sur l’école de nos grands-parents. N’empêche. Ce ne peut être un motif pour récuser le cadre structurant de l’espace politique national et l’importance de son évolution.
Histoire politique négligée
Je rappellerai que du partage des compétences depuis 1867 (en fait depuis 1774, car le statut du droit civil et de l’Église catholique ont des incidences là-dessus) résulte aussi la définition d’espaces juridiques dans lesquels les statistiques et les données qualitatives sont collectées, qui forment la grande masse des sources avec lesquelles travaillent les historiens, y compris le professeur Létourneau, dont je ne conteste pas tous les résultats, je tiens à le préciser. Quelques exemples aideront à comprendre que l’histoire politique a une importance cruciale et qu’elle est négligée.
Pour en être témoin sur une base hebdomadaire, combien de fois ai-je constaté que des citoyens curieux mais mal informés entreprennent des recherches d’histoire de famille en s’adressant au mauvais dépôt d’archives, cela parce qu’ils n’ont pas compris la manière dont les juridictions sont divisées dans ce pays? Il m’arrive au moins trois ou quatre fois par année d’expliquer que l’on ne trouvera pas de réponse aux questions qui demeurent sur la Crise d’octobre en cherchant dans les archives du ministère de la Défense, qu’au contraire, les terrains d’investigation à privilégier sont ceux du Conseil privé, de la GRC, de la Sûreté du Québec, de la police de Montréal et des ministères de la Justice des deux gouvernements, un casse-tête d’espaces juridiques qui ont le plus souvent résisté aux tentatives d’accès.
Pour prendre un dernier exemple, qui touche à mes préoccupations, j’ai du mal à faire admettre qu’un dossier de soldat de 39-45 n’est pas ce que l’on pense, en fait qu’il est quelque chose de plein de vie, ce qui pour moi est un comble vu mon domaine d’activité. Je pense aussi que mes travaux avanceraient plus vite si les connaissances sur l’histoire de l’administration publique en général et sur la mobilisation des ressources nationales en particulier (je paraphrase le titre d’une loi de 1940, mais qui s’en apercevrait si je ne le mentionnais pas?) étaient plus répandues, disons chez les étudiants des 2e et 3e cycle (où les assistants de recherche se recrutent) et chez les professeurs d’université (qui évaluent les demandes de soutien aux projets de recherche), ce qui n’est pas le cas.
Débat pertinent
Je n’ai jamais pratiqué l’histoire politique. J’ai été formé à l’histoire sociale. Je crois pourtant que l’histoire politique nationale est à maîtriser dès le secondaire. Que l’exercice du droit de vote soit éclairé par de meilleures connaissances en histoire politique m’apparaît évident. Que le loisir si populaire de l’histoire de famille soit facilité par une bonne connaissance des juridictions est non négligeable à une époque où les historiens ont de la difficulté à vendre leur art. J’irai jusqu’à dire que la qualité de l’enseignement en histoire politique favorise l’exhaustivité, l’impartialité et l’intérêt de tous les travaux de recherche, de l’histoire des femmes à celle de l’environnement en passant par des dizaines d’autres domaines tout aussi intéressants.
Les attaques ad hominem auxquelles on assiste depuis quelques jours et l’attitude négationniste banalisant le déclin de l’histoire politique font tort à la cause d’une connaissance démocratisée du passé et à un effort de recherche mené dans un climat serein sans lequel le travail intellectuel risque d’être ramené à des chicanes de familles politiques. Malgré des lacunes, le rapport Bédard-D’Arcy alimente un débat qui n’est pas la création artificielle d’un groupe intéressé ne partageant pas les analyses de Jocelyn Létourneau. Il ne peut être ramené aux qualités de ses protagonistes.
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Yves Tremblay
Historien au ministère de la Défense nationale à Ottawa
L’auteur s’exprime à titre personnel.
20 octobre 2011

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Yves Tremblay2 articles

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Yves Tremblay, l'auteur est historien au ministère de la Défense nationale à Ottawa. Ces textes sont extraits de son dernier ouvrage, {Plaines d'Abraham - Essai sur l'égo-mémoire des Québécois}, paru chez Athéna Éditions. Le livre sera en librairie la semaine prochaine.





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