René Lévesque après la défaite référendaire de 1980. La Révolution tranquille s’achève sur une impasse politique, constate l’économiste Pierre Fortin.
Il y a un demi-siècle débutait la Révolution tranquille. Moment fondateur du Québec moderne ou simple rattrapage d'une société minoritaire en Amérique du Nord? De la définition de cette période de réformes accélérées dépend la perception même du Québec d'aujourd'hui. Voici le dernier d'une série de quatre articles portant sur quelques-uns des grands mythes de ce moment charnière de notre histoire.
«C'est maintenant ou jamais que nous serons maîtres chez nous!», lançait le premier ministre Jean Lesage lors du célèbre débat télévisé qui précéda l'élection de 1962 sur la nationalisation de l'électricité. Quarante-huit ans plus tard, il est difficile d'imaginer une campagne électorale menée sous un slogan aussi percutant et dérangeant. Lorsqu'on réécoute les enregistrements de l'époque, où Lesage parlait d'une «oeuvre de libération», il est difficile de ne pas conclure que les révolutionnaires tranquilles rêvaient de beaucoup plus que la nationalisation de l'électricité et la création des cégeps.
«La dynamique fondamentale de la Révolution tranquille était émancipatrice, affirme le sociologue Jacques Beauchemin. Qu'on ait été partisan de l'indépendance ou d'un statut particulier du Québec dans le Canada, il s'agissait fondamentalement d'émanciper les Québécois. C'est pourquoi on pouvait penser que la Révolution tranquille déboucherait sur l'indépendance du Québec ou un statut autonome du Québec dans le Canada.»
L'échec patent de ces deux voies politiques marquerait-il le véritable échec de la Révolution tranquille? Comme si le célèbre «Égalité ou indépendance» de Daniel Johnson s'était finalement soldé par «ni égalité ni indépendance». Le premier à le constater est Pierre Fortin. L'économiste a beau s'insurger contre ceux qui pensent que la Révolution tranquille a échoué — selon lui, cette vague de réformes a permis aux Québécois francophones de rattraper largement leur retard économique —, il n'en conclut pas moins que la Révolution tranquille s'achève sur une impasse politique. «La Révolution tranquille impliquait un projet politique à tout le moins autonomiste, dit-il. Il s'agissait d'élargir la sphère d'autonomie du Québec. Or, en ce domaine, après deux référendums et l'échec de l'accord du lac Meech, il faut bien conclure à un échec à peu près complet.»
Une révolution déroutée?
Ce jugement n'est pas très éloigné de l'opinion du politologue Léon Dion, dont le dernier ouvrage, publié immédiatement après sa mort, s'intitulait La Révolution déroutée (Boréal). L'homme, qui avait longtemps combattu pour la reconnaissance d'un statut particulier pour le Québec au sein du Canada, y exprimait sa déception face aux fruits politiques de la Révolution tranquille. Celui qu'on désigna comme le «confesseur» de Robert Bourassa attribuait cet échec aux rapports troubles que les Québécois entretenaient avec leur histoire. «Nous ne sommes pas sûrs d'être porteurs d'une histoire valable, de posséder une tradition enrichissante, un héritage d'un mérite certain reconnu dans le monde. Nous n'avons jamais complètement renoué le fil de la continuité que Lord Durham avait tranché.»
Par ce jugement, Dion rejoignait l'analyse de son «camarade» de l'Université Laval, le sociologue Fernand Dumont. «En si peu de temps, passer de l'unanimité religieuse au moins apparente à la déchristianisation rapide, de l'ignorance à la scolarisation massive, de M. Duplessis à l'indépendantisme, des contestations de Cité libre au magistère de M. Trudeau, c'en était assez pour éprouver le sentiment de se perdre dans une époque où tout est brouillé», écrivait-il dès 1970 dans La Vigile du Québec. Pour Dumont, la Révolution tranquille s'était faite au prix d'une certaine destruction du passé des Canadiens français, devenus Québécois en quelques années à peine. Et nous ne nous en serions toujours pas remis.
Reprenant les analyses de Dion et de Dumont, toute une nouvelle génération d'intellectuels cherche aujourd'hui à renouer le fil de cette histoire. «La Révolution tranquille fut un moment de refondation de la société québécoise, dit Jacques Beauchemin. Par définition, on a fait le procès d'un certain passé. Fernand Dumont avait été un des premiers à voir que ce procès intenté par le Québec au monde canadien-français était injuste et beaucoup trop sévère. On a tout largué. Tout à coup, le Québécois de 1960 considérait le Canadien français comme un porteur d'eau né pour un petit pain, ignorant, inculte, attaché pathologiquement à l'Église et à des moeurs rurales, tournant le dos à la modernité et ayant vécu une congélation historique depuis 1840. Il ne s'agit pas de dire "vive les collèges classiques" et "ramenez-nous le cardinal Léger". Mais cette critique nous a coupés d'une partie de nous-mêmes et nous a amenés à nous refonder sur une espèce de vide.»
La nostalgie de l'action
Pour Beauchemin, l'époque n'est évidemment plus aux grandes réformes étatiques. Le Québec en serait plutôt à peser les mérites et les défauts de ce qui a été réalisé durant ces années de réformes accélérées. D'aucuns, comme le sociologue Gilles Paquet, vont encore plus loin et remettent radicalement en question l'«étatisme délirant» qui aurait présidé à ces réformes. Qu'on se souvienne du Bureau d'aménagement de l'Est du Québec (BAEQ), qui proposait la fermeture d'une dizaine de villages et le déplacement pur et simple des populations. Une critique qui rejoint en partie celle du chroniqueur de La Presse Alain Dubuc, selon qui la place prépondérante de l'État dans le «modèle québécois» est devenue un «mythe pervers».
Le sociologue Mathieu Bock-Côté est un des rares qui refusent de «s'enfermer dans une querelle exclusivement centrée sur le rôle de l'État». Il s'en prend plutôt aux nouvelles interprétations de la Révolution tranquille qui y voient le moment où le Québec se serait «ouvert à l'autre». Il prend comme exemple le film C.R.A.Z.Y., «où la Révolution tranquille est revisitée du point de vue de l'ouverture de la société québécoise aux minorités sexuelles». Nombreux sont les manuels scolaires qui désignent la Révolution tranquille comme le moment où le Québec s'est ouvert au monde. En 1959, le Québec comptait pourtant 3000 missionnaires de par le monde, dont 1000 rien qu'en Amérique latine.
Même si elle reproche aux acteurs de la Révolution tranquille d'avoir mythifié ces années, l'historienne Lucia Ferretti n'en exprime pas moins une certaine nostalgie d'une époque où «l'on poussait à leurs limites les compétences de l'État québécois. Aujourd'hui, notre État est constamment entravé à cause de la Cour suprême, de la Charte canadienne des droits et de notre lâcheté politique. Depuis, on n'est jamais allés à ce point au bout de nos champs de compétence. À l'époque de la Révolution tranquille, on n'hésitait pas à mener des batailles».
Les grands mythes de la Révolution tranquille
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