Adam Smith contre le budget Bachand

Le philosophe dénoncerait le favoritisme envers les grandes entreprises, les compressions dans les services publics et les mesures de taxation régressives

Budget Québec 2010 - suites

Pour Adam Smith, cette attitude qui consiste à accorder moins d’importance aux pauvres et à vouloir se rapprocher des plus riches est un travers naturel des êtres humains, qui est dû à un défaut de sympathie. Raymond Bachand ne fait pas exception.

Photo : Agence Reuters Mathieu Bélanger

Chaque mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant.
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Le budget déposé par Raymond Bachand pénalise les travailleurs alors qu'il avantage les grandes entreprises. Il sabre également les services publics et affaiblit les plus pauvres. Contrairement au discours populaire, Adam Smith, perçu comme le père fondateur de la théorie économique dit «classique», aurait été parfaitement contre!
Selon lui, pour qu'une société soit juste et prospère, il doit premièrement y avoir une saine concurrence entre de petites entreprises, et le bien-être du travailleur doit être au coeur des préoccupations de l'économie politique. De plus, l'État doit intervenir pour instaurer des institutions publiques bénéfiques à la collectivité précisément parce qu'elles ne sont pas suffisamment rentables pour être prises en charge par les entreprises privées, appartenant à des particuliers. Finalement, la sympathie qu'éprouvent les individus les uns envers les autres doit mener à la maîtrise de leurs intérêts égoïstes et à la bienveillance envers les plus pauvres.
Certains l'oublient souvent: Adam Smith (1723-1790) était un philosophe et non un économiste. Professeur de philosophie à l'Université de Glasgow en Écosse, il donne entre autres des cours de philosophie morale. Son oeuvre est très variée. Il publie un traité de morale en 1759, Théorie des sentiments moraux, un traité sur l'origine du langage, des travaux sur le droit, l'astronomie, la philosophie des sciences, etc. La Richesse des nations, son traité d'économie politique publié en 1776, est cohérent avec le reste de son oeuvre.
Nous allons analyser trois aspects du dernier budget libéral qu'Adam Smith critiquerait: 1- le déséquilibre du fardeau fiscal entre les travailleurs et les petites entreprises, d'une part, et les grandes entreprises, d'autre part; 2- les compressions dans les services publics; 3- la détérioration de la situation des plus pauvres due à des mesures de taxation régressives. Mais avant, une petite mise au point au sujet de la pensée d'Adam Smith est nécessaire.
Briser un mythe
Adam Smith a trop souvent été mal compris, peut-être volontairement. On en a fait souvent un partisan de l'égoïsme et de l'enrichissement individuel, défendant le pouvoir de la «main invisible du marché» dans l'harmonisation des choix des individus, justifiant ainsi le laisser-faire économique. Rien n'est plus faux!
Premièrement, dès le début de Théorie des sentiments moraux, Adam Smith critique sévèrement les valeurs matérialistes qui nous poussent à vénérer les riches (comme s'ils étaient plus heureux) et à mépriser les pauvres. Pour lui, la cause principale de la corruption de nos sentiments moraux est notre disposition à admirer les riches et les puissants. De plus, Adam Smith s'oppose aussi explicitement aux théories qui font de l'égoïsme le seul moteur de l'action humaine. Pour lui, au contraire, le mécanisme de la sympathie est fondamental chez l'homme et permet l'émergence des normes sociales et morales. La sympathie est la possibilité que nous avons de nous mettre dans la peau des autres et de ressentir leurs sentiments comme si nous étions à leur place. Sans elle, aucune société ne pourrait être harmonieuse. Les tenants du courant de pensée dit «néo-classique» — la droite économique — font reposer les assises de l'Homo economicus, rationnel et égoïste, sur l'oeuvre d'Adam Smith. Or celui-ci donne une importance beaucoup plus grande aux sentiments et à la sympathie, plutôt qu'à la raison et à l'égoïsme.
Deuxièmement, l'interprétation traditionnelle du concept de «main invisible du marché» chez Smith est une grave méprise. Cette métaphore est habituellement interprétée comme représentant «la convergence spontanée des intérêts privés vers le bien commun» grâce au marché, ce qui mènerait à une régulation harmonieuse de la société. Or, le terme «main invisible» n'apparaît que trois fois dans tout le corpus d'Adam Smith. Et chaque fois, cette métaphore traduit plutôt le manque de connaissance quant à l'explication d'un événement plutôt que l'expression d'une loi de la nature. La «main invisible» représente plutôt le fait (inexpliqué et souvent inattendu pour Smith) que certaines décisions économiques individuelles accomplies par intérêt personnel puissent parfois, mais pas toujours, être bénéfiques pour la société, et donc utiles à des fins plus grandes que l'individu, même si celui-ci l'ignore. Il ne s'agit donc en aucun cas d'un principe actif providentiel, ou d'une loi identifiable qui régule invariablement l'activité sur le marché. D'ailleurs, Smith souligne que la concurrence, qu'on a souvent assimilée au processus de la main invisible et qui permet la gravitation des «prix de marché» autour du «prix naturel», ne profite pas toujours à la collectivité.
C'est cette partie de son discours qui semble curieusement évacuée par les idéologues de droite. Selon Smith, l'ordre socioéconomique issu de la concurrence sur le marché crée inévitablement des inégalités de richesses, ce qui peut générer des conflits entre les pauvres et les riches. Si l'harmonie de la société est conservée, ce n'est pas grâce à la concurrence, mais à la sympathie, qui empêche un certain niveau d'inégalités de menacer la paix sociale.
Finalement, Adam Smith n'est pas partisan du «laisser-faire» économique absolu. La liberté n'est pas une fin en soi pour lui. Elle n'est qu'un moyen parmi d'autres pour favoriser le bien commun. La liberté des individus et des marchés est donc soumise aux conditions de ce bonheur collectif. Ainsi, Smith accepte l'intervention de l'État dans plusieurs domaines et cautionne la limitation de certaines libertés de commerce (par la fixation des taux d'intérêt ou la taxation de certains produits notamment).
Pénaliser la classe moyenne, enrichir les grosses entreprises
Les grands gagnants de ce budget Bachand sont les entreprises. Mais pas les petites et moyennes entreprises, qui vont subir aussi les hausses de certains tarifs (comme ceux de l'électricité) et qui sont plus sensibles à la baisse du pouvoir d'achat de la classe moyenne. Les bénéficiaires ne sont pas non plus les propriétaires de ces PME qui vont voir le coût des études de leurs enfants augmenter et qui vont devoir payer la taxe santé malgré leur revenu souvent modeste. Ce sont les grandes entreprises qui vont bénéficier le plus du budget Bachand, car la hausse des tarifs les affecte moins, sans compter que, par ailleurs, la taxe sur le capital sera bientôt entièrement abolie. Les citoyens les plus riches sont aussi gagnants car la hausse planifiée des droits de scolarité et la taxe santé ont proportionnellement beaucoup moins d'impact sur leur train de vie qu'un impôt progressif.
Dans La Richesse des nations (I, 8), Adam Smith reconnaît que les intérêts qui opposent les capitalistes (les gros propriétaires de moyens de production) et les ouvriers sont irréconciliables. «Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent [...] Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat» (p. 137). Si les maîtres auront l'avantage, Adam Smith prend très explicitement parti pour les ouvriers. Selon lui, les marchands, les propriétaires et les entrepreneurs sont des gens dont il faut se méfier, car ils n'hésitent pas à brimer les ouvriers et à influencer les politiques pour augmenter leurs profits au détriment de la collectivité.
Pour Smith, le bien-être du travailleur doit être au coeur de nos préoccupations économiques. Si la concurrence entre petites entreprises est bénéfique pour la collectivité, la collusion et la pression des grandes entreprises sur les pouvoirs politiques, comme c'était le cas à son époque, sont néfastes pour le bien-être de tous et la santé de l'économie de la nation. L'objectif de La Richesse des nations est de contrer ce qu'il appelle le «système mercantile», qui est une tyrannie des capitalistes et des marchands. Adam Smith s'opposerait donc à ces mesures favorisant les grandes entreprises et pénalisant les travailleurs.
Sabrer les services publics
Si le gouvernement libéral semble vouloir annoncer une période de relative prospérité grâce à ce budget, il confirme cependant son intention d'accélérer le démantèlement des services publics qu'il a commencé dès 2003. La justification du ministre des Finances repose sur le fait que ces services sont coûteux. Il les a coupés car ils n'étaient pas rentables. Comme s'il fallait gérer un État comme une entreprise, l'administrer en fonction de la rentabilité.
Au contraire, Adam Smith affirme le rôle très important que l'État doit jouer pour fonder une société juste et prospère. Bien sûr, il doit garantir ses fonctions régaliennes, c'est-à-dire la sécurité des citoyens (police et armée) et l'administration de la justice. Mais Smith souligne une autre fonction fondamentale de l'État: celle d'entretenir certaines institutions publiques bénéfiques pour la collectivité, mais qui ne peuvent pas être prises en charge par les particuliers ou les entreprises privées parce qu'elles ne sont pas assez rentables à court terme. Il définit cette responsabilité de manière assez large. Aujourd'hui, cette responsabilité s'étend évidemment au service de santé publique, à l'éducation et à bien d'autres services.
Affaiblir les pauvres avec une taxation régressive
Finalement, ce budget pénalise les plus pauvres de la société. En effet, la hausse de la TVQ, la taxe santé, la hausse prévue des droits de scolarité, la hausse des tarifs d'électricité et même la taxe sur l'essence sont des mesures régressives, c'est-à-dire que leur impact est proportionnellement plus grand pour les personnes à moindre revenu que pour celles à haut revenu.
Pour Adam Smith, cette attitude qui consiste à accorder moins d'importance aux pauvres et à vouloir se rapprocher des plus riches est un travers naturel des êtres humains, qui est dû à un défaut de sympathie. M. Bachand ne fait pas exception. Cependant, comme Smith l'explique dans Théorie des sentiments moraux, la pratique de la sympathie doit mener à des vertus comme la bienveillance et l'égard envers les plus démunis. «De là suit que nous apitoyer beaucoup sur les autres, et peu sur nous-mêmes, contenir nos affections égoïstes et donner libre cours à nos affections bienveillantes, forme la perfection de la nature humaine» (p. 50). Ainsi, faire preuve de sollicitude pour les plus démunis de notre société est une exigence morale qui devrait transparaître dans le budget d'un gouvernement.
Adam Smith aurait été contre le budget Bachand. Et il n'est pas le seul. Il ne faut pas accepter passivement le discours des élites économiques. Il faut contester, il faut questionner, il faut apprendre et remettre en question les principes qui dirigent notre société. D'autres solutions sont envisageables. L'économie, ce sont les humains qui la font, ce sont les politiques qui la guident. Il n'y a pas de lois de la nature en économie.
Comme le disait l'économise John Kenneth Galbraith (conseiller économique principal de John F. Kennedy): «Le conservateur moderne est engagé dans un des plus vieux exercices de philosophie morale du monde: la recherche d'une justification morale supérieure pour l'égoïsme.»
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Thomas Ferretti - Les recherches de l'auteur, étudiant à la maîtrise en philosophie de l'économie à l'Université de Montréal, portent sur les principes de l'économie politique et la responsabilité sociale des entreprises.

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Thomas Ferretti - Les recherches de l'auteur, étudiant à la maîtrise en philosophie de l'économie à l'Université de Montréal, portent sur les principes de l'économie politique et la responsabilité sociale des entreprises.





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