Chers amis,
Je vais commencer par décrire le système globalisé dans son ensemble avant de passer aux nuances intérieures. Le monde entier est frappé d’une incohérence générale et croissante. C’est le principal effet de la mondialisation, et personne n’y échappe. La mondialisation est l’accélération des communications et la réduction des distances par le progrès technique. Selon la définition cartésienne, l’espace est « partes extra partes », mais il devient « partes intra partes », les parties pénètrent les unes à l’intérieur des autres, ce qui provoque une grande confusion à l’échelle de la Terre entière.
Toutes les distinctions, toutes les frontières, limites, différences et identités sont attaquées, les êtres et les cultures auparavant séparés sont aujourd’hui fusionnés, mélangés, métissés, transformés dans de nouvelles formes hybrides, composites, complexes, ambivalentes, ambiguës, androgynes, chimériques. On peut trouver ça bien et vouloir accélérer encore cette unification mondiale incohérente : tel est le projet unipolaire et post-national, soutenu par les lobbies mondialistes de toutes sortes. Mais on peut aussi rester vigilant sur les dangers de cette unification mondiale incohérente et chercher à l’organiser de façon multipolaire et cohérente en respectant un minimum de distances entre les êtres et les identités, donc aussi dans le respect des nations : c’est le projet multipolaire anti-globaliste que nous venons défendre à Chișinău.
Le nouveau paradigme géopolitique émergent est fondé sur un conflit entre cohérence et incohérence qui surdétermine tout le reste. L’atlantisme unipolaire, qui parvient à associer comme on le voit en Ukraine le suprémacisme blanc avec le sionisme, le djihadisme et le LGBT, est un renoncement total à la cohérence, une culture du «n’importe quoi» qui cherche à entraîner le monde entier dans son délire par la violence aveugle. À l’opposé, les puissances eurasiatiques (Russie, Chine, Iran, etc.) se caractérisent par un réalisme soucieux de garder le contrôle de leur développement, de juguler les effets déstructurants de la mondialisation et de rétablir un minimum de cohérence dans ce monde globalement incohérent. La nature du régime politique est tout à fait secondaire. Si l’atlantisme gagne, si l’incohérence gagne, c’est clairement l’extinction de toute forme de civilisation. Comment réagir face à cette menace ? L’attaque est inutile, une bonne défense suffit. En effet, le projet atlantiste unipolaire n’est pas viable et il s’autodétruit tout seul en s’effondrant sous le poids de ses contradictions. Ici, mon propos rejoint la collapsologie, l’étude de l’effondrement des civilisations.
Dmitry Orlov distingue 5 stades de l’effondrement: financier, commercial, politique, social, culturel, auxquels on peut ajouter l’effondrement psychologique et l’effondrement cognitif. Un effondrement psychologique de masse est visible dans l’Occident capitaliste depuis les années 1970, qui s’est traduit par une véritable explosion des pathologies mentales de toutes sortes. Aujourd’hui, une nouvelle étape est franchie, c’est l’abolition dans le jugement commun de la différence entre le normal et le pathologique, et plus largement entre ce qui est normal et ce qui ne l’est pas, dans un relativisme général dont émerge une nouvelle hiérarchie où l’anormal est même affirmé comme supérieur au normal.
Jusqu’au XVIIIème siècle, la norme sociale, la règle à suivre, était définie par un consensus majoritaire, et tout le monde devait s’y plier. Le collectif l’emportait sur l’individu. Depuis Bernard Mandeville et sa « Fable des abeilles » publiée en 1714, sous-titrée « Les vices privés font les bénéfices publics », le libéralisme renverse cet équilibre du consensus majoritaire – dénoncé comme une oppression des individus et des minorités – puis inverse la définition de la norme. Il n’y a plus de règle normative imposée aux individus et aux minorités, chaque individu, chaque minorité a le droit de s’émanciper et de définir sa propre norme, et tout le monde doit accepter cette nouvelle règle du jeu, à savoir que chacun peut suivre sa propre règle du jeu. Après la société liquide, nous entrons dans une société à l’état gazeux où toutes les normes communes partent en vapeur. La nouvelle norme, c’est ce qui s’éloigne le plus du consensus : c’est l’exception, le cas unique, l’invalide, le transgressif, le monstrueux. Il est évident que ce système centrifuge et entropique ne peut pas marcher, et le politiquement correct aggrave encore la situation. Au nom de l’égalité, de la tolérance et de la diversité, des politiques publiques et privées sont menées pour valoriser et avantager systématiquement tout ce qui est minoritaire, ce qui inclut aussi les handicaps mentaux : autisme, trisomie, boulimie et addictions diverses, transsexualisme et problèmes d’identité en tous genres, renommés « identités fluides », etc. Les troubles mentaux deviennent ainsi des choix de vie qu’il faut apprendre à respecter, et qui sont même érigés en modèles par la « discrimination positive ». En Occident, l’antipsychiatrie, ce courant philosophique anti-freudien qui refusait de distinguer entre santé mentale et maladie mentale, a gagné.
En France, les conséquences de cette inversion des valeurs sont dramatiques. De plus en plus de gens tiennent des propos incohérents, et de plus en plus de gens ne se comportent plus normalement, ce qui donne l’impression qu’il y a de plus en plus de fous. Évidemment, tout le monde ne devient pas fou au sens clinique, mais la capacité à tenir un raisonnement logique appuyé sur des faits est en cours de disparition. La patience et la faculté à maintenir sa concentration sur le long terme sont en régression. Les troubles de l’attention et l’hyperactivité s’emparent de toute la société. C’est pourquoi je parle d’effondrement cognitif, au-delà du psychologique. La pensée rationnelle est submergée par le principe de plaisir, la quête toxicomane de sensations fortes, l’impulsivité, l’hyper-susceptibilité, l’hyper-narcissisme, l’immaturité émotionnelle et la fuite dans le virtuel médiatique, la réalité post-factuelle et le monde post-vérité. La maîtrise de la langue, écrite et orale, se perd et tend vers un abandon progressif du langage humain et de la pensée articulée. Les capacités intellectuelles de la population sont en chute libre, y compris dans les plus hautes sphères ésotériques du pouvoir, qui n’est pas une oligarchie mais une idiocratie, composée de crétins incapables de comprendre que leur gouvernance par le chaos (Ordo Ab Chao) est mauvaise aussi pour eux. Le pouvoir passe son temps à fragmenter la société, mais lui-même perd son unité et se décompose. Tous les étages de la pyramide sociale sans exception plongent lentement dans l’anarchie et le désordre. L’insécurité est en augmentation constante et frappe de plus en plus les quartiers bourgeois. L’immigration a sa part de responsabilités dans cet effondrement civilisationnel, mais ce sont bien des Français de souche, encore majoritaires démographiquement, qui ont fait gagner Emmanuel Macron en 2017 et qui recommenceront en 2022. Le dérèglement complet du cerveau français dérègle aussi l’instinct de conservation et conduit à des choix politiques contre-nature et suicidaires.
L’Occident libéral et son projet unipolaire sont en train d’être submergés par l’irrationnel. Face à ce système malade et fier de l’être, comment faire? En France, les gens encore à peu près lucides appellent d’autres pays à l’aide, notamment le groupe de Visegrád et la Russie. Protégée du libéralisme jusque dans les années 1990, la Russie a développé une vision politique et géopolitique dépassionnée, fondée sur la Realpolitik. Face à l’atlantisme, le Kremlin applique une stratégie défensive consistant à « gérer le malade ». Pas d’attaque frontale car l’opposition déclarée renforce l’instabilité du système et son incohérence. Ne pas nourrir le délire. Le mondialisme est un troll : « Don’t feed the troll ! »
Pour comprendre la géopolitique russe – mais aussi chinoise – il faut abandonner ce biais cognitif libéral qui s’appelle l’individualisme, dont la version philosophique est l’essentialisme, et qui conduit à voir les choses en termes d’opposition entre des essences individuelles, des monades substantielles. Or, le système est plus important que l’individu. Il faut donc adopter une approche systémique, ou cybernétique, qui conduit à voir les choses en termes d’interdépendance entre les parties du système, jusques et y compris dans le conflit. La Russie a une grande école de cybernétique depuis l’époque soviétique, qui travaille sur la modélisation et la prévisibilité des phénomènes sociaux, notamment sur cette discipline dérivée de la théorie des jeux qui s’appelle le « contrôle réflexif » (Рефлексивное управление).
Cette approche ouvre à une vision systémique du conflit : pour neutraliser l’ennemi, on n’est plus dans l’opposition frontale mais dans l’intégration et la création d’interdépendance entre lui et moi, en multipliant les boucles de rétroaction (feedback) de sorte qu’il se frappe quand il me frappe, ce que la cybernétique appelle le choc en retour (blow-back), mais aussi qu’il se fasse du bien quand il me fait du bien, principe du « cercle vertueux ». Un spécialiste de la guerre hybride, Andrew Korybko, souligne dans ses articles que la Russie cherche à se positionner comme un facteur d’équilibrage général entre toutes les parties, donc un acteur impartial en position d’arbitre et occupant le centre de l’échiquier géopolitique. Korybko prend comme exemple les relations diplomatiques entre la Russie, Israël et l’Iran, et notamment le processus d’intégration eurasiatique où Moscou veut faire entrer Israël mais aussi l’Iran. La stratégie russe consiste ici à faire entrer Israël et l’Iran dans un système d’interdépendance qui les obligera mécaniquement à pacifier leurs relations. On parle avec tout le monde, on reste en contact avec tout le monde, y compris avec Netanyahu, car c’est précisément ce que Netanyahu ne veut pas ! Cette production intentionnelle d’interdépendance entre tous les acteurs géopolitiques est la clé de compréhension de la grande stratégie russe, qui doit devenir la grande stratégie eurasiatique, de Lisbonne à Vladivostock, sous le nom de monde multipolaire.
Pour empêcher la guerre, il faut déjà empêcher la création de camps ennemis tranchés. Pour cela, il faut créer un maximum d’interdépendance entre les camps ennemis pour qu’ils soient les moins tranchés et séparés possible. Depuis des millénaires, les stratèges chinois parlent de gagner la guerre sans combattre. Cela ne signifie pas ne rien faire, c’est un non-agir actif qui agit en amont du conflit déclaré pour qu’il ne se déclare pas. Gagner la guerre sans combattre signifie empêcher l’émergence de camps tranchés qui s’affrontent directement, donc rester en contact avec tout le monde, maintenir une interdépendance de tous les acteurs pour que l’affrontement n’ait même pas lieu, ou qu’il ne puisse pas être direct, ou alors qu’il impacte tout le monde, y compris l’agresseur, si finalement il a lieu malgré tout. C’est ainsi, et pas autrement, que nous gagnerons la guerre contre l’atlantisme et le globalisme unipolaire. Il faut se protéger contre le diable, mais il ne faut pas le frapper. Frapper le diable lui fait du bien et le renforce. Frapper le diable augmente le niveau de violence générale, augmente donc l’instabilité et l’incohérence générale, et c’est ce que veut le diable. Pour faire vraiment du mal au diable, il faut lui pardonner d’être ce qu’il est et l’intégrer dans un système plus vaste. Certains diront que cette approche froidement stratégique ressemble sur le plan structurel à de la charité chrétienne, notamment dans l’interprétation qu’en a donnée René Girard. C’est aussi ce que je pense.
Je conclurai ainsi sur un appel aux bonnes volontés afin d’ouvrir un nouveau chapitre des études eurasiatiques qui traiterait de cette convergence entre la sagesse chrétienne, les sagesses asiatiques et la cybernétique sociale dans ce que l’on pourrait appeler un art martial géopolitique.
Lucien Cerise
Chercheur en sciences humaines et sociales. Ce texte est issu du Troisième forum de Chișinău qui s’est tenu du 20 au 21 septembre 2019