Au Québec, le français fait du surplace

Chronique de Charles Castonguay

AU QUÉBEC, LE FRANÇAIS A FAIT DU SURPLACE

Le recensement de 1971 a permis de mesurer pour la première fois l’assimilation linguistique courante. Cette information s’est avérée sans prix. En comparant ces données avec celles des recensements suivants, on peut juger de quelle façon et de combien la loi 101, adoptée en 1977, a renforcé le français sur le plan de l’assimilation au Québec.
J’ai effectué ce type d’analyse dans L’assimilation linguistique : mesure et évolution 1971-1986, publié en 1994 par le Conseil de la langue française. Il en est ressorti deux facteurs qui stimulent la vitalité du français en matière d’assimilation.
Le premier découle plutôt de notre politique linguistique dans son sens large. Il s’agit de l’importance croissante des allophones de langue créole, indochinoise, portugaise, espagnole ou arabe dans l’immigration québécoise. Ceux-ci, dits francotropes, adoptent le français de préférence à l’anglais comme langue d’usage au foyer. Les autres, dits anglotropes, s’assimilent plus volontiers à l’anglais.
En fait, les francotropes dominaient parmi l’immigration allophone avant même la loi 101, en raison des réfugiés indochinois et haïtiens arrivés durant les années 1970. La préférence accordée depuis 1978 à la maîtrise du français parmi les immigrants que sélectionne le Québec a par la suite consolidé la dominante francotrope.
Le second facteur est le régime scolaire de la loi 101. Celui-ci a notamment hissé au-dessus de 50 % la part du français dans l’assimilation des anglotropes arrivés au Québec assez jeunes pour passer l’essentiel de leur scolarité obligatoire à l’école française.
« En revanche, ai-je écrit en 1994, l’effet des dispositions visant la langue de travail ou l’affichage sur les comportements linguistiques au foyer est beaucoup moins évident. » J’avais démontré en particulier que lorsqu’on élimine le facteur francotrope, il ne reste plus de hausse sensible de la part du français dans l’assimilation des immigrants allophones arrivés à l’âge adulte après la loi 101.
Il s’est écoulé assez de temps pour qu’on puisse maintenant démontrer d’une autre façon que la loi 101 n’a pas suffisamment transformé les comportements linguistiques dans la rue ou au travail pour hausser le bilan du français en matière d’assimilation parmi les adultes. Bien entendu, les études et le rapport que l’Office québécois de la langue française a publiés en septembre dernier ne font nulle part état de cet échec.
La Commission Laurendeau-Dunton avait souligné en 1970 que c’est parmi les natifs du Canada que l’on juge le mieux de l’assimilation. Dans La situation démolinguistique au Canada, Réjean Lachapelle et Jacques Henripin ont analysé dans cette optique les données de 1971. Ils ont employé comme population repère les jeunes adultes âgés de 25 à 44 ans nés au Canada, parmi lesquels les modifications de langue d’usage « sont à peu de chose près définitives et approximativement comparables ».
En effet, l’assimilation en bas âge peut être superficielle, voire réversible. Le phénomène bat son plein durant le passage de l’adolescence à l’âge adulte, puis s’essouffle dans la quarantaine. L’assimilation s’observe donc de manière optimale parmi les 25 à 44 ans. S’en tenir aux natifs du Canada élimine en outre l’ambiguïté du phénomène parmi les immigrés dont l’assimilation précède très souvent leur arrivée au Québec.
Pour établir le bilan de l’assimilation, Lachapelle et Henripin ont employé l’indice de vitalité. L’indice se calcule pour une langue donnée en divisant son effectif selon la langue d’usage par celui selon la langue maternelle. Exprimé en pourcentage, l’indice est supérieur à 100 % lorsque la langue en question profite du jeu de l’assimilation, et inférieur à 100 % lorsqu’elle y perd.
Ils ont trouvé que parmi leur groupe repère, l’indice de vitalité de l’anglais s’élevait nettement au-dessus de 100 % dans l’ensemble du Québec et dans toutes ses régions où les anglophones représentaient plus de 4 % de la population. À l’opposé, la vitalité du français était inférieure à 100 % au Québec ainsi que dans toutes les régions où les francophones comptaient pour moins de 92 %. Ailleurs, son indice s’élevait tout juste au-dessus de 100 %.
Âgés de 25 à 44 ans en 1971, les membres du groupe repère étaient en très grande majorité nés au Québec où ils avaient grandi. Ils avaient tous débuté leur vie adulte entre 1945 et 1964, soit bien avant la loi 101. La première partie de notre tableau présente les résultats de Lachapelle et Henripin pour le Québec et la région métropolitaine de Montréal. Nous y avons ajouté les valeurs pour l’île de Montréal, noyau de cette région clé.

La seconde partie de notre tableau permet de comparer ce premier bilan avec le bilan correspondant au recensement de 2006. Comme en 1971, la très grande majorité des membres du nouveau groupe repère sont nés et ont grandi au Québec. Ils se sont tous engagés dans la vie adulte au cours des années 1980 et 1990, soit après la loi 101.
La comparaison est fort instructive. La vitalité de l’anglais a explosé entre 1971 et 2006. Par contre, au Québec comme dans la région de Montréal, celle du français s’est hissée de peine et de misère au-dessus de 100 %, alors que dans l’île elle demeure aussi déficiente en 2006 qu’en 1971.
Le progrès minime du français est par ailleurs attribuable en majeure partie, sinon en totalité, aux modifications apportées par Statistique Canada au questionnaire de recensement en 1991 et 2001 qui, par deux fois, ont artificiellement dopé sa vitalité.
En somme, parmi le groupe repère établi par Lachapelle et Henripin, la vitalité du français a fait du surplace alors que celle de l’anglais a consolidé son avance. Celaconfirme mon constat de 1994 : la loi 101 n’a pas suffisamment agi sur le milieu de vie adulte en sol québécois, notamment sur la langue de travail, pour infléchir l’assimilation en faveur du français.
Entre-temps, la mondialisation sauvage, l’hyper-agressif impérialisme culturel anglo-américain et les revers assénés à la loi 101, entre autres par le coup de force constitutionnel de 1982, ont renforcé la dynamique en faveur de l’anglais parmi les jeunes adultes nés au Canada.
Sous cet éclairage, le régime scolaire de la loi 101 et la sélection d’immigrants en fonction de leur compétence en français paraissent déconnectés de la réalité. À quoi bon forcer des enfants francophones et allophones à fréquenter l’école française et sélectionner des immigrants francotropes si les paramètres linguistiques de la vie adulte au Québec continuent de privilégier l’usage de l’anglais ?
Car pensons-y bien. Quasiment tous les membres des deux groupes comparés dans notre tableau sont nés au Québec, ont grandi au Québec et ont mené leur vie de jeunes adultes au Québec. L’unique différence, c’est que ceux du premier groupe ont vécu tout cela avant la loi 101, alors que ceux du second ont tous intégré la vie adulte après. Parmi ces témoins directs de la dynamique des langues dans le milieu de vie québécois, la loi 101 a, tout au plus, empêché que la vitalité du français ne s’effondre.
Certes, la vitalité du français commencera enfin à progresser parmi le groupe repère dans les années à venir, ne fut-ce qu’en raison du régime scolaire de la loi 101 et de l’augmentation du poids des francotropes parmi la population née au Canada. Mais ne nous faisons pas d’illusion. Déjà, parmi le groupe repère de 2006, les 25 à 34 ans ont fait toute leur scolarité sous la loi 101. Et l’anglicisation des jeunes francophones dans la région de Montréal se poursuit comme en 1971, ce qui continue à affaiblir l’indice de vitalité du français et à nourrir en même temps celui de l’anglais.
D’autre part, ce n’est pas de sitôt qu’on pourra mettre à jour la comparaison établie dans notre tableau, Ottawa ayant saboté le recensement de 2011. Mais qu’importe. La comparaison 1971-2006 est concluante. Désormais, d’ici à ce que l’on agisse, les beaux discours sur le français langue commune de la société québécoise sonneront désespérément creux.


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