Introduction
Le budget 2010-2011 du gouvernement du Québec, déposé le 30 mars dernier, a généré
une forte insatisfaction dans la population. Les critiques portent beaucoup sur l’iniquité
des mesures annoncées et la radicalité de la rupture qu’elles opèrent avec des institutions
qui servaient de marqueurs de solidarité dans notre société. On dénonce fortement aussi
le simulacre de consultation qui a servi à légitimer des choix déjà arrêtés. A cet égard, un
des éléments remarquables de la campagne idéologique menée à cette fin, est, sans
conteste, le battage médiatique qui a entouré la sortie de chacun des trois fascicules du
comité consultatif sur l’économie et les finances publiques (CCEFP)2. Rappelons que ce
comité avait été mis sur pied par Raymond Bachand « pour réfléchir avec (lui) sur les
grandes orientations économiques à privilégier et sur les moyens à mettre en oeuvre afin
de sortir de la récession, de développer le potentiel de notre économie et de rétablir
l’équilibre budgétaire ». Ce comité a été un maillon central dans la mise en oeuvre des
réformes structurelles néolibérales à laquelle le budget donne un coup d’accélérateur.
Ainsi, non seulement ce dernier reprend-t-il les recommandations des membres du
CCEFP, dont le ministre Bachand était, faut-il rappeler, l’un des co-présidents, plus
encore, il dépasse même leurs attentes3. Mais si le comité a pu avoir une telle influence,
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1 Nous reprenons de manière graduelle nos activités de rédaction, après avoir dû les interrompre pendant
une période de plus de trois mois.
2 Comité consultatif sur l’économie et les finances publiques (CCEFP), Fascicule 1. Le Québec face à ses
défis. Des services publics étendus. Une marge de manoeuvre étroite. De nouveaux défis à relever,
Gouvernement du Québec, Québec, décembre 2009, 59 p. ; Fascicule 2. Le Québec face à ses défis. Des
pistes de solution. Mieux dépenser et mieux financer nos services public, janvier 2010, 94 p. ; Fascicule 3.
Le Québec face à ses défis. Une voie durable, pour rester maîtres de nos choix, février 2010, 86 p.
3 C’est bien ce dont se félicitait le fiscaliste Luc Godbout, l’un des experts choisis par le ministre, le soir du
dépôt du budget, à l’analyse des cibles retenues par le gouvernement en matière de dépenses de
programmes (une croissance annuelle de 2,9 % en 2010-2011 – et de 2,2 % de 2011-2012 à 2013-2014, au
lieu d’un taux de 3,2 % préconisé par le CCEFP) et par rapport au mode de partage de l’effort requis pour atteindre l’équilibre budgétaire (un niveau de 62 % prétendument assumé par le gouvernement, plutôt que
celui de 50 % selon les termes du « pacte » proposé par le CCEFP).
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c’est parce qu’il a joué un rôle décisif à une étape antérieure du processus de l’action
publique : il a été la pièce maîtresse de la stratégie de « mise en marché » des idées
« économiquement correctes » dont le gouvernement Charest devait convaincre la
population pour pouvoir aller de l’avant. Dans le cadre du processus de manipulation de
l’opinion publique qui a été orchestré en préparation du dépôt du budget, le discours des
économistes du CCEFP a été le mode privilégié pour valider les idées néolibérales ainsi
que les énoncés de bons sens qui confortent ces dernières. Ce mode de validation, dont la
compréhension est nécessaire pour évaluer la profondeur qu’a gagnée dans les esprits le
néolibéralisme ambiant, est celui de la science et, dans le cas qui nous concerne, de la
« science économique ».
Une clarification s’impose ici. Deux niveaux de discours se superposent dans
l’argumentaire économique qui a permis de justifier les décisions annoncées dans le
budget et que l’on désigne souvent, indistinctement, par l’expression de pensée
dominante. Le premier d’entre eux est celui de la doctrine économique, ou de l’idéologie,
dont le but est de proposer des directives de politiques économiques allant dans le sens
d’un anti-interventionnisme d’État (déréglementation, privatisation, individualisation des
risques, etc.), cela au nom d’une vision fictive de l’économie comme ordre de faits
naturellement autorégulé (« Laissez faire, laissez passer »). Associer la pensée dominante
au néolibéralisme renvoie à ce niveau doctrinal. Le second niveau de discours est celui de
la « science économique », dont le but est d’expliquer les phénomènes économiques.
Associer la pensée dominante aux théories économiques et aux différents courants qui la
composent, se situe à ce niveau. Doctrine et science sont cependant étroitement liées,
agissant l’une sur l’autre de manière réciproque4. La science, objet qui nous intéresse ici,
agit sur la doctrine, notamment, « en donnant la force de ses lois aux arguments
doctrinaires »5, ce que montre bien l’analyse de l’usage politique de la « science
économique ».
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4 P. Hugon, 1945, Les Doctrines économiques, Montréal, Bibliothèque économique et sociale, p. 12.
5 Op. cit., p. 13.
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Le caractère étroit et biaisé, partiel et partial, de la lecture des finances publiques promue
par le CCEFP a surtout été mis en évidence en invoquant le niveau doctrinal. Ainsi, de
nombreux observateurs ou chercheurs avisés ont montré que l’analyse développée dans
les fascicules était biaisée au niveau des préconisations politiques sur lesquelles elle
débouche6, la plus évidente d’entre elles étant la privatisation de la dépense agrégée par
un recours accrû à la tarification des services publics. Dans le cadre des activités
d’Économie autrement, le texte collectif rédigé à l’initiative de son collectif d’animation
et appuyé par plus de cinquante économistes québécois7, a clairement dénoncé aussi la
vision néolibérale du gouvernement et de ses experts, ses mythes ainsi que ses faux
diagnostics et solutions. On se demande d’ailleurs comment le ministre des Finances
pouvait espérer que la chose passe inaperçue, dès lors que le noyau d’économistes qu’il
avait choisis recoupait d’aussi près celui des rédacteurs du manifeste « Pour un Québec
Lucide »8. Fort possible que le néolibéralisme gagne en intégrisme et, en ce sens,
s’affiche ouvertement avec de moins en moins de scrupules. De ce point de vue, le mettre
en exergue est donc un exercice tout à fait indispensable. Cela dit, ce que nous affirmons
ici, c’est que le biais d’analyse est plus grave et plus complexe encore que celui qui
proviendrait uniquement de l’adhésion ex ante à la pensée néolibérale : ce biais existe
aussi au niveau théorique.
C’est donc sur les discours scientifiques des économistes que nous allons nous pencher
dans ce texte. Notre objectif est de montrer que les idées centrales contenues dans les
fascicules du CCEFP, et concrétisées ensuite dans les mesures du budget, ont des liens
directs avec les théories économiques spécifiques que privilégient les économistes choisis
avec grand soin par le ministre des Finances et le gouvernement libéral au pouvoir. La
règle du budget équilibré, l’accent mis sur les individus, le rôle des experts, notamment,
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6 Voir, notamment : J.-R. Sansfaçon, « Finances publiques – Un comité partisan », Le Devoir, 16 décembre
2009 ; G. Bérubé « Perspectives – Trop Noir (bis) », Le Devoir, 25 février 2010 ; P. Dubuc, « Les
économistes-mercenaires frappent de nouveau », L’Aut’Journal, 15 décembre 2009 ; R. Laplante (dir.),
2010, Il faut voir les choses autrement, Institut de recherche en économie contemporaine, 69 p. ; Institut de
recherche et d’informations socio-économiques, 2010, Note socio-économique. Budget 2010 : comment
financer les services publics ?, mars, 13 p.
7 Voir sur ce site : http://www.economieautrement.org/spip.php?article96 ; précisons que ce sont bien des
économistes qui ont signé ce texte, et non des « intellectuels québécois, dont plusieurs économistes », ou
encore des « intellectuels de gauche », comme cela a été et continue d’être rapporté.
8 Claude Montmarquette et Pierre Fortin sont parmi les signataires de ce manifeste.
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sont au nombre de ces idées centrales. En raison de leur spécificité, les théories
économiques dont dérive l’argumentaire du CCEFP biaisent les raisonnements
économiques de manière fondamentale. Pourtant, le gouvernement s’appuie sur ces
derniers pour justifier ses décisions et en légitimer le bien-fondé auprès de la population.
De ce point de vue, la « révolution culturelle » que les membres du comité appellent de
leurs voeux quant à la manière dont devrait désormais être conçue la gestion des finances
publiques, n’a de révolutionnaire que la force de l’imposture intellectuelle par laquelle on
entend l’imposer9. Car comment qualifier, en effet, l’action consistant à présenter comme
consensuelle parmi les économistes, une analyse économique qui est, en réalité, tout ce
qu’il y a de plus « engagé » en termes théoriques (et doctrinaux), sinon en reprenant à
notre compte le propos de l’économiste français Bruno Amable : « toute tentative
d’imposer la science économique comme celle des décisions sociales «scientifiques»,
«objectives» et non partisanes serait une imposture »10. C’est la raison pour laquelle le
terrain de la théorie, niveau de discours dont on néglige souvent l’importance, requiert
d’être investigué. Les biais de raisonnement qu’on y décèle consolident le cadre doctrinal
du néolibéralisme, plus spécifiquement son anti-étatisme et, au bout du compte, ce que
l’on pourrait appeler son injonction à la démission du politique.
1. L’analyse du comité ou la pensée théorique dominante en économie
Ce détour par la théorie économique, nécessaire pour comprendre les enjeux entourant la
question des finances publiques, commence par l’état des lieux de la discipline dans
l’espace académique. Pourquoi est-ce le cas ? Parce que le statut d’universitaire des
membres du comité est le fondement premier de la crédibilité qu’on accorde à leurs
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9 D’aucuns ont souligné combien l’emploi de cette expression de « révolution culturelle » est malheureux,
eu égard aux événements politiques auxquels elle renvoie. Mais cette idée de « révolution » mise de l’avant
par le comité, outre la banalité du procédé rhétorique consistant à capter l’attention par des formules choc,
n’a rien d’original non plus dans le contexte politique actuel, comme en témoigne l’économiste Liêm
Hoang-Ngoc commentant l’expérience française : « Inversant les rôles, la nouvelle droite postule au titre de
championne de la « réforme » face à tous les nostalgiques des Trente Glorieuses, rangés dans le camp des
« conservateurs ». Désormais, la droite se présente sous un visage réformiste, voire révolutionnaire, contre
tous les corporatismes qui bloqueraient les « adaptations » de la société française au monde moderne » ; L.
Hoang-Ngoc, 2007, Vive l’impôt !, Paris, Bernard Grasset, p. 7.
10 B. Amable. 2009, « Les experts sont formels », Libération.fr, 27 octobre ;
http://www.liberation.fr/economie/0101599481-les-experts-sont-formels
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travaux et ce qui donne au ministre Bachand cette si belle assurance : « En formant ce
comité et en invitant à y siéger quatre universitaires respectés et voués à l’intérêt public,
je souhaitais mettre à la disposition de tous les citoyens un ensemble d’analyses et de
propositions sur les grandes orientations à privilégier en matière de croissance
économique et de remise à niveau des finances publiques »11. On dirait la cause entendue,
tant la caution apportée par l’institution universitaire semble indiscutable, condamnant à
l’avance, en conséquence, toute opposition. Or, on ignore généralement la gravité de la
situation de l’enseignement et de la recherche en économie dans les universités, c’est-à-dire
le dogmatisme qui y prévaut, en raison de l’absence de pluralisme au niveau de
l’explication des phénomènes économiques. Cela est dû à la monopolisation de la
discipline par un seul grand courant, appelé, dans le jargon, « néoclassique ». Et le
problème n’est, en aucune manière, spécifique au Québec12.
Cela permet d’expliquer pourquoi les travaux du comité sont beaucoup plus « orientés »
qu’on ne le pense généralement. Trois économistes, Robert Gagné, Pierre Fortin et
Claude Montmarquette, et un fiscaliste, Luc Godbout, ont agi à titre d’« experts
indépendants » dans le cadre de ce comité. Mais leur analyse économique puise dans le
seul courant théorique néoclassique. Même si ce dernier impose son hégémonie dans
l’espace académique, il n’est pourtant qu’une approche spécifique au sein de la large
palette d’orientations théoriques existant dans la discipline (dont le marxisme,
l’institutionnalisme, le keynésianisme, le post-keynésianisme (développé après Keynes),
les théories de la régulation, l’économie écologique, l’école des conventions, l’économie
féministe). Comme, de surcroît, le courant néoclassique constitue un mode
d’appréhension des faits économiques tout à fait contestable, faire dépendre d’une assise
aussi fragile la définition des enjeux entourant l’avenir des finances et des services
publics au Québec, de même que l’identification des solutions pour les relever, est une
démarche des plus hasardeuses. Ainsi, cet extrait de l’allocution d’André Orléans,
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11 CCEFP, Fascicule 3, op. cit., p. I.
12 Voir, à ce sujet, par exemple, le site de l’Association française d’économie politique (AFEP), dont
l’action est très apparentée à celle d’Économie autrement : http://www.assoeconomiepolitique.org. La
question de la réforme de l’enseignement de l’économie gagne actuellement en importance dans de
nombreux autres pays européens ainsi qu’aux Etats-Unis.
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président de l’Association française d’économie politique (AFEP), au sujet de la crise,
mais qui vaut pour toute question économique, dont celle, bien sûr, des finances
publiques :
« Nous pensons que l’hégémonie absolue acquise aujourd’hui, dans nos institutions de
recherche et d’enseignement, par le paradigme néo-classique, est un obstacle à la réflexion
collective et, même plus, qu’elle est l’obstacle premier qu’il s’agit en priorité de combattre.
Elle conduit à un dangereux appauvrissement du discours économique. La crise
contemporaine nous en offre l’illustration la plus exemplaire, la moins dénuée d’ambiguïté.
L’aveuglement des économistes qu’elle a porté au grand jour, leur incapacité, non pas
seulement à prévoir la crise, mais même à simplement la considérer comme plausible, est, à
nos yeux, la conséquence directe de cette situation hégémonique. Elle en manifeste
pleinement la dangerosité extrême. Un échec d’une telle ampleur montre à l’envi que notre
communauté ne se porte pas bien. Il est d’autant plus perturbant que l’économie passait
jusqu’à la crise pour être la seule discipline au sein des sciences sociales à pouvoir
prétendre au statut de science véritable. À l’évidence, nous ne ferons pas l’économie d’une
réflexion sur le statut de notre discipline»13.
Une précision sur cette pensée dominante dans la discipline, cette « orthodoxie »
néoclassique, comme de nombreux économistes dits « hétérodoxes » la désignent
souvent, est un courant théorique développé depuis la fin du XIXe siècle14. On la désigne
ainsi parce que l’économie néoclassique représente la plus grande partie de ce qui se fait
en économie, dans les milieux académiques, depuis plus d’un siècle15. Selon l’économie
néoclassique, l’économie est définie de manière purement technique comme étant la
« science des choix ». La société n’existe pas en soi, puisqu’elle se voit dénuée de sa
logique propre, étant appréhendée seulement à partir de la collection des individus
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13 A. Orléans, 2010, Allocution d’André Orléans président de l’AFEP, Bulletin de l’AFEP,
http://www.assoeconomiepolitique.org/; repris partiellement dans Le Monde, Point de vue du 13 février
2010, sous le titre : « A quoi servent les économistes… surtout s’ils pensent tous la même chose ? ». Nous
avons aussi touché ce problème des lacunes de l’enseignement de l’économie à l’université par rapport à
l’analyse de la crise économique dans : S. Morel. 2010. « Science économique, illusions et dogmatisme »,
dans M. Fahmy (dir.), L’état du Québec 2010, Institut du nouveau monde, Montréal, Les éditions du
Boréal, p. 136-143.
14 Même si elle ne va pas sans susciter des controverses dans la discipline, l’opposition entre orthodoxie et
hétérodoxie en économie est courante. L’emprunt au lexique théologique n’est pas fortuit, quand on pense
que l’« économicisme », c’est-à-dire le fait de donner préséance à l’économie dans nos sociétés,
conformément à la vision idéale de la « société de marché » de l’approche dominante, est devenu un
« mythe culturel au statut quasi-religieux » ; A. L. Jennings, 1993, «Public or Private? Institutional
Economics and Feminism». In M. A. Ferber et J. A. Nelson (ed). Beyond Economic Man, Feminist Theory
and Economics, Chicago: The University of Chicago Press, p. 124.
15 G. Dostaler, « Néoclassique [courant] », dans J. Généreux, éd., Dictionnaire d’économie, Paris,
Dictionnaires Robert et Le Seuil, à paraître. En outre, ajoute l’auteur, presque tous les récipiendaires du
prix de la Banque centrale de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, faussement
appelé prix Nobel d’économie, peuvent être considérés comme néoclassiques.
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autonomes qui la composent. Les sujets économiques, ou « agents économiques », sont
postulés comme étant libres, égaux et rationnels (sur le type de l’homo oeconomicus).
Selon le postulat de rationalité, l’action économique est comprise comme étant un
comportement utilitaire et calculateur d’optimisation (« maximisation de l’utilité » (ou du
profit) sous contrainte de budget (ou de coût)). La centralité de ce dernier postulat et le
recours systématique à la formalisation mathématique, selon le paradigme des sciences
dites « dures », permettent de considérer que l’économie néo-classique se définit plus par
sa méthodologie que par son domaine d’études.
L’analyse livrée par le CCEFP n’est donc aucunement le reflet d’une « science
économique » qui permettrait d’offrir une lecture neutre et objective des finances
publiques pour s’élever au-dessus des luttes partisanes en matière de politiques publiques
et les trancher. Il ne faut pas s’y méprendre, le « «consensus» est le nom qu’on donne à
l’opinion dominante, quelle que soit la pertinence de cette opinion »16. Mettre en relief
l’existence d’une orthodoxie en économie permet de saisir plus finement le rôle des
économistes qui y adhèrent dans le développement du programme d’action politique et
économique du néolibéralisme, c’est-à-dire les jeux de pouvoir qui sont en cause. Tel que
l’explique Frédéric Lebaron, en tant qu’agents sociaux détenteurs d’un type précis de
« ressources sociales », « le capital scientifique appliqué à l’économie qui rend possibles,
entre autres, la représentation et la légitimation savantes de la réalité économique »,
interagissant avec cette autre catégorie d’agents sociaux que sont les acteurs politiques,
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16 B. Amable. 2009, op. cit. Il n’est pas inintéressant non plus de citer plus avant l’auteur : « Il y a toujours
un coût à ne pas s’y conformer. Etienne Wasmer, l’économiste qui a conçu l’enquête française (financée
par le Conseil pour la diffusion de la culture économique (Codice) français (qui) cherche s’il existe un
«consensus des économistes»), parlait il y a peu d’«une sorte de pression intellectuelle forte» et du risque
de «passer pour un dangereux altermondialiste» pour celui qui aurait préconisé «une harmonisation
européenne sur la fiscalité ou sur le salaire minimum». Le consensus peut donc être oppressant lorsqu’il est
une issue politique à une controverse scientifique et un instrument politique d’intimidation des
scientifiques » ; id. On lira cette citation en pensant au sondage récent de l’Association des économistes
québécois (ASDEQ), en collaboration avec Léger-Marketing, qui faisait état du fait que « quatre
économistes québécois sur cinq en appellent à l’imposition d’une gestion innovatrice et serrée des dépenses
publiques, à l’augmentation des tarifs d’électricité et de la TVQ, mais au rejet des augmentations d’impôt
des particuliers pour sortir le gouvernement du Québec de son impasse budgétaire » ; E. Desrosiers, 2010,
« Sondage ASDEQ-Léger Marketing - Pour un État plus productif et une hausse des tarifs d’électricité. Les
économistes québécois prennent position sur le budget à venir », Le Devoir, 18 mars ;
[http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/285187/sondage-asdeq-leger-marketing-pourun-
etat-plus-productif-et-une-hausse-des-tarifs-d-electricite->http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/285187/sondage-asdeq-leger-marketing-pourun- etat-plus-productif-et-une-hausse-des-tarifs-d-electricite].
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détenteurs, quant à eux, du « capital politique, très lié à diverses formes d’expertise
économique, qui leur permet de construire et de transformer les institutions sociales,
notamment, à travers la loi et, plus largement, les règles qui organisent la vie collective »,
les économistes orthodoxes sont partie prenante d’interactions qui :
« ont un rôle moteur dans la mise en place et la reproduction d’un cadre politique et
intellectuel cohérent et stable, garant du maintien de l’ordre économique et social. Les uns
et les autres fabriquent et manipulent des croyances collectives, comme la croyance en la
« neutralité économique », sans lesquelles cet ordre ne pourrait se maintenir durablement.
Leurs relations aux pouvoirs économiques, qui sont loin de se réduire à la soumission
mécanique à des intérêts financiers, occupent une place essentielle dans ce travail de
construction »17.
Dans les prochaines sections, nous illustrerons ce travail de manipulation des croyances
collectives18 à partir, nous l’avons-dit, de quelques exemples de biais de raisonnement
contenus dans l’analyse présentée dans les fascicules et qui sont représentatifs de l’angle
d’approche des économistes orthodoxes sur les faits économiques. Nous commencerons
par la règle contraignante de l’équilibre budgétaire qui est au coeur du dernier fascicule.
Dans un premier temps, nous verrons avec quel dogmatisme et quelle rigidité le CCEFP
entend l’imposer et opposerons à cette lecture des faits quelques éléments d’analyse
critiques. Dans un second temps, nous identifierons certains des fondements théoriques
de cette vision de la gouverne de la politique fiscale, présentée faussement comme étant
« a-politique », en montrant que ce sont bel et bien les courants de pensée néo-classiques
qui lui donnent sa justification théorique. Nous verrons ainsi que ce « vrai » que l’on
cherche à inculquer dans l’opinion publique par l’argumentation économique n’a, en
réalité, aucune validité universelle : il ne vaut que dans les limites spécifiques du cadre
théorique particulier dont il est issu19.
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17 F. Lebaron, 2003, Le savant, la politique et la mondialisation, Broissieux, Éditions du Croquant, p. 13.
18 A cet égard, certains économistes ne s’embarrassent pas de gants blancs pour ce qui est de faire passer
leur message. Quelqu’un comme Pierre Fortin, par exemple, l’un des membres du CCEFP, affirme
ouvertement que l’« on essaie de conditionner l’opinion publique ».
19 Précisons que, souvent, même cette condition n’est pas respectée, à savoir que les énoncés sont à ce point
caricaturaux ou idéologiques que même les théoriciens néoclassiques ne les endosseraient pas.
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2. La règle du budget équilibré
2.1 Égaliser croissance et revenus de l’État : une « évidence » qui n’en est pas une
Notre premier exemple de biais analytiques dérivant du courant néoclassique est fourni
par ce que les membres du comité considèrent comme étant l’essentiel de ce que la
population québécoise devrait retenir de leur dernier fascicule et qui s’impose à elle,
précisent-ils, comme une « vérité incontournable ». Robert Gagné, co-président, avec le
ministre Bachand, du comité, précise ainsi que, parmi les « messages » que le comité
entend adresser « à la population et au gouvernement » :
« Il en est un qui constitue, à notre sens, la clef de tout le reste : quoi que nous fassions, la
seule façon durable de gérer les finances publiques est de faire en sorte que les dépenses
augmentent au même rythme que les revenus qui les financent, soit le rythme de la
croissance économique. Il s’agit d’une réalité incontournable, dont probablement chaque
Québécois est bien conscient. »20
Comme dans les fascicules précédents, le procédé consiste à jouer sur un effet
d’exposition : susciter l’adhésion aux idées par leur répétition systématique, marteler, au
moyen de libellés identiques, les affirmations que l’on entend établir comme paramètres
du débat. Aussi, ce message concernant la nécessaire équivalence entre taux de
croissance de l’économie et taux de croissance des revenus et des dépenses de l’État,
apparaît-il à deux autres endroits stratégiques du document, à la fin du sommaire et à la
fin du fascicule, libellé exactement dans les mêmes termes21. Or, le lien, établi ici trois
fois plutôt qu’une, entre les taux de croissance de l’économie, des revenus et des
dépenses, n’est en aucun cas « une évidence » ou une réalité « incontournable ». En
aucune manière, cette règle, qui est celle de l’équilibre budgétaire comme mode d’emploi
de la politique fiscale, ne devrait se substituer à la gouverne démocratique des politiques
macroéconomiques.
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20 CCEFP, Fascicule 3, op. cit., p. IV.
21 « Une évidence oubliée. Au terme de ses travaux, le comité consultatif sur l’économie et les finances
publiques ne peut que conclure sur une évidence, trop souvent oubliée : quoi que l’on fasse, la seule façon
durable de gérer les finances publiques est de faire en sorte que les dépenses augmentent au même rythme
que les revenus qui les financent – soit le rythme de la croissance économique. Les défis auxquels le
Québec est confronté nous forcent à respecter cette réalité » ; ibid., p. 11 et p. 80.
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Rien, du point de vue de l’analyse économique, n’oblige en effet les pouvoirs publics à
caler systématiquement leur politique fiscale sur une règle d’équivalence aussi stricte.
Car la croissance de l’économie et celle des revenus de l’État obéissent à des
déterminants distincts, même si, bien évidemment, ces variables sont liées entre elles22.
La croissance de l’économie est mesurée par l’augmentation du produit intérieur brut
(PIB), qui représente l’ensemble des valeurs monétaires des biens et services produits
dans l’économie durant une période donnée (généralement un an). La croissance de
l’économie renvoie donc à l’augmentation de ce que l’on appelle familièrement la taille
du gâteau. Chaque courant théorique en économie offre sa propre lecture des facteurs qui
en déterminent l’ampleur. Mais, indépendamment de cette diversité d’analyse, les
facteurs expliquant l’accroissement de la production réalisée dans un pays relèvent de
l’interrelation de processus larges touchant l’économie dans son ensemble (taille de la
population, accumulation du capital, progrès technique, type de rapports de propriété,
régimes de rapports de genre, de politiques publiques ou de relations industrielles, etc.).
Les revenus de l’État, pour leur part, sont la part de la production utilisée pour faire
fonctionner les services non marchands assurés par ce dernier et verser des transferts et
subventions aux particuliers et aux entreprises. Leur niveau de croissance est du ressort
direct de l’action publique, ce qui signifie qu’il relève de décisions qui sont donc
éminemment politiques. Ainsi, les entrées de revenus budgétaires ne sont pas bêtement
dictées par le taux de croissance de l’économie. Bien au contraire, puisque ce serait nier
là la fonction première de redistribution du revenu de cet outil central de la politique
fiscale qu’est l’impôt sur le revenu progressif, cet « attribut essentiel de la citoyenneté par
lequel le financement de la politique publique, adoptée par le suffrage universel, est
assuré par chacun en fonction de sa faculté contributive »23. Plus l’impôt sur le revenu
remplit adéquatement sa fonction redistributive via un barème d’imposition fortement
progressif (composé de nombreuses tranches d’imposition, avec un taux marginal élevé
pour la tranche supérieure), plus le taux de croissance des revenus de l’État augmente (si
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22 Quand les revenus s’accroissent dans l’économie, les recettes tirées de l’impôt sur le revenu augmentent
aussi. Il en va de même des impôts indirects, comme la taxe de vente du Québec (TVQ), qui s’élèvent avec
le niveau des dépenses de consommation. Ainsi, plus la croissance est forte, plus les recettes fiscales sont
élevées, si les autres paramètres ne sont pas modifiés.
23 L. Hoang-Ngoc, ibid., p. 11.
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les autres paramètres restent constants). Ce sont donc les décisions concernant la manière
dont on entend combattre les inégalités réelles dans la société et, par là-même, assurer le
maintien du lien social, qui sont en cause dans la conduite de la politique fiscale. Sans
parler, bien sûr, de tous les autres choix collectifs qu’incarne le budget de l’État en
matière de politiques publiques (stabilisation de l’activité économique, politique
industrielle, politiques de l’emploi, incluant la sécurité sociale, etc.). Ainsi, sous des
dehors apparemment techniques, vouloir substituer à la décision publique une règle fixée
a priori et in abstracto en matière de politique fiscale, revient à ravir aux autorités
publiques une partie de leur champ d’intervention, affaiblissant ainsi le fonctionnement
démocratique.
2.2 Égaliser croissance et dépenses de l’État : pas plus « évident » non plus
Sur le versant de la politique budgétaire maintenant, celui des dépenses de l’État, aucune
règle non plus n’en établit ou ne devrait en établir a priori l’évolution, sauf à vouloir à
nouveau retrancher du périmètre de l’action publique un espace essentiel. Pourtant, c’est
dans ce sens que vont les experts du comité : « À moyen et à long termes, affirment-ils
ainsi, la seule façon durable de maintenir des finances publiques saines consiste à ajuster
la croissance des dépenses sur celle de l’économie »24. Comme pour la politique fiscale,
la réalité des pays qui ont opté pour un développement misant sur la cohésion sociale,
contredit cette affirmation. Car le « choix d’une société solidaire est avant tout incarné
par l’importance et la qualité des dépenses sociales consenties collectivement »25. De fait,
quand on compare les pays de l’OCDE sur la base de la part que représentent les
dépenses publiques par rapport à leur PIB, on constate entre eux de fortes différences,
lesquelles traduisent des choix de société tout aussi distinctifs en matière de lutte contre
les inégalités sociales. Ainsi, en Suède, en France et au Danemark, les dépenses
publiques équivalaient, en 2006, à environ la moitié du PIB26, alors qu’aux États-Unis,
elles n’en représentaient que 32,3 %. Au Canada et au Québec, ces parts sont de 36.1 %
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24 CCEFP, Fascicule 3, op. cit., p. 7.
25 L. Hoang-Ngoc, ibid., p. 78.
26 Ces proportions sont, respectivement, de 50 %, 49,1 % et 47,6%
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et 46,1 % respectivement27. L’existence d’une telle variation d’un pays à l’autre montre
bien que la dépense publique n’a pas été contrainte, de manière générale, par une règle
d’équivalence avec la croissance de l’économie, les différentiels de croissance entre eux
n’ayant jamais atteint cette ampleur. Cette gouverne politique du budget de l’État n’a pas
non plus été un obstacle au développement économique, puisqu’il n’existe aucun seuil
absolu de dépenses publiques au-delà duquel ce dernier serait compromis : il n’existe
aucune corrélation entre le niveau des dépenses publiques et la performance économique.
Mais énoncer les choses en ces termes revient déjà à se laisser piéger par la logique de la
pensée économique dominante. Car la dépense publique est, en soi, une dépense
productive. Autrement dit, le problème n’est pas de montrer que cette dernière ne
contrarie pas la croissance, mais de mettre en évidence qu’elle en représente l’une des
conditions. L’endettement de l’État consécutif à des dépenses qui ont pour contrepartie
des actifs financiers et des immobilisations, est généralement considéré comme
constituant la « bonne dette »28. Mais, les autres dépenses, appelées péjorativement les
dépenses d’« épicerie » et qui désignent les dépenses courantes qui ne sont pas adossées à
des actifs (financiers ou matériels)29, sont, elles aussi, productives. Premièrement, les
dépenses courantes engagées directement par les différents niveaux de gouvernement
(fédéral, québécois, municipal) pour l’achat des biens et des services nécessaires à la
réalisation de leurs missions (justice, police, santé, éducation, etc.), sont l’une des
composantes de la demande agrégée30, au même titre que la consommation, les
investissements et les exportations nettes (les exportations moins les importations). Elles
sont donc une source directe de croissance. En conséquence, imposer une limite stricte à
la croissance des dépenses de l’État est aussi farfelu que si on disait que l’investissement
des entreprises privées doit être contraint par la croissance de leur chiffre d’affaires. Cela
serait un parfait non sens du point de vue économique puisqu’une telle limitation de
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27 Ces données sont tirées du Fascicule 3, p. 91.
28 L. Gill, 2006, Rembourser la dette publique : la pire des hypothèses, Chaire d’études socio-économiques
de l’UQAM, Collection « Les sciences sociales contemporaines », p. 119.
29 Id.
30 En 2008, ces dépenses représentaient près du quart du PIB (23 %) ; Institut de la statistique du Québec,
Produit intérieur brut selon les dépenses, Québec, 2002-2008 ;
http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/econm_finnc/conjn_econm/compt_econm/cea2_2.htm.
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l’investissement et de l’emprunt freinerait considérablement leur développement.
Autrement dit, il n’y a aucune raison de considérer que l’endettement public, consécutif à
un déficit budgétaire, est a priori plus mauvais que l’endettement privé. Ce serait même
le contraire qui s’applique puisque l’État dispose d’une marge de manoeuvre beaucoup
plus importante que les entreprises privées : « disposant de l’éternité – un horizon de
planification infini – et du pouvoir de lever l’impôt, il est par définition l’agent
économique le plus solvable »31.
Mais, les dépenses correspondant à la « bonne dette » et à l’achat des biens et services
n’épuisent pas la liste de ce qu’il faut inclure dans les dépenses productives de l’État. En
effet, les dépenses courantes allouées au versement de revenus et donc surtout à la
rémunération des employés de l’État, sont également source de croissance, puisqu’elles
sont, elles aussi, comptabilisées dans la production nationale. C’est du moins ce que l’on
observe quand on examine la croissance dans la perspective de la répartition du revenu.
Car le PIB peut aussi être évalué par la méthode dite des revenus, qui procède, quant à
elle, non pas de la dépense, comme dans l’exemple précédent, mais plutôt de la
comptabilisation des revenus distribués dans l’économie32.
Cela dit, ces conventions statistiques sont très relatives, entre autres parce que le PIB est
loin de résumer à lui seul l’ensemble des activités productives. Le meilleur exemple en
est la production domestique, qui est omise du périmètre de la production des comptes
nationaux lorsqu’elle ne donne pas lieu au versement d’un revenu33, à la différence,
comme nous venons de le voir, de la production de services non marchands réalisés par
l’État. Or, de la même manière que, au-delà des présupposés inhérents à la logique de la
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31 J. P. Fitoussi, P. Aghion, 2007, « Le syndrome de la dette publique », Regards d’européens,
eurosduvillage.eu
32 Cette méthode est celle « des revenus des facteurs », par laquelle sont additionnés les revenus payés aux
ménages (salaires, bénéfices des sociétés, intérêts et revenus de placements, loyers, etc.) par les entreprises.
Outre par la dépense et par le revenu, on peut aussi mesurer le PIB par la production, qui est la troisième
méthode permettant de mesurer le produit intérieur brut.
33 Les services domestiques et personnels que les ménages effectuent pour eux-mêmes sont exclus du PIB,
alors que les mêmes activités, lorsque rémunérées et effectuées par des domestiques, y sont incluses. Nous
ne parlons pas ici des autres limitations de l’indicateur du PIB, comme celles qui incorporent des nuisances
économiques – celles causées à l’environnement, par exemple – à une mesure supposée de bien-être des
populations, cela étant un autre sujet.
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comptabilité nationale, la théorie économique a permis de mettre en relief le caractère
productif du travail domestique et le fait qu’il soit une source de développement pour la
société – l’économie féministe ayant fortement contribué à ce résultat –, elle permet aussi
de reconnaître le caractère productif de la dépense de l’État en regard du bien-être de la
collectivité. Même au sein de la mouvance orthodoxe, ce qui est assez paradoxal du point
de vue doctrinal, la dépense publique est analysée par rapport à ses retombées
(« externalités ») positives sur l’ensemble de la société et, en particulier, sur la
productivité du secteur privé. Cette approche est celle de la théorie dite de la « croissance
endogène », selon laquelle la croissance de l’économie dépend de la part des ressources
consacrée certes aux infrastructures matérielles (comme les routes, les ponts, etc), mais
également aux services publics de santé et d’éducation ou encore à la recherche. Cette
approche réhabilite donc la dépense publique « dans une perspective structurelle de
croissance à long terme »34. Dans la perspective, cette fois, de la régulation conjoncturelle
de l’économie, les hétérodoxies keynésienne et post-keynésienne, démontrent que la
dépense publique est indispensable pour stabiliser l’activité économique et relever le
niveau de l’emploi, tout comme pour restreindre les inégalités de revenu. Dans l’optique
des approches économiques puisant plus directement, cette fois, à une doctrine
solidariste, comme c’est le cas, par exemple, de la théorie commonsienne35, les services
publics, de même que la sécurité sociale, sont la condition, en tant qu’outils de cohésion
sociale, d’un développement économique plus harmonieux. Car, selon cette théorie qui
s’oppose à la conception de l’ordre spontané des néolibéraux, les individus doivent être
« solidarisés » : l’appartenance à la collectivité n’est pas considérée comme allant de soi,
mais requiert des conditions objectives qu’il s’agit de construire à travers un ensemble
d’institutions, impliquant, en premier lieu, l’action des pouvoirs publics. Sur cette
question de l’importance structurante des services publics dans le développement
économique, la théorie commonsienne converge avec l’économie féministe. Dans le
cadre de ces visions hétérodoxes de l’économie, la dépense publique est donc source de
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34 E. Combe, 1992, Précis d’économie, Paris, Presses universitaires de France, 2e édition, p. 285.
35 Du nom de John R. Commons, économiste américain qui est l’un des fondateurs, avec Thorstein Veblen
et Wesley C. Mitchell, du courant appelé « l’institutionnalisme des origines », et qui a surtout écrit dans la
première moitié du 20e siècle. Cette théorie est celle que nous privilégions, avec l’analyse de genre, dans
nos recherches ; sur cet auteur, voir, en particulier : J. R. Commons, 1934. Institutional Economics. Its
Place in Political Economy. New Brunswick/London, Transaction Publishers, 2 Vol.
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nombreux bienfaits, y compris d’ordre comptable, en raison des économies budgétaires
qu’elle procure par le fait d’éviter, par la prévention, une foule de dépenses qui sont
inutiles dans une société solidaire36. C’est ce que montrent d’ailleurs, en pratique, les
sociétés plus égalitaires.
L’histoire corrobore l’importance de la dépense publique dans le développement des
sociétés. En effet, on observe, en longue période, une tendance à l’augmentation continue
des dépenses publiques, due au développement de l’industrialisation. C’est ce que l’on
appelle la « loi de Wagner », selon laquelle « les dépenses budgétaires ont tendance à
augmenter plus rapidement que le PIB, et ce quel que soit le pays »37. Ainsi, l’économiste
allemand, Adolph Wagner, avait, au début du 20e siècle, non seulement constaté et prévu
la croissance continue du niveau des dépenses publiques, mais également approuvé cette
augmentation des besoins financiers de l’État, qui était, selon lui, un signe de civilisation,
parce qu’inextricablement liée au progrès économique et social38. Sa connaissance de
l’économie lui permettait de comprendre que le développement et la complexité de la vie
économique, de même que les nouvelles exigences sociales qui l’accompagnent, se
traduisent par une plus grande demande de services spécifiques (des services non
marchands comme l’éducation et la culture, ces biens dits « supérieurs » parce que leur
consommation s’accroît avec le niveau de revenu) et d’investissements (notamment pour
la mise en place d’infrastructures matérielles), que l’Etat doit prendre en charge. A.
Wagner était l’un des représentants du « socialisme de la chaire » (auxquels sont aussi
associés les noms d’Albert Schaeffle et de Gustav Schmoller), courant de pensée qui a
fortement favorisé la mise sur pied de l’« État social » en Allemagne39, premier pays à
avoir posé les bases d’un État-providence moderne avec le développement d’un
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36 On peut penser ici, par exemple, aux dépenses de « répression » (comme celles allouées au renforcement
des dispositifs sécuritaires, tels les prisons, les systèmes de surveillance ou de protection des individus, etc.)
ou encore aux dépenses de santé qu’entraîne le manque de prévention dans ce domaine, comme celles que
supportera le Québec si le ticket modérateur annoncé dans le dernier budget est mis en place pour les
services de santé.
37 E. Combe, op. cit., p. 35.
38 C’est dans ses Fondements de l’économie politique, qu’il expose sa « loi de l’extension croissante de
l’activité publique ou d’État chez les peuples civilisés qui progressent ». « Plus la société se civilise, plus
l’État est dispendieux », affirmait Wagner ; P. Rosanvallon, 1981, La crise de l’État-providence, Paris,
Éditions du Seuil, p. 152.
39 Ibid., p. 151.
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important système d’assurances sociales40. La loi de Wagner comprend également,
comme le souligne Pierre Rosanvallon, une dimension politique : « le mouvement de la
démocratie signifie pour Wagner que le système des besoins tend de plus en plus à être
intégré au système politique de régulation »41.
L’ensemble des considérations précédentes montre bien qu’aucun rapport de causalité
univoque ne peut a priori être établi entre ces deux variables que sont la croissance de
l’économie et celle des dépenses de l’État. Cette question de la causalité est centrale. Ces
deux variables sont liées entre elles, mais, d’un point de vue économique, ce lien ne peut
être compris qu’en termes dynamiques. Autrement dit, c’est d’une causalité circulaire
dont il est question : si la dépense publique est facilitée par les rentrées fiscales provenant
d’une hausse de l’activité économique, cette dernière est, à son tour, stimulée, comme
nous l’avons montré, par la dépense publique. En somme, c’est l’idée même de
« ponction fiscale » qui est battue en brèche. L’est également celle d’un partage des
revenus qui interviendrait, de façon purement séquentielle, après l’étape de la production
(« il faut créer la richesse avant de la partager »). Car, ce que nous avons montré, c’est
bien que la part de la richesse qui est dévolue à l’État dans la distribution du revenu afin
de socialiser la dépense à travers la fourniture de services publics, ce que sont
précisément les revenus de l’État, est un facteur de création de la richesse collective.
Autrement dit, elle offre un exemple d’une opération de partage de la richesse qui
intervient avant la création de cette dernière (« il faut partager la richesse avant de la
créer »). L’approche orthodoxe, selon laquelle la répartition du revenu est une opération
purement technique, étant vue comme étant l’exact reflet de la contribution de chaque
« agent économique » à la production totale (conception dite de la « répartition
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40 C’est en 1872, à Eisenach, lors d’un « imposant congrès composé de professeurs, d’économistes, de
juristes et de fonctionnaires », que l’on « déclare la guerre » au libéralisme et que fut rédigé le Manifeste
d’Eisenach, « qui devait régner pendant trente ans sur les sciences économiques et sociales en Allemagne,
déclara(nt) l’État « le grand instituteur moral de l’humanité » »; id.
41 Id. Dans son message au Reichtag en 1881, indique l’auteur, Bismark, premier chancelier (l’équivalent
d’un premier ministre) de l’Empire allemand alors dirigé par Guillaume 1er, reprendra cette conception :
« L’État se voyait reconnaître, « non seulement une mission défensive visant à protéger les droits existants,
mais également celle de promouvoir positivement par des institutions appropriées et en utilisant les moyens
de la collectivité dont il dispose, le bien-être de tous ses membres et notamment des faibles et des
nécessiteux » ; sera ainsi mise de l’avant une « approche « positive » de l’État (…) radicalement contraire à
l’approche « négative » des libéraux » ; ibid., p. 152-153.
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fonctionnelle des revenus »), est incapable de penser ces processus. Cela est le cas, entre
autres, parce qu’elle ne peut concevoir véritablement les rapports de pouvoir existant
dans l’économie. C’est ce que de nombreuses hétérodoxies critiquent en elle, notamment
l’approche institutionnaliste, qui montre que les revenus sont répartis avant que ne
s’engage la production, parce que, dans une économie, la répartition est, d’abord et avant
tout, tributaire des transferts légaux de droits de propriété42.
En somme, l’affirmation véhiculée dans le fascicule n’est en aucune manière, c’est le
moins qu’on puisse dire, une « vérité incontournable ». Ce fameux message du comité,
non seulement aucune « loi économique » ne l’établit dans l’absolu, mais il est plus que
relativisé dès que sont introduits quelques éléments issus des théories économiques
hétérodoxes. Mais, politiquement, ce message a un impact important. Car invoquer cet
ajustement des revenus et des dépenses de l’État à la croissance du PIB comme une
nécessité économique, justifie de transformer ensuite cette relation entre deux variables
macroéconomiques en règle de décision pour les pouvoirs publics quant à la conduite des
politiques fiscale et budgétaire. L’action des pouvoirs publics est ainsi transformée de
manière structurelle. Mais, nous l’avons dit, ce type de règles est fortement chargé de
sens parce qu’il provient de la conception, positive et normative, de la fiscalité qui est
caractéristique, en général, de l’approche orthodoxe. Fondamentalement, la conception de
l’économie des néoclassiques conduit à « neutraliser » l’intervention de l’État, ce à quoi
revient l’équivalence défendue par les membres du comité. Et la chose est
particulièrement affirmée pour certaines « factions » néoclassiques, celles qui ont vu leur
importance s’accroître à partir du milieu des années soixante-dix, comme nous allons le
voir maintenant.
2.3 Arrimer les revenus et les dépenses de l’État à la croissance économique : une
orientation orthodoxe
Les années soixante-dix marquent un tournant décisif, avec le passage de
l’interventionnisme keynésien, qui dominait alors l’orientation des politiques de
stabilisation macroéconomiques (quoique sous une forme déviant à plusieurs égards des
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42 Nous reviendrons plus en détails sur cette question.
Avril 2010
analyses originelles de Keynes), à un libéralisme qui met directement en cause les acquis
sociaux des décennies antérieures :
« Le néolibéralisme contemporain est non seulement totalement différent du nouveau libéralisme et
de l’interventionnisme keynésien, mais il en est l’antithèse. Il constitue en effet une remise en
question radicale de l’interventionnisme qui s’est imposé dans la plupart des économies capitalistes
dans les trente années de l’après-guerre. Comme le keynésianisme (…), auquel il s’oppose, ou le
libéralisme (…), dont il se réclame, le néolibéralisme est tout à la fois un programme politique, une
vision du monde, une idéologie et un ensemble de théories »43.
Dans les universités, c’est à partir de cette période que s’impose graduellement le courant
« monétariste », associé à l’économiste Milton Friedman, représentant le plus réputé de
ce que l’on appelé l’école de Chicago. Ce courant est qualifié ainsi parce que son noyau
théorique est la « théorie quantitative de la monnaie »44. Le monétarisme discrédite
l’école keynésienne et ses outils d’intervention, en particulier les politiques associées à la
gestion de la demande globale. La représentation du rôle de l’État en sera grandement
modifiée. En effet, dans la perspective de ce courant, les interventions étatiques sont
néfastes pour l’économie, car génératrices de perturbations dans le mécanisme de fixation
des prix qui se traduisent par des « déséquilibres », en particulier l’inflation. Au Canada,
on notera que c’est en 1975 que la Banque centrale prend le tournant monétariste, qui,
conformément à cette orthodoxie, se traduira par une politique monétaire centrée de plus
en plus exclusivement sur la lutte contre l’inflation, au détriment de celle contre le
chômage. La conception orthodoxe de l’interventionnisme public sera encore durcie avec
l’avènement de ce que l’on appelle la « nouvelle macroéconomie classique » (NMC).
Parmi les économistes rattachés à cette dernière, on compte Robert Lucas et Thomas
Sargent. La NMC représente une radicalisation des thèses monétaristes en ce qu’elle nie
toute efficacité à la politique économique : les capacités cognitives des « agents
économiques » sont telles, en raison de leurs « anticipations rationnelles », que ces
derniers sont en mesure de prévoir et de contrer rationnellement toutes les conséquences
43 G. Dostaler, « Néolibéralisme », dans J. Généreux, éd., Dictionnaire d’économie, Paris, Dictionnaires
Robert et Le Seuil, à paraître.
44 Selon cette dernière, dont les racines remontent au 16e siècle – notamment au juriste et philosophe Jean
Bodin, « une modification de la masse monétaire (la quantité de monnaie) se traduit à long terme par une
modification dans le même sens et la même proportion au niveau général des prix » ; M. Beaud, G.
Dostaler, 1993, La pensée économique depuis Keynes. Historique et Dictionnaire des principaux auteurs,
Paris, Éditions du Seuil, p. 152. Comme l’expliquent ces deux auteurs; Friedman reformulera cette théorie
en la présentant comme une théorie de la demande de monnaie.
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des politiques gouvernementales45. Au moyen de cette hypothèse d’hyper-rationalité des
agents, c’est l’existence même de l’État comme acteur économique qui est contestée, son
pouvoir de pilotage de l’économie étant réduit à néant. Donc, à tout le moins au niveau
doctrinal, les choses étant différentes en pratique, on peut dire qu’il s’agit là du degré
zéro de la politique publique : « (d)’une certaine manière, la meilleure politique
économiques, dans la perspective des nouveaux classiques, est l’absence de politique
économique »46.
Ainsi, la résurgence de l’orthodoxie économique survenue il y a maintenant plus de trente
ans en macroéconomie sous la forme du monétarisme et de la NMC, est venue jeter le
discrédit sur l’intervention de l’État et imposer l’idée selon laquelle la défiance est de
rigueur à son endroit, car ce dernier est une nuisance qu’il faut tolérer seulement si l’on
ne peut faire autrement, comme dans le cas de la prise en charge des dépenses régaliennes
(défense, justice, police, etc.). Cette suspicion à l’égard de l’État a encore été renforcée
par un autre avatar de l’orthodoxie économique qui s’est développé dans les années 1960,
l’« école des choix publics », dont les principaux représentants sont James Buchanan et
Gordon Tullock, et qui s’attaque directement à l’institution étatique en déconsidérant,
cette fois, le travail de ses employé-e-s :
« Elle fait du bureaucrate un homo oeconomicus rationnel qui cherche à maximiser une fonctionobjectif,
en l’occurrence le budget public dont il dispose. Elle remet ainsi en cause l’image de
fonctionnaires voués à la poursuite de l’intérêt général. Dans cette optique, le gouverneur de la
banque centrale doit par exemple être choisi de sorte qu’il ait une fonction de préférence plus
conservatrice que la majorité des citoyens »47
A ce portrait, il faut encore ajouter l’« économie de l’offre », un mouvement de pensée
plus qu’une véritable théorie, qui, à travers les travaux, notamment, d’Arthur Laffer, est
venue justifier les politiques de réduction de l’impôt direct et de sa progressivité, censés
décourager l’initiative, l’épargne et l’investissement et favoriser l’évasion fiscale48.
Enfin, il faut mentionner aussi les théories microéconomiques en économie du travail,
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45 Il est supposé que « les agents recueillent et utilisent rationnellement l’information et qu’ils ont, de la
structure et du fonctionnement de l’économie, la même connaissance que celle de la théorie économique » ;
ibid., p. 173.
46 M. Beaud, G. Dostaler, op. cit., p. 176.
47 F. Lebaron, op. cit., p. 184.
48 M. Beaud, G. Dostaler, op. cit., p. 157.
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articulées autour d’une notion fétiche, celle de l’« incitation au travail », qui sont venues
consolider l’idéologie du « mérite » en matière de politiques sociales, en particulier face
aux titulaires de transferts d’assurance chômage et d’assistance sociale49. Ce faisant, c’est
la légitimité d’un autre pan de l’action redistributive de l’État – mais aussi des
interventions des autres acteurs sociaux, en particulier les organisations syndicales, qui,
dans de nombreux pays, sont impliquées dans la gestion des assurances sociales – qui est
atteinte, puisque l’envers de cette idéologie du mérite, du côté des autorités publiques, est
l’image d’un État laxiste qui dépenserait mal les fonds publics qu’il a pourtant la
responsabilité de gérer efficacement.
Ainsi, malgré la complexité de la nébuleuse orthodoxe, composée d’une variété de
courants, la difficulté de distinguer ensuite, dans les discours entourant les politiques
publiques, entre les opinions affichées et les pratiques véritables, ainsi que, point majeur,
la question de savoir si les théories fondent scientifiquement les politiques économiques
ou si, au contraire, elles viennent plutôt les légitimer a posteriori50, il n’en demeure pas
moins, comme on vient de le voir, qu’un ensemble de théories économiques se situant
dans cette grande mouvance de l’orthodoxie a puissamment contribué, à travers le
discours des économistes universitaires « experts », à modeler les esprits dans le sens des
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49 C’est non sans ironie que Laurent Cordonnier décrit, comme suit, cette idéologie : « Milton Friedman, le
chef de file du monétarisme, a peut-être raison : la meilleure chose que l’on puisse faire avec les pauvres,
c’est de les laisser tranquilles. Ils n’ont ce qu’ils méritent, et qu’ils ont bien cherché.
C’est en tout cas ce que tente d’accréditer le grand mythe de l’économie du travail. Selon ce mythe, les
pauvres et les chômeurs sont les seuls responsables de leur infortune. C’est leur propension à vouloir
s’élever sans relâche au-dessus de leur condition qui les fait sans cesse retomber plus bas. Revendiquant
toujours au-delà de leur médiocre productivité, recherchant la sécurité, la rente et l’assistance,
opportunistes de nature, paresseux en diable, les salariés, qui ne savent accepter leur lot, décident par là
même de leur sous-emploi. Le chômage, dans cette perspective, est simplement le sacrifice auquel ils
consentent pour se payer, en toute connaissance de cause, l’illusion qu’un pauvre peut s’enrichir » ; L.
Cordonnier, 2000, Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage. Paris. Raisons
d’agir Éditions.
50 « A travers ces controverses qui prennent une allure souvent très technique, s’opposent des conceptions
radicalement différentes du fonctionnement des économies et des possibilités d’intervention ; c’est la
stabilité des économies de marché qui est en cause. Pour Friedman et les autres partisans du monétarisme,
les économies modernes sont stables, et le fonctionnement libre du marché suffit pour assurer une
allocation optimale des ressources et le plein emploi des capacités de production. Pour Keynes et ses
disciples, les économies sont instables et le mécanisme du marché ne suffit pas pour assurer le plein
emploi. Pour chacun, la conviction est préalable à l’analyse théorique : ce qu’on appelle « politiques
monétaristes » n’est donc pas, malgré les apparences, le résultat de la réhabilitation de la théorie
quantitative de la monnaie, pas plus que les politiques keynésiennes n’ont été conçues sur la base des thèses
élaborées dans la Théorie générale » ; M. Beaud, G. Dostaler, 1993, op. cit., p. 155.
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canons de l’idéologie libérale. Toutes ces théories ont fait l’objet de vives critiques, aux
niveaux méthodologique et conceptuel51. La lecture des faits économiques – en
l’occurrence ici, les finances publiques, mais il en va de même pour toute autre question
économique : le commerce international, l’emploi, le chômage, la pauvreté, etc. –
qu’elles offrent ne représentent donc en rien des « vérités incontournables », bien au
contraire. Précisons que ce travail de construction de l’opinion publique a été d’autant
plus efficace qu’il s’est enraciné dans des croyances collectives préexistantes, comme
l’explique Frédéric Lebaron (voir encadré ci-dessous).
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Encadré 1 : La construction de l’opinion néo-libérale
Il existe dans de nombreux groupes sociaux un ensemble de croyances plus ou moins diffuses sur lesquelles
la construction d’une opinion libérale s’est largement appuyée. Ce processus dynamique de légitimation a
consisté à construire des causes politiques à partir de raisonnements de sens commun.
• La première croyance est la réticence à l’impôt, qui trouve son origine dans une histoire de très
longue durée, qui remonte aux origines du monopole fiscal (…) : l’impôt est perçu comme un « racket
légal » (qui, de plus, nourrit les dépenses excessives d’une catégorie improductive). Le discours antiimpôt
radical, popularisé par des économistes souvent peu reconnus sur le plan académique (comme
Arthur Laffer aux Etats-Unis) est aussi et surtout entretenu par les essayistes et les journalistes
politiques ou économiques, sans parler de groupes de pression (…). Il est mobilisé à l’occasion des
campagnes électorales.
• Le deuxième ensemble de croyances très répandues, sur lesquelles s’appuie le programme néolibéral,
est l’hostilité aux fonctionnaires en tant que catégorie sociale « improductive » (ou
« inefficace »), dont le statut repose sur le prélèvement fiscal. L’usage systématique de comparaisons
de revenus ou de carrières entre fonctionnaires et non-fonctionnaires dans la presse a contribué en
France à la construction du thème des « privilèges » des fonctionnaires qui est une arme essentielle de
la politique des « réformes ». Elle participe d’un travail de dénigrement de l’État, perçu comme une
sorte de « vampire » (…). A l’occasion des conflits sociaux, le discours hostile aux fonctionnaires
s’exprime de façon plus ouverte et parfois brutale.
• Un autre exemple, plus spécifiquement lié au développement de l’État-providence au XXe siècle,
est relatif à la « générosité » supposée excessive de l’État (social) à l’égard des personnes qui ne
souhaitent pas travailler aux conditions du marché du travail et profitent ainsi des largesses publiques.
Le discours sur les bénéficiaires d’allocations « resquilleurs » ou « fainéants » date sans doute des
institutions de l’État-providence, mais il s’est radicalisé depuis la fin des années 1970 sous l’effet de la
montée des budgets sociaux (…).
• L’hostilité à l’action syndicale et aux mouvements revendicatifs en tant que facteurs de désordre
social s’agrège fréquemment à ces opinions. Dans la Grande-Bretagne des années 1970, la critique des
« blocages » syndicaux, de la grève, a été au centre des succès libéraux (…).
• L’internationalisation des marchés s’accompagne d’une croyance diffuse dans les bénéfices
intrinsèques de l’ouverture aux échanges internationaux, particulièrement forte dans les catégories les
plus tournées, objectivement et subjectivement, vers le marché du travail international (par exemple les
cadres d’entreprise, les chercheurs, les élèves des grandes écoles…).
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51 Il serait trop long de les présenter ici ; cela serait l’objet d’un papier en soi.
Dans tous les cas, la force de l’économie néolibérale est d’être une doctrine économique spontanée, une
sorte d’« économie morale » ancrée dans les perceptions et les expériences historiques de groupes sociaux
particuliers : indépendants, cadres d’entreprises multinationales, hauts fonctionnaires, voire intellectuels
« internationalisés » ».
F. Lebaron, op. cit. p. 116-119 ; extrait du chap. 4. « La construction de l’opinion néo-libérale ».
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Les critiques de l’interventionnisme de l’État que nous avons vues, ne font sens que si on
prend en compte la croyance en la stabilité inhérente des économies qui est véhiculée
dans la doctrine libérale et par les économistes néoclassiques. Cette croyance découle à
son tour d’une conception du fonctionnement de l’économie comme une mécanique
s’autorégulant de manière automatique. Tel est, au bout du compte, le fondement
véritable de l’adhésion aveugle des économistes orthodoxes à des règles prédéterminées
de gouverne de l’économie, comme celles que nous trouvons dans les fascicules du
CCEFP. Car pourquoi demander au gouvernement de mal faire ce que le « marché »
réussira si bien tout seul, pour peu qu’on le laisse opérer sans interférences extérieures :
« Aux politiques keynésiennes de gestion de la conjoncture, en particulier par la fiscalité et les
dépenses publiques, il faut substituer les réactions automatiques d’un cadre fiscal et monétaire stable
aux variations du niveau de revenu. Il faut se contenter de fixer quelques objectifs globaux et laisser
agir le seul mécanisme apte à gérer efficacement l’allocation des ressources : le marché. Ces règles
comprennent, outre la discipline monétaire, la stabilité des dépenses et des paiements de transfert des
gouvernements, qui ne doivent pas être utilisés comme moyen de stabilisation de l’économie, et celle
des taux d’imposition et de taxation, dont l’objectif doit être l’équilibre budgétaire »52.
L’analyse du CCEFP, à l’effet d’imposer dans les esprits la nécessité de l’adoption d’une
règle de décision inflexible pour gouverner les politiques fiscale et budgétaire
québécoises – cette règle d’équivalence entre croissance, revenus et dépenses, mais
surtout, la règle du budget équilibré (ou du déficit zéro) qui explique la première –, vient
donc de cette foi absolue en l’efficacité naturelle des équilibrages de marché, ce qui, dans
l’optique du néolibéralisme, est le dogme de la supériorité morale des décisions
individuelles privées sur la décision publique collective. Ainsi, la neutralité fiscale et
budgétaire protègerait de l’intrusion du politique, qui, soi-disant, entraîne des coûts que la
société ne peut plus supporter. Tel est le point de vue dont la vision orthodoxe qui
prévaut depuis maintenant plus de trente ans, tente de nous convaincre. Le keynésianisme
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52 Id.
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avait mis au second plan cette « soumission doctrinale des politiques macroéconomiques
aux préceptes orthodoxes traditionnels », comme l’équilibre budgétaire et la réduction de
la dette »53. La résurgence de l’orthodoxie l’a remise à l’ordre du jour et graduellement
imposée par la suite dans les esprits jusqu’à ce qu’elle apparaisse aujourd’hui comme une
nécessité, c’est-à-dire une réalité à laquelle on ne peut échapper. C’est précisément ce
qu’on appelle « naturaliser » les faits économiques, c’est-à-dire présenter comme une
contrainte absolue ce qui n’est, en réalité, que le fruit de décisions politiques. La
« nature » économique semble ainsi évacuer le politique.
Le développement de la vie démocratique en sort grandement appauvri. En effet, des
décisions concernant des problèmes qui sont collectifs et qui, en conséquence, devraient
faire l’objet de la plus large délibération possible parce qu’ils appellent des solutions
collectives54, sont éclipsées de l’espace du politique, c’est-à-dire du champ décisionnel de
l’action publique. Cette approche de la chose publique, marquée par l’élaboration de
règles économiques échappant de plus en plus à toute délibération démocratique, est que
ce l’on appelle le « constitutionnalisme », c’est-à-dire la « doctrine selon laquelle
certaines règles économiques doivent être inscrites dans la constitution sous peine de voir
les politiciens user de manière démagogique et électoraliste des outils de la politique
économique. C’est l’une des expressions de la dépolitisation du politique »55. L’une des
formes connues de ce constitutionnalisme est la préconisation énoncée, dès 1960, par
Milton Friedman, au sujet de la conduite de la politique monétaire, à l’effet que le taux de
croissance de la masse monétaire (quantité totale de monnaie en circulation) devrait
équivaloir à celui à long terme du produit national brut. Selon lui, cette règle méritait
d’être inscrite dans la constitution, parce qu’il s’agissait de la seule manière de soustraire
la politique monétaire à ce qu’il considérait comme étant l’arbitraire des décisions
politiques56. Lucas ira dans le même sens en préconisant un taux annuel stable
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53 F. Lebaron, op. cit., p. 43.
54 P. Noreau, 2010, « Faire mieux ensemble », dans M. Fahmy (dir.), L’état du Québec 2010, Institut du
nouveau monde, Montréal, Les éditions du Boréal, p. 18.
55 « La science économique est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation entre des
fins et des moyens rares qui ont des usages alternatifs » ; L. Robbins 1935 [2e éd. 1952]). An Essay on the
Nature and Significance of Economic Science. London: Macmillan, p. 16.
56 M. Beaud, G. Dostaler, op. cit., p. 155.
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d’augmentation de la masse monétaire, un taux de dépenses et de transferts
gouvernementaux invariable en termes réels tout au long du cycle ainsi que des taux de
fiscalité fixes permettant à long terme d’équilibrer le budget57.
L’attachement à des banques centrales indépendantes des pouvoirs politiques, échappant
donc à tout contrôle démocratique, et orientées vers l’objectif de lutte contre l’inflation à
partir de règles d’action explicites et claires, est aussi une expression de ce
constitutionnalisme économique. Le « pacte de stabilité et de croissance » de l’Union
européenne, qui porte sur l’effort de discipline budgétaire des États membres58 et est
polarisé sur la cible de l’inflation, au détriment de l’emploi, en est un autre exemple. Au
Québec, l’adoption, en 1996, de la loi sur le déficit zéro59, adoptée sous la gouverne du
Premier ministre de l’époque, Lucien Bouchard, s’inscrit dans la même approche. Il en va
de même de l’analyse développée dans les trois fascicules du CCEFP. La nécessité de
« dépolitiser » les décisions est un thème lancinant du second fascicule. Le message est
réédité dans le troisième fascicule avec la recommandation d’un retour rapide à
l’équilibre budgétaire en 2013-2014, qui était la cible fixée dans le Discours sur le budget
de mars 2009. On sait que le ministre Bachand l’a endossée dans son budget 2010-2011.
Ajoutons que le rapport, paru en 2008, du Groupe de travail sur le financement du
système de santé, présidé par Claude Castonguay, avait déjà pavé la voie en ce sens : «
(d)ès le départ, le groupe de travail a défini un objectif central à sa démarche, illustrant
ses priorités et sa vision des choses : le Québec doit assurer la pérennité du système
public de santé en augmentant sa productivité et en ajustant la croissance des dépenses
publiques de santé au taux de croissance de la richesse collective, et cela, tout en
améliorant l’accès aux soins et la qualité des services »60. L’application, dans la fonction
publique, de la règle du remplacement d’un départ à la retraite sur deux, qui sera
désormais étendue au personnel administratif des réseaux de la santé et de l’éducation,
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57 Ibid., p. 176.
58 Parmi les critères dits de convergence, figurent ceux en vertu desquels le déficit public ne doit pas
dépasser 3 % du PIB et la dette publique, 60% du PIB.
59 La « Loi sur l’élimination du déficit et l’équilibre budgétaire » prévoyait que le gouvernement québécois
devait éliminer son déficit budgétaire à partir de l’année financière 1999-2000 et maintenir par la suite un
budget équilibré.
60 Groupe de travail sur le financement du système de santé, 2008. En avoir pour notre argent, Sommaire.
Gouvernement du Québec, p. 3.
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comme vient de le décider le ministre Bachand, s’apparente également à ce mode de
gouvernance. En dehors de toute considération relative à l’impact de la baisse de cette
catégorie d’effectifs sur la qualité des services publics, il s’agit en effet d’imposer, une
fois de plus, une règle de fonctionnement inflexible, là où une gestion adaptée aux
différents contextes existant dans l’administration publique, nécessite, au contraire,
intelligence des situations et souplesse d’action.
En somme, les économistes orthodoxes adhérant aux théories que nous venons de
présenter, contraignent l’action publique dans des marges étroitement définies, par la
définition de « règles du jeu » censées assurer l’efficacité mise en péril par les
interventions gouvernementales. Cela constitue un obstacle, en premier lieu, à sa
modulation en fonction des besoins conjoncturels ou des priorités d’action que se fixerait
un gouvernement. Notre premier exemple, cet arrimage de la croissance des revenus et
des dépenses sur la croissance, ou le dogme du caractère incontournable de l’équilibre
budgétaire, est donc bel et bien un appel à la démission du politique. L’action politique
visant à réformer les institutions serait illusoire, puisque les mécanismes du marché sont
mieux à même que toute intervention des pouvoirs politiques de rapprocher l’économie
d’une situation « optimale ». On comprend mieux maintenant pourquoi le diagnostic
portant sur le niveau d’endettement du Québec, qui a fait l’objet de vives controverses
avant le dépôt du dernier budget61, est tout sauf neutre d’un point de vue politique62. Faire
croire à la population que le Québec est endetté de manière catastrophique, ce qui est le
premier grand message véhiculé par les fascicules, est la condition nécessaire pour mettre
ensuite en place, à grande vitesse, l’arsenal des politiques publiques composant l’agenda
néolibéral.
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61 Le ministère des Finances a même dû produire en février un nouveau document sur l’état de la dette, afin
de contrecarrer les arguments de ses adversaires, en particulier ceux de Louis Gill ; voir, à ce sujet, sur ce
site : L. Gill, « Mauvaise dette » et méthode de l’OCDE, 28 février 2010
(http://www.economieautrement.org/spip.php?article99). Le procédé était tellement gros que certains
commentateurs, comme Jean-François Lisée, n’ont pas hésité à le dénoncer ; J.-F. Lisée, « Quand les brutes
parlent de la dette, c’est pas net ! », 2 mars 2010 ; [http://www2.lactualite.com/jean-francois-lisee/quandles-
brutes-parlent-de-dette-cest-pas-net/2240/#more-2240->http://www2.lactualite.com/jean-francois-lisee/quandles- brutes-parlent-de-dette-cest-pas-net/2240/#more-2240].
62 Sur la non-neutralité en termes politiques de l’analyse alarmiste des experts apparentés aux « Lucides »,
on lira avec intérêt Jacques Parizeau, dont le point de vue est opposé à la vision de ceux qu’il appelle les
« déclinologues », dans : J. Parizeau, 2009, La souveraineté du Québec. Hier, aujourd’hui et demain,
Montréal, Les éditions Michel Brûlé, cahp. VII.
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Dans le cadre des courants théoriques hétérodoxes, qui, malgré leurs nombreuses
différences, se rejoignent sur l’importance de construire une société solidarisée, on
conçoit très différemment la décision publique, aussi parce que la représentation de
l’économie et de ses processus d’évolution l’est tout autant. Quelques éléments de ces
autres lectures des finances publiques, celles des keynésiens, des post-keynésiens et des
institutionnalistes, ont été fournis. Mais la pensée économique hétérodoxe emprunte de
nombreuses autres directions en ce qui a trait à l’analyse de l’action de l’État, en
incorporant des dimensions qualitatives qui sont totalement étrangères aux analyses mises
de l’avant par l’orthodoxie. En outre, la réflexion économique s’élabore beaucoup plus en
termes de développement que de « croissance », indicateur purement quantitatif et, de
surcroît, étroit et imparfait, comme nous l’avons dit déjà. Pour l’institutionnalisme
commonsien, par exemple, l’action publique est un élément constitutif de toute institution
économique, et le levier privilégié pour parvenir à un « capitalisme raisonnable », c’est-à-dire
à un ordre social caractérisé par l’existence des contre-pouvoirs qui égalisent
davantage les positions des employeurs et des salariés. Ce type d’approche hétérodoxe
incorpore une réflexion sur la démocratie puisqu’il concerne l’usage éthique du pouvoir
au sein du capitalisme, inspiré de la transposition des principes de la démocratie politique
au champ de l’économie63. Le capitalisme raisonnable fonde théoriquement une socialdémocratie
renouvelée64. Ce cadre théorique, qui représente, selon nous, l’hétérodoxie la
plus radicalement opposée au cadre d’analyse orthodoxe, nous entraîne sur des pistes
théoriques et pratiques très novatrices. Dans la section qui suit, nous allons à présenter
cette opposition théorique par rapport, cette fois, à un autre biais analytique véhiculé dans
les fascicules du CCEFP, la conception de l’économie centrée sur les individus, question
qui renvoie, au niveau théorique, à la manière dont est représenté le sujet de l’action
économique.
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63 Voir, à ce sujet : L. Bazzoli, 1999, L’économie politique de John R. Commons. Essai sur
l’institutionnalisme en sciences sociales, Paris, L’Harmattan.
64 J.-J. Gislain, 2003, « L’institution des relations industrielles: le cadre analytique de J. R. Commons »,
Economie et Institutions, 1(2), p. 37.
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Sections suivantes à venir
Budget 2010-2011 : l’orthodoxie économique ou la démission du politique
Budget Québec 2010 - suites
Sylvie Morel2 articles
Professeure à l’Université Laval et membres du Comité aviseur ou du Comité scientifique de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes (Université Laval).
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