J’ai participé hier soir à une soirée-causerie intitulée « ALÉNA 2.0 », consacrée au nouvel Accord États-Unis-Mexique-Canada et organisée par Xavier Barsalou-Duval, député de la circonscription de Pierre-Boucher—Les Patriotes—Verchères à la Chambre des communes.
Les autres invités (Dominic Lemieux du syndicat des Métallos au Québec et Yvon Boucher du conseil régional des producteurs de lait de la Montérégie-Est) ainsi que moi-même avions à répondre à quelques questions posées par le député.
Je reproduis ici mes réponses, dans le but d’éclairer les lecteurs intéressés par ce nouveau traité aux effets profonds et durables. C’est un texte assez long à lire, reprenant des idées que j’aborde fréquemment sur ce blogue. À l'inverse, certains points mériteraient de plus amples développements, et je ne manquerai pas de revenir sur certains d'entre eux dans de futurs textes. J’ose espérer que tout cela vous sera utile.
Selon vous, quel sera l’effet du nouvel accord de l’ALÉNA sur votre secteur d’activité?
Contrairement à mes collègues présents, je n’œuvre pas directement dans des domaines touchés étroitement par le traité en question bien que je sois, en tant que blogueur, touché par la question du numérique et, comme essayiste, concerné par les dimensions culturelles. J’y reviendrai.
Pour répondre à la question du député, je souhaiterai ici traiter des innovations intéressantes de l’Accord à la lumière de l’histoire du libre-échange en soi. Le libre-échange n’en est plus un, parce qu’on ne parle plus aujourd’hui de signer des traités permettant la libre-circulation des marchandises (déjà accomplie), mais bien d’adhérer à des pavés réglementaires de milliers de pages pour dicter une politique permanente aux pays signataires, et ce, dans des domaines extrêmement variés.
Or, l’AÉUMC a plusieurs aspects positifs qui tranchent avec cette logique d’expansion perpétuelle du libre-échange, dont je souhaite parler ici. Ce seront, en quelque sorte, les fleurs avant le pot.
Je traiterai tout d’abord du domaine que j’ai le plus étudié dans le cadre de mes recherches, et c’est celui de la protection des investisseurs. Ces termes sonnent très techniques et très juridiques, et ils le sont, mais le diable est souvent dans les détails.
En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques.
Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.
Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.
Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte. C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.
Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. En 2012, un document de deux organisations non gouvernementales montrait tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.
Je vais vous donner quelques exemples. Précisons que si l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :
-En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses... et 201 millions de dollars.
-En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9 millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.
-En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.
-En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.
-En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.
-La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‐Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9 millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4 millions à Murphy en dommages.
-Toujours en 2012, la compagnie Windstream Energy a contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2 millions de dollars canadiens en dommages.
-En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.
Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.
Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 pour cent des cas, contre 31 pour cent pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 pour cent des cas.
Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.
Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis [...] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.
Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.
Or, innovation importante, le nouvel AÉUMC fait disparaître ces dispositions. Si une compagnie veut poursuivre un État où elle investit, elle devra suivre le processus prévu par le pays hôte. Ça, ça change tout. Il faut s’en réjouir. Fait surprenant, les États-Unis, où les transnationales sont extrêmement puissantes, ont voulu faire disparaître ces mécanismes alors que le Canada, qui a été la principale victime de ces poursuites, voulait les maintenir. C’est incompréhensible, on aurait dû s’attendre exactement au contraire. Évidemment, le fait que ces dispositions sautent ne les fait pas disparaître de tous les autres traités du monde entier. Mais c’est un début.
Je souhaite aussi mentionner certaines parts de l’entente entre les États-Unis et le Mexique, liées à l’industrie automobile.
En premier lieu, on remarquera que, selon le texte, 75 pour cent des parts des véhicules devront être produites en Amérique du Nord (contrairement à 62,5 pour cent dans l’ancien ALÉNA), et que 40 à 45 – c’est faible, mais c’est un début - pour cent des pièces circulant devront être fabriquées par des travailleurs payés 16 dollars (minimalement) par heure. Ce traité établirait donc un véritable salaire minimum. Une contravention à ces normes mènerait à l’établissement de tarifs douaniers.
Dès les premières années de l’ALÉNA, les entreprises (dont plusieurs étaient très polluantes) du sud des États-Unis ont été délocalisées au Mexique afin de profiter de leurs normes sociales et environnementales, beaucoup plus faibles qu’au nord de la frontière, mais aussi d’une main-d’œuvre bon marché.
En 2017, le travailleur mexicain moyen était, dans l’industrie automobile, payé 2,25 dollars de l’heure, contre 21 dollars pour le travailleur américain. C’est donc peu dire que les États-Unis et le Mexique ne s’affrontaient pas à armes égales.
Trump a donc réussi son pari, celui de rééquilibrer le jeu, et ces nouveautés ne devraient pas déplaire au nouveau gouvernement de gauche du Mexique.
Le Mexique a aussi accepté d’adopter des mesures législatives pour renforcer ses conventions collectives. Des travailleurs mieux organisés ne peuvent que mieux arracher des concessions et des avantages.
Une partie du milieu syndical américain serait d’ailleurs satisfaite des actions de l’administration Trump, qui aurait adopté leurs suggestions, et qui aurait désormais accès la Maison-Blanche, une situation tranchant avec les relations difficiles, sur la question du commerce, sous Obama.
Maintenant, en ce qui concerne le cas spécifique du Québec, le traité est beaucoup moins alléchant, comme on le verra dans la prochaine question.
Croyez-vous que ce nouvel accord, dans son ensemble, sera bénéfique pour le Québec?
Non.
D’après vous, quelles sont les provinces gagnantes et les provinces perdantes du nouvel accord ?
Lors du débat concernant l’Accord de libre-échange entre les États-Unis et le Canada, Jacques Parizeau avait convaincu les souverainistes québécois d’y être favorables. Après un référendum, celui de 1980, perdu sur le thème des peurs économiques, il apparaissait nécessaire aux indépendantistes de sortir du marché canadien, de ne plus dépendre de l’économie canadienne. C’est pourquoi ils souhaitaient nous intégrer au marché nord-américain et renverser les axes d’échange.
Jacques Parizeau avait alors affirmé qu’il était favorable à ce traité parce qu’il allait dans le sens des intérêts nationaux du Québec, mais qu’il s’y opposerait s’il était Ontarien. Les Ontariens pouvaient, à juste titre, craindre de devenir encore plus une économie de succursales.
Qu’en est-il de l’AÉUMC? Par rapport à l’ALÉNA, il est mauvais pour le Québec, et représente le statu quo pour l’Ontario.
L’Ontario ne s’en sort pas trop mal, notamment parce que la menace de Donald Trump d’imposer des taxes à la frontière sur l’industrie automobile canadienne n'a pas été mise à exécution. La survie électorale de Justin Trudeau en dépendait, lui qui a déjà à composer avec le premier ministre de la province, Doug Ford. L’élection n’étant que dans 1 an, les Ontariens ne lui auraient assurément pas pardonné de s’être laissé faire sur la question de l’automobile.
D’après vous, quelles industries seront avantagées par le nouvel accord et lesquelles seront désavantagées ?
Peu importe le domaine touché, ce sont toujours les plus puissants qui sont favorisés. Le libre-échange implique l’affaiblissement des différentes protections et des différentes exceptions qui cherchent à rappeler que tout ne peut être traité comme une marchandise. Le libre-échange s’inscrit dans une dynamique d’expansion perpétuelle. On cherche en permanence à l’amplifier, à l’étendre, à le radicaliser. Toutes les exceptions, exemptions et protections sont appelées, un jour ou l’autre, à sauter. C’est inévitable dans l’empire du libre-échange illimité.
Dans le cas de l’AÉUMC, le traité n’inclut pas de changements très positifs quant aux emplois, aux salaires et à l’environnement. C’est précisément pour pouvoir s’installer dans des contrées aux standards environnementaux plus laxistes et à la main-d’œuvre bon marché que les grandes entreprises délocalisent généralement leurs activités. Or, il n’y a rien ici qui laisse entendre qu’il pourrait y avoir des améliorations significatives sur ces plans. Au contraire, les réglementations sur les actions des grandes entreprises ont plutôt été allégées. Il faut noter aussi que les changements climatiques ne sont nullement mentionnés dans le texte du traité.
Les pharmaceutiques sont aussi les grandes gagnantes. Sur l’accès aux médicaments, le nouvel accord est encore pire que l’ancien ALÉNA. Par l’extension de la durée des brevets des médicaments biologiques, qui passent de 8 à 10 ans, c’est le Québec, qui s’occupe de l’assurance médicaments, qui devra se charger de la facture. Il y a beaucoup de maladies rares au Québec, et les nouveaux médicaments visent souvent les gens qui sont atteints par celles-ci. Pendant 2 ans de plus, il faudra s’occuper de ces coûts-là.
Les géants du web vont aussi grandement profiter du nouveau traité. On connaissait déjà, depuis l’affaire Netflix, la complaisance du gouvernement Trudeau à l’endroit des mastodontes du numérique. Or, on pousse ici encore plus loin l’importance du commerce en ligne, contre celle de nos fournisseurs locaux. Auparavant, l’exemption des droits de douane s’appliquait sur les marchandises de 20$ et moins. Tout ce qui avait une valeur supérieure était sujet à être taxé. Dans l’AÉUMC, on fixe ce chiffre à 150$, signifiant que beaucoup plus de marchandises pourront passer nos frontières sans que l’entreprise qui les envoie n’y laisse quelques deniers. Pire encore, lesdites marchandises seront exemptées de la TPS et de la TVQ! Un chandail produit à Québec coûtera donc, au final, beaucoup plus cher que si vous le commandiez sur Amazon.
Considérez-vous que le Canada a bien tiré son épingle du jeu dans ces négociations ?
Les membres du gouvernement canadien devraient assurément lire The Art of the Deal de Donald Trump!
Lors du sommet du G7 à La Malbaie, le président Trump avait visé la politique agricole canadienne pour tempérer les critiques à l’endroit de ses tarifs punitifs sur l’aluminium et l’acier du Canada. Or, que voit-on aujourd’hui? Une brèche de plus dans la politique agricole canadienne, mais pas de levée des tarifs sur l’aluminium et l’acier. Heureusement, en ce qui concerne l’aluminium québécois, nos tarifs hydroélectriques sont faibles.
Sérieusement, où le gouvernement fédéral a-t-il appris à négocier?
On nous cite l’exception culturelle comme la grande victoire du Canada. L’« exception culturelle », faisant référence à cette pratique visant à l’exclure des traités commerciaux, à ne pas la traiter comme une marchandise à part entière. Cela signifie que les États peuvent donc favoriser leur propre production culturelle sans craindre de représailles.
Or, il est aisé de contourner cette promesse. L’Accord économique et commercial global entre l’Union européenne et le Canada, par exemple, implique une approche par chapitre plutôt qu’une exemption générale de la culture des négociations. L’« exception culturelle » ne s’applique ainsi qu’aux chapitres de l’Accord où elle est explicitement mentionnée, et non à son entièreté.
Dans le cas de l’AÉUMC, l’exception culturelle demeure entièrement intacte. On en sera heureux. Faut-il cependant y voir une grande victoire canadienne?
Le fond de l’affaire, c’est que la culture ne peut être, comme tout le reste, que transformée, à terme, en marchandise. Je vous parlais précédemment de la complaisance d’Ottawa envers les géants du numérique, laquelle suffit à constater que l’exception culturelle est un bateau qui prend l’eau.
Mais, plus largement, nous serions bien naïfs de croire qu’une « exception » peut survivre bien longtemps dans l’empire du libre-échange illimité. La culture n’est pas un élément en marge du système économique qui survivrait plus ou moins difficilement, elle est au cœur de ce dernier. La culture est déjà un des biens de consommation les plus prisés. La seule culture acceptée par l’idéologie de la mondialisation est celle qui se vend, s’achète et s’échange. C’est cette consommation de biens culturels qui mène bien des gens à s’estimer « citoyens du monde », comme s’il y avait une culture mondiale.
On peut cependant croire que la mondialisation, parce qu’elle réduirait les distances entre les peuples, est aussi une occasion pour les cultures nationales de se faire valoir partout sur la planète. On nous laissait miroiter la même chose à propos d’internet, nous laissant entendre qu’il y aurait une démocratisation des points de vue, que tous pourraient s’exprimer par les médias sociaux, et qu’il y aurait des sites d’information alternatifs. Or, les géants du numérique ont su s’en emparer rapidement.
La réalité est sensiblement la même dans le domaine culturel : l’empire américain a envahi les ondes et les écrans et règne sans partage. Il arrive cependant que des industries culturelles d’autres pays parviennent à exporter leurs produits culturels à condition qu’ils soient pensés et mis en marché à travers le prisme de la standardisation américaine.
Ainsi, l’ambassadeur des traditions gastronomiques mexicaines est Taco Bell. Celui de la culture culinaire thaïlandaise est Thaï Express. Ce sont deux géants de la restauration rapide et de l’alimentation industrielle, des créations typiquement américaines. Nous ne connaissons pas la culture coréenne à travers leur musique traditionnelle, mais par Gangnam Style de Psy, reproduisant des rythmes similaires à tous les hits que nous entendons année après année. Et les modes de vie des peuples suivront.
En somme, nous ne vivons donc pas tant à l’ère de l’assimilation culturelle comme à celle d’un nivellement par le bas des cultures nationales au nom de la seule rentabilité.
Je noterai aussi, pour finir, que les Américains ont aussi commis une erreur stratégique dans le cadre des négociations. L’ALÉNA prévoyait que la proportion de pétrole canadien exportée aux États-Unis soit maintenue en cas de pénurie d’énergie. Cette disposition a tombé. Les Américains se disent probablement qu’ils pourront compter sur le pétrole de schiste. Il s’agit là d’un calcul à très court terme.
Considérez-vous que le Québec serait mieux représenté par lui-même à la table des négociations ?
On parle de plus en plus de « relations transnationales » que de relations internationales pour rendre compte de l’importance grandissante des entreprises et des organisations mondiales pour rendre compte du fait que nous n’avons plus affaire à de simples dynamiques entre États agissant librement. Il faut prendre en compte cette donne.
Cependant, il y a un principe très facile à comprendre, et c’est que les absents ont toujours tort.
Comme simple province, nous dépensons temps et énergie pour espérer que les délégations canadiennes qui parlent entre notre nom acceptent deux ou trois de nos demandes et que leurs positions ne nous seront pas trop désavantageuses. Or, nous ne représentons que 23,2 pour cent de la population canadienne (le poids démographique du Québec au sein du Canada est en recul ) et occupons 23 pour cent des sièges dans le parlement de ce pays, composé de dix provinces aux intérêts extrêmement différents. Il va de soi qu’il nous est difficile de faire entendre notre voix à l’étranger.
Dans le cas, par exemple, de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne, en 2010, le représentant du Québec dans le cadre des négociations affirmait que la délégation québécoise était condamnée à offrir un « billet doux » — l’expression est la sienne — aux vrais décideurs, et donc à se contenter de jouer à la diplomatie de corridors, faisant donc des pieds et des mains pour tirer son épingle du jeu. Pour le reste, les vraies décisions se prennent à une table où nous ne sommes pas.
Peu importe le traité impliquant le Canada, nous ne disposons pas d’un canal de communication qui soit garanti. Lorsque les intérêts du Canada et ceux du Québec sont en contradiction, ce sont les premiers qui l’emportent.
Considérez-vous que les concessions faites pour préserver le processus de règlement des différends étaient justifiées ?
J’ai critiqué âprement plus tôt le processus de règlement des différends entre investisseurs et États. Celui dont il est question ici renvoie à un autre chapitre de l’ALÉNA, traitant du règlement des différends entre États. Celui-ci me semble louable et méritait d’être défendu, car il est nécessaire de conserver un système d’arbitrage entre les différents gouvernements.
Croyez-vous que le système de gestion de l’offre est toujours viable avec toutes les concessions effectuées lors des 3 derniers accords commerciaux ?
Je me tuais à le dire quand Brian Mulroney y était allé d’une charge à fond de train contre la gestion de l'offre il y a quelques mois: un conseiller gouvernemental ne défend jamais une position contraire à celle de son gouvernement, sauf pour lancer un ballon d'essai et préparer les esprits. Le gouvernement de Justin Trudeau savait pertinemment depuis longtemps que nous nous dirigions vers ça, mais faisait mine de défendre les intérêts fondamentaux de nos agriculteurs.
Lors de chaque négociation commerciale, c’est l’agriculture québécoise qui est marchandée. L’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Union européenne nous l’indiquait déjà, favorisant l’entrée massive des fromages européens, pendant que les producteurs de bœuf de l’Ouest canadien étaient, eux, gagnants au change.
Ainsi, les 3,59 pour cent qu’Ottawa cède aux producteurs américains s’ajoutent aux 2 pour cent offerts aux producteurs étrangers de l’AÉCG et les 3,2 pour cent du Partenariat transpacifique.
Cet abaissement des protections agricoles au profit d’une concurrence effrénée ne pourra que favoriser le règne de la ferme-usine. La petite exploitation familiale espérant produire du lait de qualité, sans utiliser d’hormones, ne pourra pas survivre bien longtemps. La ferme-usine est ce modèle où les vaches sont traitées comme des machines produisant du lait de piètre qualité. Plusieurs de ces vaches ne verront d’ailleurs jamais une seule brindille de gazon de toute leur vie.
La rémunération des éleveurs est alors bien difficile, sans parler des nécessaires investissements dans l’amélioration constante des installations. Il faut donc être une très grosse exploitation pour survivre dans ce contexte. Selon le président de l’UPA, chaque ferme laitière perdra entre 10 et 12 pour cent de ses revenus annuels, sans baisse de dépenses et de frais.
Sans oublier la question du « lait » diafiltré, importé des États-Unis sans tarifs douaniers par les industriels canadiens de la transformation, comme Saputo, Parmalat ou, jusqu'à mai 2016, Agropur. Ceux-ci font ainsi venir un liquide de protéines laitières à prix modique au détriment des producteurs locaux de vrai lait. Le nouvel ALENA favorisera l’entrée de ce produit américain se faisant fallacieusement passer pour du lait.
Comment le Québec peut-il pallier les effets néfastes du nouvel accord de l’ALÉNA ?
La première chose à faire, c’est d’apprendre de nos erreurs, y compris de celles que nous aurions dû éviter tellement elles étaient prévisibles.
Prenons le cas de l’Accord économique et commercial global (AÉCG) entre le Canada et l’Europe. Ottawa, prétendant que les pertes pour les producteurs fromagers n’étaient que l’unique microdéfaut du traité, y allait de sa grande promesse d’offrir des compensations financières, refilant donc la facture au contribuable. Il ne faut pas se méprendre sur l’enjeu : on passera ainsi d’un système de gestion de l’offre à un système subventionné. Mais ces subventions, sous forme de compensations, reviennent à admettre qu’une forme d’aide sociale est nécessaire pour les producteurs, qui vont peiner à survivre quand ils ne s’écrouleront tout simplement pas. Ces compensations sont également, par définition, temporaires.
Et pour avoir été temporaires, elles l’ont été ! Nous avons appris il y a peu de temps que la banque prévue destinée aux compensations pour les agriculteurs subissant les méfaits de l’Accord économique et commercial global était vide. Après seulement sept jours. Sept jours ! Les producteurs québécois étaient furieux. Laurent Lessard, alors ministre québécois de l’Agriculture, a employé la seule carte qu’il possédait : l’indignation. Qualifiant le sommes fédérale d’« insuffisantes » (c’est le moins qu’on puisse dire !), il en aussi demandé d’autres. Le fait est que le ministre aurait pu disposer d’un bien meilleur rapport de force pour quémander si son gouvernement avait fait des choix plus intelligents.
C’est donc sans trop se poser de questions que l’Assemblée nationale a ratifié, en juin, l’AÉCG. Le Parti québécois a proposé un amendement pour que l’approbation de l’accord soit reportée dans six mois. Pourquoi? Pour que le Québec, par son refus momentané, dispose d’un pouvoir de négociation auprès d’Ottawa. Il aurait par exemple été possible, pour le Québec, d’exiger de réelles compensations pour les agriculteurs lésés. L’idée a été rejetée par le gouvernement libéral, et par le deuxième groupe d’opposition à l’Assemblée nationale, la CAQ.
Ce détour par l’AÉCG vise à rappeler ça ne donne absolument rien de se fendre en quatre devant Ottawa après lui avoir signé un chèque en blanc. Négocier après avoir soi-même ruiné le peu de rapport de force dont nous disposons est purement et simplement inutile. La première solution politique serait, dans le cas de l’AÉUMC, que l’Assemblée nationale évite toute ratification rapide.
Sur le plan juridique, Daniel Turp offrait samedi, dans le Journal de Montréal, quelques pistes solutions. Le professeur de droit et ex-député fédéral et provincial rappelait que la Loi sur le ministère des Relations internationales stipule que le ministre titulaire « veille aux intérêts du Québec lors de la négociation de tout accord international, entre le gouvernement du Canada et un gouvernement étranger [...] portant sur une matière ressortissante à la compétence constitutionnelle du Québec » et « peut donner son agrément à ce que le Canada signe un tel accord ». Il peut donc aussi ne pas donner son agrément.
Une chose est certaine, on verra comment le gouvernement traduira en actes son nationalisme affiché.
Considérez-vous le processus de négociation des accords commerciaux comme suffisamment transparent ? Si oui, pourquoi ? Sinon, comment l’améliorer ?
Comme d’habitude, nous avons eu droit à des cachotteries et aux habituels commentaires de la classe politique visant à nous rappeler à quel point il n’y avait aucun débat à avoir sur le libre-échange, positif en soi, et dont les dogmes sont impossibles à discuter. Les grandes entreprises ont encore une fois eu droit à une oreille attentive de la part du gouvernement canadien, tandis que les groupes de la société civile ont eu à se battre pour être entendus. Il faudrait que la Commission des institutions récupère systématiquement ce type de dossier et tienne des audiences publiques.
Comment renforcer la transparence de ce type de processus en aval? Cela pourrait passer par un recours accru au référendum pour trancher sur l’acceptation, ou non, de tout accord commercial. Un vrai débat et la fin de la culture du secret seraient donc nécessaires à chaque fois qu’un nouvel accord serait concocté.