Projet de développement dans le quartier Griffintown

Ce que la collectivité a à perdre

Griffintown



Au seuil de l'ère industrielle, des investisseurs britanniques, dont certains irlandais, prennent en main le développement de Montréal. Parmi eux, Mary Griffin, s'étant approprié les titres de propriété des terres situées à l'ouest du Vieux-Montréal le long du fleuve, en confie en 1804 le découpage à l'arpenteur montréalais Louis Charland. Un quartier montréalais moderne va naître: Griffintown.

La planification de ce nouveau quartier de Montréal adopte pour la première fois ici la grille de rue en damier qui finira par couvrir presque l'ensemble de l'Île, constituant le caractère fondamental de l'architecture urbaine montréalaise. À New York, cette même grille sera adoptée quelques années plus tard, en 1811.
Dès la première partie du XIXe siècle, le rôle des Irlandais est tel qu'au moment de dessiner les armoiries de Montréal en 1833, le maire Jacques Viger représente autour de la Croix de Saint-Georges, le castor canadien, la rose anglaise, le chardon écossais et... le trèfle irlandais.
La forme des lots est prévue afin d'accueillir des maisons en rangées de trois étages, et l'architecture reproduit le décor des rues de certains quartiers britanniques. Griffintown, même dans son état actuel de dormance, a conservé nombre de ces maisons qui témoignent de la volonté de créer une architecture urbaine de qualité. Bien que moins spectaculaires, plusieurs de ces maisons sont plus vieilles que la plupart des édifices du Vieux-Montréal. Quelques-unes sont jalousement entretenues par leurs propriétaires, alors que d'autres sont ensevelies sous les couches de tôle ou de maçonnerie, attendant un éventuel retour en grâce.
Changement de destinée
Deux événements survenus au cours du XIXe siècle ont modifié la destinée de Griffintown. D'une part, on réalise le creusage et l'aménagement du canal de Lachine au sud avec sa frange industrielle bruyante et couverte en permanence d'une brume de charbon. Entrepôts et manufactures s'établissent bientôt parmi les habitations, entraînant la dégradation des conditions de vie.
D'autre part, la Grande Famine et la crise économique et sociale qui suivit en Irlande provoquèrent l'émigration en Amérique de millions d'Irlandais. Ceux qui vinrent à Montréal furent d'abord mis en quarantaine dans un camp à Goose Village, alors situé près de l'entrée actuelle du pont Victoria. Plusieurs milliers d'entre eux y moururent à la suite des épidémies. Une grande partie de ceux qui survécurent ne parlaient que le gaélique. Ils constituèrent une main-d'oeuvre abordable sur les quais et dans les nouvelles industries longeant le Canal.
L'envahissement industriel avait rendu accessibles les logements de Griffintown, et une dense et turbulente communauté irlandaise s'y développa. Tout cela se passait de façon comparable à la même époque dans d'autres métropoles d'Amérique, comme Martin Scorsese l'a montré dans le film Gangs of New York.
L'Irlande au coeur de Montréal
La composante irlandaise fait partie intégrante de l'identité montréalaise. Dans un ouvrage paru l'automne dernier, l'anthropologue Maurice Godelier écrit qu'il existe des choses «qu'il ne faut ni vendre ni donner, mais qu'il faut garder pour les transmettre, et ces choses sont les supports d'identités qui survivent plus que d'autres au cours du temps».
À Griffintown, on retrouve quelques devantures commerciales anciennes remarquables: le Griffintown Horse Palace, une écurie vernaculaire qui se trouvait déjà là en 1867, tenue par un Irlandais qui a grandi à Goose Village, accueille les caléchiers du Vieux-Montréal et sert annuellement de point de départ au défilé de la Saint-Patrick; l'ancien poste de police du quartier n° 7, c.1875 de la rue Young; les vestiges de l'église Sainte-Anne construite en 1852; l'étonnante usine de la New City Gas Company qui éclaira Montréal au XIXe siècle. Il y a aussi les rangées de maisons ouvrières, les arbres centenaires qui constituent avec la trame des rues de Charland les éléments de mémoire les plus visibles du quartier. Les sols archéologiques des terrains aujourd'hui désertés de même que les caves des maisons et les cours arrière recèlent quantité d'objets et d'informations scientifiques qui devront servir à documenter la vie des générations passées.
Projet Devimco
Le mérite du projet de Devimco est de proposer une occasion de réhabilitation du secteur misant sur la densification souhaitable du quartier et de proposer une dynamique de financement viable.
L'évaluation de la faisabilité financière d'un projet de ce type repose généralement sur l'étude économique d'un modèle théorique de développement qui permet de modifier certains paramètres immobiliers, tels que les superficies commerciales, le nombre d'unités de logement et le stationnement en fonction des coûts de construction et des revenus prévus de façon à déterminer la rentabilité de différents scénarios. Les consultations privées menées au cours des derniers mois par le promoteur ont entraîné la modification des paramètres quantitatifs des précédentes versions du projet (inclusion du logement social et étudiant, révision des superficies commerciales et du nombre de stationnement, etc.) pour satisfaire aux demandes de certains groupes de pression.
Cependant, la proposition de Devimco ne prend pas en compte de façon satisfaisante l'intégration du patrimoine ni la conservation de la grille de rue. Tout cela serait sans conséquence à l'étape des études préliminaires, mais devient inconcevable lorsqu'il est transposé sans égard sur un secteur historique du centre-ville d'une métropole qui aime se qualifier de «culturelle» et de «ville de design».
Raser des îlots
La proposition de Devimco dans sa forme actuelle prévoit de raser des îlots entiers, y compris le Griffintown Horse Palace, l'édifice de l'ancien poste de police n° 7, dont on propose outrageusement de déposer et de reconstruire ailleurs la façade, des maisons et édifices commerciaux et de faire disparaître les rues Smith, Shannon et Young remettant ainsi en cause la mémoire du quartier et l'intégrité de la grille en damier de Charland alors que Manhattan a pu être entièrement développée sur une grille similaire.
À propos du patrimoine, la plus récente trouvaille avancée par les promoteurs , soit créer au sud du canal de Lachine un improbable îlot doté d'un lieu de diffusion culturelle polyvalent et voué à la commémoration patrimoniale et historique constitue une fuite en avant qui permet d'éviter la révision du modèle de développement proposé.
L'urbaniste et architecte Jean-Claude Marsan, lors d'une intervention publique à propos du projet le 9 janvier dernier, faisait remarquer au promoteur que les projets exemplaires dans le monde reposent non pas sur le mimétisme, mais sur la prise en compte de la spécificité des milieux d'insertion. L'application de ce précieux conseil serait à l'avantage du promoteur. L'expertise nécessaire pour y satisfaire existe bien à Montréal. Pour le moment, tout porte à croire qu'elle a été négligée.
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Steven Peck, Historien et membre du Royal Town Planning Institute of Ireland
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