EN RÉACTION AU RÉCENT ARTICLE DE M. YVES CLAUDÉ SUR ALAIN BADIOU

De l'utilité d'un retour à l'argumentaire anticolonialiste...

... pour être compris des intellectuels étrangers

Conflit étudiant vu de l'étranger

Monsieur Claudé,
Ce qui suit est une réaction, au sens strict du terme, à votre récent article intitulé «Alain Badiou - "Misère de la philosophie" ! », article que j'ai bien apprécié.
Comme vous dites, le philosophe français Alain Badiou est fort intéressant quand il critique le néolibéralisme, mais, pour le reste, ça ne vaut pas cher le kilo. Se rend-il compte que, par son mépris des indépendances nationales, il fait justement le jeu des néolibéraux impérialistes que par ailleurs il dénonce ? C'est là tout le problème d'une certaine gauche que la phobie de tout ce qui porte, à tort ou à raison, l'étiquette de nationaliste finit par conduire dans le même lit que la droite capitaliste.
Bon, il y a le problème que pose le mot nationalisme qui, en Europe, est depuis assez longtemps synonyme de chauvinisme et même, paradoxalement, de pré-impérialisme. Je dis paradoxalement, car, au XXe siècle, les peuples colonisés du Tiers monde l'ont repris à leur compte et à peu près tout le monde a alors compris qu'il s'agissait bien pour eux, non de pré, mais, tout au contraire, d'anti-impérialisme.
Cela m'amène à rappeler, pour le déplorer, l'abandon quasi total chez nous, par les indépendantistes, du discours anticolonialiste. J'y vois l'une des raisons majeures pour lesquelles, en général, les intellectuels étrangers nous comprennent si peu et si mal.
Pourtant, dans les années 60 et 70, inspirés autant par les Memmi et autres Fanon que par les analyses de l'école historique de Montréal, nous n'hésitions pas alors à affirmer que notre peuple subissait bel et bien, depuis 1760, une domination de type colonial. Pourquoi les principaux porte-parole du mouvement indépendantiste ont-ils fini, à toutes fins utiles, par délaisser ce discours ? Il faudrait peut-être un livre entier pour faire la lumière là-dessus.
Sans doute le fameux «niveau de vie» dont nous jouissons y est-il pour quelque chose. Comme la plupart des peuples colonisés devenus indépendants au XXe siècle étaient des peuples du Tiers monde à l'économie peu industrialisée, on s'est vite mis à confondre la forme la plus répandue du colonialisme avec son essence même. Pas de famine au Québec, donc pas de colonialisme, s'est-on dit.
Mais là où les choses ont pris une tournure plus déconcertante, c'est quand les indépendantistes ont en quelque sorte intériorisé le discours fédéraliste selon lequel il ne saurait y avoir de colonialisme lorsqu'un peuple bénéficie des droits politiques (éligibité et vote) et des droits civiques. Plus que simple, le raisonnement est primaire. Sauf exception, a-t-on l'air de se dire, les peuples colonisés du Tiers monde étaient privés des droits politiques et des droits civiques, ce qui n'est pas le cas du peuple canadien-français ou québécois. Donc, conclut-on, le Québec n'est pas une colonie.
C'est oublier que, de tous les peuples colonisés, le nôtre est l'un des rares à avoir été encarcané et minorisé à l'intérieur d'un État géographiquement compact (bien que politiquement artificiel, on le sait). En effet, à l'intérieur de la fédération canadian, notre peuple constitue une minorité qu'aucune mer, qu'aucun océan ne sépare de la métropole. Les Britanniques n'ont pu réserver un tel sort au peuple de l'Inde ni les Français au peuple algérien, pour ne prendre que ces deux exemples. Cela fait toute une différence, non quant au fin fond des choses, mais quant à la perception qu'on en a.
Ici, au Québec, ce n'est pas du tout parce qu'il a renoncé au colonialisme que le conquérant anglais a daigné, un jour, nous reconnaître droits politiques et droits civiques, mais bien parce que, devenus minoritaires au sein d'un État géographiquement compact, nous pouvions désormais jouir de ces droits sans que cela ne compromît sérieusement sa suprématie.
Le colonialisme, pour l'essentiel, ce n'est donc ni la famine, ni les flots de sang dans les rues, ni les vers de terre sortant du nombril d'un enfant squelettique au ventre gonflé, ni même la privation des droits politiques et des droits civiques. Non. Même s'il comporte d'évidents aspects économiques, sociaux et culturels, le colonialisme est d'abord et avant tout une réalité politique.
Il y a colonialisme partout où, généralement par suite d'une conquête militaire, un peuple impose ses lois et ses magistrats à un autre peuple. Or, telle est bien la situation de notre peuple depuis 1760 : par suite de la Conquête anglaise, nous fumes et nous sommes restés soumis aux lois et aux magistrats des héritiers du conquérant. Aussi, peu importent les concessions qui ont pu nous être faites depuis lors, surtout depuis notre mise en minorité : ces concessions-là ne changent strictement rien à notre statut de peuple colonisé, elles ne font que le perpétuer en nous le rendant moins insupportable.
En 2001, dans un discours prononcé à la Faculté de droit de l'Université de Sherbrooke, le super-collabo Stéphane Dion affirmait : «...tant le droit international que la pratique éclairée des États ne reconnaissent de droit à l'autodétermination externe, c'est-à-dire de droit à la sécession, qu'aux peuples en situation coloniale ou victimes de violation grave des droits humains».
Si notre peuple, de façon générale, n'est guère victime de «violation grave des droits humains», comment nier, en revanche, qu'il ne se trouve bel et bien «en situation coloniale» ?
Il est infiniment triste que la quasi totalité des porte-parole du mouvement indépendantiste aient implicitement donné et donnent encore raison à Stéphane Dion quand celui-ci ose nier la condition coloniale de notre peuple. Ces gens mal inspirés nous privent alors d'un argument de taille en droit international, ce droit international qui, depuis belle lurette, a rejeté le soi-disant droit de conquête et a condamné le colonialisme. Peut-être jugent-ils non indispensable pour nous l'argumentaire anticolonialiste, mais depuis quand vaut-il mieux avoir moins d'arguments auxquels recourir que trop ?
Tout au long de sa vie, dans chacune de ses déclarations ou presque, le cinéaste Pierre Falardeau ne manquait pas de rappeler la Conquête anglaise et notre condition de peuple colonisé. Peu lui importait que cette Conquête anglaise remontât à plus de deux siècles, à une époque, donc, que personne parmi nous, bien sûr, n'a connue. C'est que cette Conquête anglaise, soulignait-il avec force, structure toujours notre présent. Elle a eu lieu il y a longtemps, certes, mais elle dure toujours et ses effets n'ont pas cessé de se faire sentir dans tous les domaines. À l'heure actuelle, le surfinancement des universités de langue anglaise et la priorité accordée au méga-hôpital de McGill ne sont-ils pas, parmi des dizaines et des centaines d'autres, d'éclatants exemples des effets aussi durables que délétères de la Conquête anglaise ?
Malheureusement, Falardeau, à partir des années 80, était devenu à peu près le seul personnage connu à n'avoir pas amputé le discours indépendantiste de la dimension anticolonialiste qu'il avait encore dans les années 60 et 70. Et si les grands médias ont consenti à Falardeau un petit espace, ce fut non seulement en raison de ses films à succès mais aussi, peut-être, parce qu'ils se doutaient bien que les sacres et les expressions scatologiques dont il inondait son discours en noieraient du coup la part essentielle. Là-dessus, hélas, ils ne se sont guère trompés.
Bien qu'explicable, le paradoxe n'en reste pas moins douloureux : à la tête du mouvement indépendantiste, on conspue Stéphane Dion mais en lui donnant implicitement raison quand il nie la condition coloniale de notre peuple, tandis qu'on rend hommage à Pierre Falardeau mais en lui donnant implicitement tort d'avoir parlé de colonialisme pour décrire notre situation.
Le colonisateur est au colonisé ce que le capitaliste est au prolétaire. Leur domination repose essentiellement sur la force, pour l'un celle des armes (on l'a vu en octobre 70 et on le revoit aujourd'hui), pour l'autre celle de l'argent (on le voit tous les jours). Et c'est pourquoi cette domination n'a aucune légitimité et mérite d'être combattue et renversée pour cette seule raison, comme je l'ai déjà expliqué dans un article antérieur. Cela, Falardeau le savait et sans doute était-il conscient que c'était surtout cela qu'à l'étranger on avait besoin d'entendre pour enfin pouvoir nous comprendre.
Mais, hélas, malgré les hommages, le grand Falardeau était assez seul, au fond. Tandis que le minable Dion, lui, continue, contre toute logique, d'être approuvé en silence et en toute inconscience par la plupart de ceux-là même qui, bruyamment, le honnissent.
Falardeau aurait sans doute préféré être moins acclamé mais davantage imité. Et imité moins sur la forme, quand même discutable, que sur le fond, un fond absolument irréfutable.
Au moins existe-t-il encore quelques lieux où, sous des formes et à des degrés divers, retentit un discours anticolonialiste semblable à celui de Falardeau. Je pense à Vigile, bien sûr, mais aussi au journal Le Québécois du RRQ, à l'Aut'Journal et à L'Action nationale.
Tenez ! Voici un très bel exemple du genre de discours dont on aimerait tant entendre ne serait-ce que quelques échos dans celui de nos porte-parole officiels, ce puissant article de M. Bernard Desgagné intitulé « Quand l'occupation a-t-elle cessé ?» :
http://www.vigile.net/Quand-l-occupation-a-t-elle-cesse
Voilà qui nous change de la rhétorique on peut plus mièvre et insipide de notre classe politique et de nos grands médias.
Luc Potvin
_ Verdun


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2 commentaires

  • Jean-Pierre Bouchard Répondre

    13 juin 2012

    Le colonialisme consiste a rendre minoritaire un peuple, une nation sur son propre territoire et à lui faire subir un sentiment d'infériorité collectif tout en le privant de l'essentiel de son indépendance. Les Québécois individuellement peuvent avoir accès à la consommation de masse tout en consommant des anti dépresseurs selon le Journal de Québécor qui parfois peut dire des choses qui se tiennent en ce 13 juin. Les Québécois peuvent vivre en banlieue tout en travaillant en anglais et se sentir aliénés jours après jours désirant envoyer leurs enfants à l'école anglaise contre la loi 101!
    Les perspectives d'un Badiou restent celles d'un français intellectuel qui ignore essentiellement les catégories de colonialisme dans leur diversité et qui ignore les états de domination associés à l'impérialisme culturel et linguistique national. Le cas de ces intellectuels étrangers est un cas flagrant d'ignorance quant à leur universalité chérie qu'ils chérissent tant.
    L'universalité n'est jamais que la somme des différences, des diversités, des pluralités ce qu'un Michel Foucault, le dernier des grands philosophes français après les classiques du classicisme a démontré. Un *M.Foucault mal connu qui dans ses écrits moins lus a approuvé la politique extérieure de De Gaulle dans les années 60 en recherche d'indépendance de la France contre l'hégémonie des États-Unis.
    Le Québec fait l'expérience d'un fédéralisme à teneur coloniale ce qui devrait normalement intéresser des intellectuels européens sur les dangers que comportent la tentation fédérale et fédéraliste présente plus que jamais dans l'Union européenne! Le fédéralisme ne diversifie pas tant les pouvoirs qu'ils ne les centralisent.
    Les Grecs en Grèce s'ils pouvaient lire ce commentaire qui connaissent les dictats de Bruxelles et de Berlin comprendraient bien le côté insidieux du pouvoir intimidant qui est compris dans les grandes structures du fédéralisme, fédéralisme parfois carrément de formation coloniale comme celui du Canada sur le Québec.
    *M.Foucault. Dits et écrits, Gallimard.

  • Raymond Poulin Répondre

    13 juin 2012

    En effet : en intégranr à notre vision du monde le langage et les subtils sophismes du colonisateur, nous nous sommes, par-dessus le marché, mentalement et inconsciemment autocolonisés, ce que Jean-Claude Germain a déjà évoqué, voilà plus de trente ans, en affirmant que chaque Québécois a dans sa tête un Anglais lui servant de surmoi, chose que déplorait déjà, dans les années soixante, Camille Laurin.