Scolarisés et analphabètes

Inégalités sociales vont trop souvent de pair avec inégalités scolaires

À qui la faute ?


Des maux illisibles, un projet de l'ONF, en collaboration avec Le Devoir
Au Québec, le tiers des jeunes décrochent avec un niveau de littératie insuffisant pour bien fonctionner. Pire encore, un sur dix est totalement analphabète. Comment est-ce possible ? L’école a des comptes à rendre.
Mathieu Charbonneau, jeune ébéniste de 18 ans, ne lira pas cet article. Il ne lira d’ailleurs aucun autre texte de ce journal. Il n’a pas non plus su lire les formulaires de commande de meubles qu’on lui présentait au travail et il a donc perdu son emploi. En fait, Mathieu ne sait pas lire, ni écrire. Parler ? Ça oui. Avec verve.
« Je regardais le canal Découvertes avec mon père. N’importe quel synonyme, je les connais tous. Mon langage est très développé, c’est ma lecture qui fait défaut », lance le grand colosse de 6 pieds, qui réside avec sa mère dans un bungalow de Saint-Hubert.
Il est 10 h. Assis à la table de la cuisine, Mathieu sirote un coca-cola et grille cigarette sur cigarette. Posé, il parle avec maturité, mais on sent que ça grouille en dedans lorsqu’il raconte son difficile parcours. Ses yeux bleus perçants sont distraits par le grand écran du téléviseur allumé avant que sa mère l’éteigne pour aider à sa concentration.
« Comment c’était, l’école ? Rough… » Un euphémisme. Après une courte maternelle, - son « seul bon souvenir de l’école », confie-t-il -, ses années au primaire deviennent un enfer. Il fait huit écoles en six ans, est rejeté de tous, répond par la violence et se fait constamment « maîtriser » par ses éducateurs. « Je me suis toujours senti seul, j’avais un surplus de poids. Quand mes parents se sont séparés, je n’ai pas accepté que mon père parte avec la gardienne », résume-t-il.
La galère à la maison, des parents qui flirtent avec le crime organisé et un petit frère, semi-aveugle, en troubles d’apprentissage dont il doit souvent s’occuper. Mathieu a bien d’autres soucis que d’apprendre le français. D’autant qu’il souffre d’une dyslexie qui n’a jamais été diagnostiquée formellement, hormis une note à son dossier en 6e année inscrite par une des rares orthophonistes qu’il a pu voir durant son parcours.
« Les services ? Quels services ? », intervient sa mère. À son récit, on comprend que ses problèmes de comportement, ses fugues et les fréquents épisodes de bagarre auxquels il a été mêlé ont occupé le corps enseignant à autre chose.
« En français, je suis resté en 2e année primaire. J’étais toujours dans des classes spéciales. Je redoublais tout le temps. Chaque année, je devais recommencer au début du livre, explique Mathieu. Je n’avais aucune motivation et je me faisais écoeurer. Je m’arrangeais pour me faire mettre dehors. Je bousculais des intervenants, j’avais pogné tous les trucs pour me faire suspendre. »
À qui la faute ?
L’horizon semble aussi noir à l’école secondaire Hélène-de-Champlain, qui accueille les ados avec des troubles graves de comportement. Mathieu a fait les « 200 coups », comme il dit. Vols de voiture, infraction dans les maisons… Sans compter les violents combats dont il ne ressort pas indemne, les dépressions et les tentatives de suicide. Mais en 3e secondaire, il y a eu comme un déclic qui porte un nom : maman Karine. « C’était ma prof, mais je l’appelle de même. Au début, j’étais renvoyé à tour de bras, mais après, ça a arrêté. Elle m’a donné de l’attention. Que je ne sache pas le français, ce n’était plus grave. Elle a compris », raconte Mathieu, attendri.
Le jeune adolescent apprend les rudiments de la cuisine, de l’ébénisterie et apprend à s’occuper du jardin communautaire. « C’était la seule école que, quand je me levais le matin, j’étais content », dit-il. Trop peu, trop tard. Personne ne s’étonne quand à 16 ans il décroche, comme beaucoup d’autres « échappés » par le système.
Au Québec, un jeune sur trois (36 % des 16 à 25 ans) quitte les bancs d’école sans avoir atteint le seuil critique dʼalphabétisme pour fonctionner et un sur dix est complètement analphabète.
À qui la faute ? L’école, la famille, la société ? Le tout est partagé, disent les experts. La famille, surtout la vulnérable, a bien sûr son rôle à jouer, croit Julie Myre-Bisaillon, professeure à la Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke. « Mais l’école a aussi de grands pas à faire pour travailler avec les parents qui sont souvent eux-mêmes en rupture avec le système. Il y a un rapprochement à faire », soutient-elle.
Ainsi, sans porter tout le blâme, l’école a donc ses torts. L’institution scolaire a la responsabilité d’élever les élèves au même niveau, ne serait-ce que parce qu’ils arrivent inégaux. C’est ce que Marc-André Deniger, professeur à la Faculté des sciences de l’éducation à l’Université de Montréal, appelle le rôle « compensatoire » de l’école. « L’école doit agir tôt pour combler cet écart », note-t-il, rappelant les bienfaits des maternelles 4 ans en milieux défavorisés.
L’école doit aussi chercher à créer des liens entre les services locaux (bibliothèques, centres culturels). « Même les intervenants en garderie doivent accepter l’idée que, s’il y a des maternelles 4 ans, c’est pour avoir du contenu pédagogique. Alors, pourquoi pas dans les services de garde ? » Il y en a encore qui s’y opposent, fait-il remarquer.
Se méfier de l’étiquette
Ensuite, les enseignants prennent le relais. Sans remettre en cause leurs compétences, M. Deniger les rend responsables. Il reconnaît que le manque de ressources et l’« intégration sauvage » des enfants en difficulté exigeraient de plus petites classes. Sans quoi, la tendance vire vite à l’« étiquetage » trop rapide, ce qui cause beaucoup de tort à l’enfant. Le professeur en fait d’ailleurs une des causes systémiques de l’analphabétisme. Et ça commence dès le primaire.
« Quand un jeune commence l’école, l’inégalité qui est sociale se transforme en inégalité scolaire. La « valeur » de l’élève s’installe très tôt et il va se construire à partir de cette valeur qu’on lui accorde. Il va se créer une représentation de lui-même selon s’il est étiqueté bon ou faible et ça aura une influence sur bien des aspects de sa vie », explique M. Deniger en appelant à se « méfier de l’étiquetage rapide ». « Moi, quand j’allais à l’école, ça ne se passait pas comme ça. On pouvait bien avoir une « valeur » ordinaire, mais nos maîtresses d’école ne nous classaient pas. Elles croyaient en leurs capacités de nous amener ailleurs. »
Julie Myre-Bisaillon pense que moins d’élèves seraient « échappés » si tous les profs possédaient un baccalauréat en adaptation scolaire. « Ils devraient ensuite se spécialiser pour enseigner au primaire ou au secondaire », estime-t-elle. Elle plaide aussi pour plus de souplesse et de diversité dans les pratiques selon l’esprit de la réforme. Sortir des sentiers battus pour « accrocher » l’intérêt d’un enfant. Quitte à reléguer le manuel scolaire et la dictée aux oubliettes.
Le comportement de l’élève joue aussi. « Dans un grand groupe, le jeune qui a 55 % et qui ne dérange pas, on va le faire passer », reconnaît Mme Myre-Bisaillon. À l’inverse, s’il est trop turbulent, son comportement masquera ses troubles d’apprentissage, qui devraient pourtant être dépistés et pris en charge.
Voilà qui décrit bien l’histoire de Mathieu. Celui d’un enfant profondément troublé devenu adulte, qui ne peut pas jouer à des jeux sur Internet, regarder des films sous-titrés, aller au guichet automatique sans avoir recours au service audio pour les aveugles, envoyer et lire des messages-textes lorsqu’il drague une jolie fille et qui a besoin d’appeler sa mère pour qu’elle l’aide à se repérer lorsqu’il lui épelle de peine et de misère les lettres d’un panneau de rue.
Dyslexie et cie
Malgré tous les efforts déployés, il y aura toujours des cas irrécupérables. « Parce que le système scolaire standard n’est pas fait pour eux ou parce qu’ils ont des troubles d’apprentissage trop grands », croit Julie Myre-Bisaillon. Environ 12 % des élèves ont des difficultés, soit des troubles (comme la dyslexie, la dysphasie, TED, etc.) ou un retard scolaire. Comme Mathieu, les dyslexiques ont de réels problèmes qui les empêcheront de réussir en lecture, insiste-t-elle. « Il y a divers degrés et des rééducations possibles, mais on ne guérit pas d’une dyslexie. C’est un trouble, pas une maladie. »
Certains vont réussir à passer à travers le système scolaire, en se battant pour avoir des services, dit-elle. « C’est extrêmement essoufflant pour ces élèves-là, qui ont une intelligence normale et qui mériteraient leur place avec les autres, mais qui vont être mis en classe d’adaptation ». D’autres, moins chanceux, n’auront pas d’aide ou un trouble trop sévère qui les fera pallier leur manque de vocabulaire… par l’agressivité et la violence.
Mathieu Charbonneau sait que tôt ou tard il devra apprendre à lire. « Ça m’intéresse, mais je ne suis pas les deux pieds en avant. J’ai un pied de reculons », admet-il. À la fin de l’entrevue, sur le pas de la porte, il y a encore une chose qui le fait hésiter : Jacques Demers, l’entraîneur du CH… il a quand même bien réussi. « Je pourrais peut-être devenir connu comme lui. »
***

Statistiques
1,3 million de Québécois de 16 ans et plus éprouvent de graves difficultés à lire et écrire.

36 % des jeunes de 16 à 25 ans sont analphabètes.

Le taux de décrochage au Québec oscille entre 20 et 30 % depuis 20 ans.


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