L'arrivée possible de banques musulmanes au Canada a provoqué tout un remue-ménage à Ottawa. D'après des documents obtenus par le Globe and Mail, deux propositions ont été soumises au Surintendant des institutions financières. Quatre autres pourraient l'être. Peut-on les accepter en vertu des règles actuelles? La réponse n'étant pas évidente, le ministère des Finances a confié à un groupe spécial l'étude de la finance islamique. Entre-temps, des banques d'ici se demandent comment offrir des services conformes à des prescriptions religieuses.
Toute cette agitation étonne quelque peu. Il y a peu d'années, en effet, un diplômé des HEC, Lachemi Siagh, dont la thèse porte sur ce sujet, faisait profiter de son expertise la branche financière du groupe SNC-Lavalin, la Caisse de dépôt et placement du Québec et la Société de développement des exportations. Plus d'une banque occidentale se préoccupait aussi de garder la clientèle des pétrodollars, qu'une retraite plus conforme à la foi risquait d'amener aux banques musulmanes.
En vertu de la charia, les musulmans et les institutions qui obéissent à ce droit religieux doivent en matière d'argent respecter des limites strictes.
- D'abord, le prêt à intérêt n'est pas permis. Le prêteur et l'emprunteur n'ont pas un rapport de créancier à débiteur. Ils partagent plutôt risques et profits. Cet interdit date des débuts de l'islam et paraît avoir été inspiré par les ravages de l'usure. (Chez les chrétiens, l'intérêt fut longtemps réprouvé, tout comme l'enrichissement auquel il contribue, et qui écarterait le croyant de sa destinée spirituelle. Chez les juifs, l'enrichissement est tenu, depuis toujours, pour une bénédiction, à charge d'être solidaire des pauvres et de sa communauté.)
- De plus, les fonds ne peuvent être investis dans des industries jugées inacceptables, telles que les casinos, les distilleries, le porc, le divertissement, la finance classique.
- Enfin, l'investissement à risque trop élevé est prohibé.
Certaines banques d'ici ne sont pas désireuses, semble-t-il, d'offrir un tel service. Non qu'elles tiennent à financer des activités peu recommandables. C'est que leur système repose sur les dépôts auxquels elles accordent un intérêt, et sur les prêts qui leur rapportent un intérêt plus élevé. Les profits qu'elles font ainsi sont versés à leurs actionnaires. L'emprunteur qui fait un profit le garde. Par contre, s'il n'honore pas le prêt, il perd les biens cédés en garantie.
Les «produits musulmans»
Néanmoins, d'autres banques sont intéressées. Le pays comptera bientôt plus d'un million de musulmans. Cette clientèle en croissance et aux revenus relativement élevés constitue un marché non négligeable. De plus, les capitaux sous contrôle musulman à travers le monde se chiffrent par centaines de milliards et enregistrent une forte progression. Aussi, en mai dernier, des gens de la Scotia et de la TD étaient-ils présents à Toronto parmi les quelque 200 délégués d'une Conférence mondiale sur la finance islamique.
La présence de cette clientèle et de ces capitaux n'intéresse pas que les banques. Des compagnies d'assurance, de prêt hypothécaire et de crédit à la consommation ont commencé à s'enquérir des «produits musulmans», qu'elles aussi pourraient offrir sur le marché fort concurrentiel de l'argent. Mais, pour l'heure, ces autres institutions dépendent également de l'examen, en cours à Ottawa, des règles qui pourraient être appliquées.
Nouveauté dans la finance d'ici: le gouvernement et la banque ne seraient plus les seuls à définir les «produits». En finance «musulmane», la conformité à la charia doit avoir été établie par une autorité religieuse reconnue. Une telle banque ne compte pas seulement des administrateurs. Un comité de la charia doit y donner son aval à tout projet financier. L'islam ayant poussé à un degré élevé l'encadrement juridique des activités économiques et financières, l'exercice n'a rien d'impossible. Mais encore faut-il trouver des religieux qui sauront appliquer ces règles.
Autre nouveauté propre à surprendre les gens, nombreux, qui s'opposent à l'entrée de la charia au Canada. Eux aussi pourront, le cas échéant, bénéficier d'avantages financiers définis en vertu de la loi islamique. Car les institutions financières musulmanes ne font pas que pratiquer une forme de finance «éthique», elles accueillent aussi volontiers des clients de quelque religion qu'ils soient.
On peut toutefois imaginer qu'elles auront plus de difficulté auprès de ces épargnants pour qui un dépôt doit nécessairement rapporter de l'argent. Cette pression, du reste, a incité les musulmans à inventer des formes de prêt sans le nom qui rapportent malgré tout des avantages au prêteur. Comme le christianisme, qui condamnait aussi le prêt à intérêt, l'islam a contourné parfois l'interdit. C'est ainsi que chrétiens et musulmans en sont venus à confier autrefois leur finance à des juifs.
À l'époque moderne, des institutions islamiques spécialisées font la surveillance et la notation d'un grand nombre d'entreprises où des musulmans ont des placements. Les banques musulmanes, d'abord dispersées, se sont donné ces dernières années des organisations communes. Suivant les pays où elles existent, l'application financière de la charia sera plus stricte ou plus libéralement interprétée. Mais toutes s'occupent en principe des obligations caritatives envers les pauvres et des contributions aux oeuvres communautaires.
Leur émergence dans le monde de la finance internationale et dans le grand public aura cependant été freinée après le choc du 11-Septembre. Les États-Unis ont entrepris de les surveiller comme si ces institutions servaient, plus que les autres, au transit de fonds alimentant le «terrorisme», au premier chef le réseau d'al-Qaïda. Moins traumatisée, la Grande-Bretagne, elle, s'employait surtout à faire de Londres le centre international de la finance islamique.
Débat éthique
La finance islamique, déjà présente en pays non musulmans, va contribuer, en y prenant plus d'importance, au débat sur l'usage éthique de l'argent. Au Québec, la destination sociale de l'épargne et du crédit n'a rien de révolutionnaire. À la naissance du Mouvement Desjardins, par exemple, la moindre caisse populaire avait sa «commission de crédit» qui veillait à n'accorder de prêt qu'à des fins sérieuses et seulement aux membres d'une moralité reconnue. Encore aujourd'hui, les «trop perçus» sont redistribués aux prêteurs et emprunteurs sous forme de «ristournes». Cette finance socialement responsable prétend tenir le haut du pavé moral par rapport aux banques.
Au Québec encore, les gens du monde syndical ont été invités à placer leur épargne dans les actions de fonds de placement comme celui de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) ou celui de la Confédération des syndicats nationaux (Fondaction). Ces fonds connaissent un net succès. Mais cette finance syndicale, comme celle des caisses populaires, est encore loin d'assurer un contrepoids significatif aux institutions qui dominent le marché de l'épargne et les pratiques de crédit. Comme le dit le monsieur à la télévision: «C'est votre intérêt qui compte!»
L'arrivée d'institutions financières islamiques est de nature à donner plus de nerf au débat, encore timide, sur le crédit abusif, et surtout sur certaines industries auxquelles on prête généreusement sans égard aux conséquences sociales ou environnementales. Toutefois, la conversion éthique des pétrodollars n'est pas à la veille de moraliser la finance internationale. Voilà un voile que la charia aura bien du mal à déchirer.
redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.
L'argent selon la charia
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