L'empire perdu d'Izzy Asper

Médias et politique

(Montréal) Pour le fils d'un entrepreneur plus grand que nature, c'est la grande angoisse qui tient éveillé la nuit. Serai-je à la hauteur lorsque papa passera l'arme à gauche?
Rares sont ceux qui réussissent à faire prospérer l'empire familial. Rares sont ceux qui échappent à la malédiction qui frappe la deuxième et surtout la troisième génération. Et à l'évidence, Leonard Asper, le fils cadet de Israel «Izzy» Asper, âgé de 45 ans, n'en est pas.

Seulement six années par le décès de son père, qui a bâti le plus grand groupe média au pays à partir d'une station de télévision lancée dans les locaux reconvertis d'un ancien supermarché de Winnipeg, en 1974, Leonard Asper a dû se résigner hier à faire l'impensable. Canwest Global Communications et certaines de ses filiales ont réclamé la protection des tribunaux pour se restructurer.
Aussi percutante soit-elle, cette décision était hautement prévisible. Canwest était une bombe à retardement depuis que l'entreprise s'était trouvée en défaut de payer les intérêts sur ses billets subordonnés, le 15 mars. Sa colossale dette frise les 4 milliards de dollars.
Comme la grenouille dans la fable de La Fontaine, Canwest (T.CGS) a vu très grand. En 2000, le groupe a acheté les journaux de Conrad Black pour la somme de 3,5 milliards de dollars, dont 2,2 milliards en espèces! Puis, en 2003, Canwest s'est associé à la banque d'affaires Goldman Sachs pour racheter Alliance Atlantis et ses chaînes télé spécialisées, une transaction de 2,3 milliards.
À la décharge de Leonard Asper, l'achat des journaux de Hollinger était téléguidé par Izzy Asper, qui veillait au-dessus de son épaule, même s'il venait de lui céder la présidence.
Mais Leonard Asper a beaucoup tardé avant de prendre conscience de la gravité du problème. Lorsqu'il s'est finalement décidé à vendre des morceaux de l'empire pour abaisser la dette de Canwest, il était trop tard. Les marchés financiers étaient de glace, tandis que les médias traditionnels (imprimé, télé généraliste) étaient confrontés à une crise existentielle.
Izzy Asper aimait dire qu'il était «l'homme le plus chanceux qui ait jamais vécu». Chaque fois qu'il avait été éprouvé par l'adversité, disait-il en substance, sa bonne étoile lui permettait de rebondir plus fort. Apparemment, la chance ne se lègue pas.
Sans cette bonne fortune, Leonard Asper s'est trouvé confronté à un dilemme déchirant. À part les grenailles bradées ces derniers mois, quoi vendre? Les seules activités qui étaient alléchantes aux yeux des financiers et des acteurs de l'industrie étaient celles auxquelles il tenait le plus. D'un côté, les chaînes télé spécialisées, qui font de l'argent comme de l'eau. De l'autre, la participation de contrôle (50,1%) dans Ten, une lucrative station de télévision australienne qui n'est toutefois pas épargnée par la récession.
Leonard Asper a fait son lit en cédant Ten voilà deux semaines. Cette vente lui a rapporté 634 millions de dollars, en plus d'effacer une dette de 582 millions. Ainsi, cette transaction, qui se finalisera ces jours-ci, permettra à Canwest de réduire sa dette de 1,2 milliard, sous la barre des 3 milliards. Une bonne affaire, dans les circonstances, mais pas assez pour éviter la restructuration judiciaire.
Le grand patron de Canwest a placé sur le bloc opératoire le réseau télévisé Global, le quotidien torontois National Post ainsi que trois chaînes spécialisées, des entreprises qui représentent 30% du chiffre d'affaires du groupe. Le conseil d'administration de Canwest a retenu les services de Hap Stephen, le grand chirurgien du Canada inc. (Dylex, Algoma, Stelco) comme chef de la restructuration, tandis que la cour a entériné le choix de la firme FTI comme contrôleur.
Ce sont eux qui deviseront l'avenir de ces médias au cours des six prochains mois, si tout se boucle aussi rapidement que Leonard Asper l'espère. Avenir qui pourrait donner lieu à un rachat du National Post par sa direction, Paul Godfrey en tête, comme certains spéculent.
Deux seules choses semblent toutefois acquises. La fratrie Asper (Leonard travaille avec son frère David et sa soeur Gail), qui contrôle Canwest grâce à ses actions à droit de vote multiple, perdra son emprise, puisque les actionnaires actuels n'auront plus que 2,3% du capital de la société restructurée. Et cela, même si la famille se dit prête à injecter 15 millions de dollars de plus.
L'autre, c'est que les Asper tiennent mordicus à conserver leurs chaînes télé spécialisées, exclues de la restructuration.
Le CRTC étudie les changements à apporter aux règles de financement des chaînes télévisées, qui favorisent les spécialistes. Cette décision fait l'objet de pressions intenses des chaînes généralistes comme Global, qui affirment être injustement traitées. Mais d'ici à ce que les règles changent (et ce n'est pas acquis s'il faut en croire le lobby des télédistributeurs, qui s'offrait hier encore de pleines pages de publicité), les chaînes spécialisées restent des planches à imprimer des billets.
Les chasseurs de télé spécialisée comme Astral et Corus devront donc en faire leur deuil, du moins pour l'instant. Surtout Astral, qui est encore déçue de s'être fait couper l'herbe sous le pied lors de la vente d'Alliance il y a deux ans. (C'était d'autant plus frustrant que Canwest et Goldman Sachs ont habilement contourné la loi qui limite la propriété étrangère des médias électroniques avec l'aval du CRTC.)
Les chaînes télé spécialisées sont peut-être le dernier joyau d'un empire qui chancèle. Mais la famille Asper y tient.
Pour joindre notre chroniqueuse: sophie.cousineau@lapresse.ca


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