La conquête au fond, c’est quoi? C’est être condamné sans jugement, sans faute. Des conséquences s’enracinent : je ne me reconnais plus dans la liberté, et c'est tout comme si je ne me reconnaissais pas comme étant d'un peuple non plus. Plus libre de penser sa liberté!
En écrivant ce texte dans un banal café, une microbestiole toute ronde et rubis trottinait sur ma page parmi, à cette hauteur, les débris des mots. Je fis spontanément un cercle d’encre autour du risible animalcule. À ma stupéfaction, celui-ci fit le tour interne de son cercle, prisonnier ?
Un vrai prisonnier, j’imagine, pense à la liberté comme un monomaniaque.
Si j’étais un néo-prisonnier, j’imagine que je serais toujours dans une attention monomaniaque face à la liberté.
Au fil des ans, notre prisonnier se surprend à la mettre de côté, enfin, à l’oublier, certes pour de toujours et toujours plus longues périodes.
Je serais aussi avec le temps, j’imagine, dans l’oubli de cette liberté et en train de me donner un quotidien le plus viable possible afin que mon moral ne flanche.
Il développe des amitiés, d’abord des complicités limitées avec ses geôliers. Il intègre en quelque sorte la vie normale dans la Non-liberté.
Il s’habitue comme il affectionne tous les coins et recoins de sa cellule, là où les mêmes choses sont placées, accrochées (colifichets sans importance, photos craquelées, calendrier inutile) et qui n’ont de cesse de lui parler depuis des années. Aussi, il aime son lit, il fait avec, il ne peut en souhaiter un plus douillet.
Tout ce qu’il veut, il ne peut l’avoir qu’en rêve, sauf des scénarii de liberté. Ça, le rêve les censure, car le choc au réveil, la déception, est trop grand. Son inconscient les camoufle avec astuces et génie. Il rêve alors de libres gazelles ou aux vacances de son geôlier : il incarne celui-ci en famille à la plage. Le geôlier est libre lui, bien sûr, et il est prospère au sens où il vit sur le dos de ses captifs. Le malheur des uns fait le bonheur des autres. Bref, un tandem karmique. Une complicité, oui, on peut même parler d’une réelle complicité!
Car, avec les années qui passent, 10, 15, puis 25 ans, le prisonnier vit sa notion de liberté dans son rapport aux choses, dans de toutes petites choses, véritable collection de tout ce qu’il a pu soudoyer au geôlier complice. Il a aussi compris qu’il se doit d’être un prisonnier exemplaire, sans reproche : pas le moindre mot de travers, pas d’élan d’apparente misanthropie, pas même de parole ou de geste d’impatience. Un petit cœur bénit, quoi. Porter un crucifix, aussi petit soit-il, fait bien paraître. Être assujetti à Autre chose. Et sachant que « Bon, j’ai été enfermé par qui, par quoi : par des avocats pleins d’argent et l’ethno partialité d’un jury. J’ai été battu par ça, essentiellement! » Surtout, s’éloigner des comparses qui sèment le trouble, qui expriment parfois en chuchotant des velléités de liberté ou évoquent carrément l’évasion, avec ébauche d’un plan même. « Odieux » se dit-il. Cela le fait bien rire « Quelle illusion, quel rêve! À tout vouloir… »
Lui, et son fameux geôlier soudoyé (cigarette, came, chocolat, couverte plus douce et couchette plus épaisse, etc.), vivent de surenchère à travers un lien devenu presque familial au fil des ans, même si parfois le geôlier vit des crises existentielles et insulte, frappe même son protégé, pour dissiper tout doute chez ses supérieurs, pour montrer comment il peut les mettre à sa place et qu’il renie toute possible familiarité à travers, ce qui serait donc, une quelconque déformation professionnelle. C’est lui le maître dans ce pénitencier confédéré! Aussi, on peut douter, sait-on jamais, que son protégé soit tenté par un soudain goût de liberté. La Vraie Liberté! Mais au fond, il n’osera rien, car il ne veut pas perdre l’accès à ses camelotes réconfortantes. Pour rien au monde!
S’il poursuit ce régime, l’idée de la liberté fera moins mal. Elle lui viendra même moins souvent, et un jour ne viendra plus. Il croira enfin être aussi digne que son geôlier, de par ses contacts nombreux avec lui, les bons comptes font les bons amis, le défende, en bon citoyen de Stockholm : « Il fait son travail, nourrit sa famille… c’est un bon yâble, quoi ». Quand il sort de la chambre des communes baises qu’il a trop souvent avec sa femme, il corrige et frappe ses enfants, qu’il aime malgré tout. Ce n’est que le jour de leur départ qu’il va trouver, le pauvre, le courage de leur dire « Je vous aime! ». Lui, si prévenant, il les avait avertis que l’autonomie peut les conduire à l’indigence sans son soutien.
Sa vie maintenant est la plus meilleure (sic) possible qu’il peut souhaiter en ces circonstances, une petite province psychique de bonheurs contentés, et à bien y penser le vaste champ de la liberté l’angoisse maintenant au plus haut point. Il y serait comme un galopin sans cadre, nostalgique de la fessée. Donc, dans les contingences les plus extrêmes, les marques de petits bonheurs sont essentielles à l’homme, nécessaires même, tout comme l’oxygène peut l’être (une bête, même si gardée en pâtures clôturées, est d’humeur égale à sa panse bien remplie).
Après plus de 25 ans, notre incarcéré a oublié jusqu’à son prénom; on ne l’appelle pas assez, il est le matricule 1759 de la cellule 1867, mais dans sa longue complicité avec son geôlier, maintenant pas loin de la retraite, il se bâtit un vrai palace de 8 pieds sur 10 pieds : couchette moelleuse de luxe, canapé hyper rembourré, cigarettes et came à profusion, un peu d’alcool à sa fête, et encore d’autre Jour de Fête Nationale, livres, sucreries, semelles doubles, bouchons, mouchoirs de velours en coloris divers avec lesquels il peut hygiéner les dépôts du fait de sa consommation renouvelée, et encore renouvelée, de revue d’amour triste.
Vint un jour où trente d’entre eux, la même section, le même étage, tentent une évasion des cellules contiguës à notre monarque de cagibi. Comme les portes étaient dépendantes du même mécanisme d’ouverture, la sienne s’ouvrit donc. Il vit alors une bande défiler en hurlant d’une fierté et d’une joie émues, contagieuses, frénétiques, électriques! Des gazelles bondissant vers la liberté! Un seul d’entre eux s’arrêta devant sa porte pourtant grande ouverte « Eh, celui-qui-ne-parle-qu’au-geôlier, - long sobriquet péjoratif qu’on lui donnait avec un air dégoûté, à ce sans-famille, ce sans patrie - Tu viens pas? T’es libre! - Je-suis-libre… comment libre, non, je veux dire… » Puis dans la tentation, il se ravise, mais pense immédiatement qu’il va quitter son ami le geôlier… C’est alors qu’il se rappelle son Nom, un pas, juste là, un pas à faire et là, je suis libre, un peu plus loin, là, encore un peu… un peu plus loin.
Il fonce! Après tout, ce groupe, cette grappe de trente hommes déterminés ne peut avoir tort, essentiellement.
Il court maintenant avec eux vers l’extérieur, le ciel ouvert, la liberté avec un toit bleu. Malgré sa décision, il est nerveux, confus, ses identités se mêlent dans sa tête, l’image de sa patrie 8x10 le rattrape, lui manque déjà, l’appel est fort. Un sentiment l’envahit : le souhait de mourir dans ses petites habitudes le tenaille. Presque le choix existentiel, drastique ici, entre le berceau et le tombeau.
Mais surtout, comment quitter la franche amitié de son tortionnaire du Temps, ce bicéphale amour de pénitencier/colonisé dans, comme on dit, La colonie pénitentiaire. Alors, le hasard (cet ingrédient de l’Histoire) fait qu’il voit au loin son geôlier-ami. Lui ne les voit pas.
Il court précipitamment vers lui en criant, les bras en l’air.
Par le fait même, il alerte les autres gardiens, la gang est prise.
C’est fini!
C’est fini, la gang se regarde, « Merde! Marde! Si près! », en train de se dire, d’un air ahuri, « À la prochaine fois ».
Voilà.
Voilà ma version allégorique inspirée d’une courte mais significative parole de Falardeau. Le Québécois a « …comme des barreaux dans sa tête! »
Les mots nous laissent passer, mais un simple trait nous bloque, nous rend impuissants.
Je me suis mis à penser à Roquentin… fallait.
C’est fini?
C’est-tu fini?
Les soirs de la Nausée : 1980, 1995.
En hommage, ou pour l’exercice, relisez ce texte avec la voix de Falardeau en tête ou comme la liberté en tête, toujours en tête...
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1 commentaire
François Ricard Répondre
13 mars 2016Un peuple vaincu n’a plus aucune fidélité. Ses chefs n’ont pas été à la hauteur. Ses fils se sont battus pour rien. Un peuple vaincu n’a plus foi en personne, même pas en lui-même. Et le peuple québécois a subi trois défaites qui l’ont marqué profondément: 1760, 1837 et 1980. Tellement marqué qu’il a encaissé les fraudes démocratiques de 1982 et de 1995 comme allant de soi, comme une fatalité. Le peuple québécois agonise en une lente hypnose euphorique induite par son état d’âme de vaincu. Seul un soubresaut miraculeux, un tsunami sociétal pourrait le sortir de ce marasme.