Le premier objectif du premier ministre Charest, quand il a créé la commission sur les accommodements raisonnables, était de priver l'ADQ du thème qui l'avait littéralement propulsée dans les sondages.
L'ADQ n'a pas attendu la publication du rapport Bouchard-Taylor pour commencer à s'autodétruire, mais l'exercice n'aura pas été inutile puisqu'il sème maintenant la zizanie au sein de la famille souverainiste.
On peut reprocher bien des choses à Jacques Parizeau, mais il a toujours eu un bon sens du timing. Même s'il ignorait que Gérard Bouchard s'apprêtait à répondre à ses détracteurs au moment où lui-même accordait une entrevue au Journal de Montréal, lundi, l'intervention de l'ancien premier ministre tombait on ne peut mieux.
Une fois la lettre de M. Bouchard publiée, le Journal s'est d'ailleurs fait un plaisir de recontacter M. Parizeau pour lui permettre de donner un dernier coup de varlope. Bien entendu, il n'allait pas s'en priver: «La plupart des gens n'aiment pas qu'on crache dans la soupe. M. Bouchard commence à s'en rendre compte.»
On le sait, la rectitude politique n'a jamais été son fort. Il n'a donc pas mis de gants blancs pour dire ce que la plupart des souverainistes ont pensé du rapport Bouchard-Taylor: «La trame principale de ce travail est une sorte de long procès du Canadien français», qui traduit «une sorte de mépris du Canadien français qui me fait penser à celui de Pierre Elliott Trudeau». C'est peut-être la pire injure qu'on puisse faire à un intellectuel souverainiste.
Il revenait sans doute à M. Parizeau d'asséner le coup de pied de l'âne à M. Bouchard. Au moment où les souverainistes commençaient enfin à se libérer du sentiment de culpabilité qu'avait engendré sa malheureuse déclaration à propos des votes ethniques, voilà qu'on recommence à parler d'un manque d'ouverture. Il n'est pas étonnant que la réaction soit si vive.
Alors que M. Parizeau l'associe à Trudeau, M. Bouchard accuse plutôt les «ténors nationalistes» de provoquer «une rupture radicale avec l'héritage de René Lévesque» en accentuant les clivages ethniques.
Il n'a pas tout à fait tort. Après les élections de 1976, le père-fondateur du PQ était littéralement obsédé par la crainte d'exacerber les tensions entre francophones et anglophones. À tel point que, si ce n'avait été que de lui, il n'y aurait jamais eu de loi 101.
On a déjà dit que le grand mérite de Jean Lesage est moins d'avoir réalisé la Révolution tranquille que de ne pas l'avoir empêchée. On pourrait dire la même chose de M. Lévesque à propos de la Charte de la langue française.
Tout ce qu'il avait demandé à Camille Laurin était de corriger les «irritants» de la loi 22, notamment les tests linguistiques qui avaient soulevé la colère de la communauté anglophone. Quand il a constaté l'ampleur du projet de son ministre, il a été décontenancé. Certes, il a fini par s'y résigner, mais il n'avait plus vraiment le choix.
En réalité, le docteur Laurin visait bien plus qu'un simple réaménagement linguistique. La loi 101 s'inscrivait à l'intérieur du «grand projet de réappropriation par les Québécois de ce qu'ils sont et de ce qui leur appartient», qu'il évoquait devant son biographe Jean-Claude Picard.
Le sociologue Guy Rocher, dont Le Devoir publie aujourd'hui même une analyse du rapport Bouchard-Taylor dans la page Idées, était un des principaux concepteurs de la Charte de la langue française. Avec plus de mesure que d'autres, il exprime néanmoins très bien en quoi c'est plutôt M. Bouchard qui est aujourd'hui en rupture avec l'héritage du gouvernement Lévesque, sinon de M. Lévesque lui-même.
Il reproche au rapport Bouchard-Taylor d'avoir traité «de manière ambiguë» l'évolution de la société québécoise depuis l'adoption de la loi 101 et d'avoir trop insisté sur le caractère minoritaire des Québécois francophones au Canada et en Amérique du Nord. À sa lecture, il dit avoir eu l'impression «d'avoir été trop souvent ramené en arrière». À sa manière, M. Rocher laisse clairement entendre ce que M. Parizeau a dit plus crûment: dans cette aventure, M. Bouchard a perdu ses repères et s'est égaré.
Même s'il a démontré dès le début de son mandat qu'il était nettement moins à l'aise dans le monde politique que dans celui des idées, il est bien difficile de croire que M. Bouchard a réellement été surpris par les interprétations qui ont été faites de son rapport.
D'ailleurs, la curieuse amputation d'une citation du politologue Alain-G. Gagnon, à la page 119 du rapport, donne l'impression que ses auteurs sentaient le besoin de faire cautionner une conception de la société québécoise qui serait nécessairement contestée. On ose espérer qu'il s'agit d'une erreur involontaire, mais cela crée un tel contresens que M. Gagnon soupçonne la manipulation de texte.
Il a dû être d'autant plus douloureux pour M. Bouchard d'être vilipendé par les souverainistes qu'il croit sans doute toujours ce qu'il avait déclaré dans une entrevue à Voir en mars 2007, à savoir que l'indépendance politique serait sans doute la meilleure façon de débarrasser les Québécois francophones de l'inquiétude identitaire qui les ronge.
Il a sûrement été très sensible à la sympathie manifestée par The Gazette. Il est assez ironique que ses malheurs aient commencé le jour où le quotidien anglo-montréalais a bénéficié d'une fuite qui a sonné l'alarme dans le camp nationaliste, mais le procès «injuste et cruel» que les souverainistes ont intenté à M. Bouchard, après avoir fait subir le même sort à son cadet, semble avoir touché les coeurs fédéralistes.
mdavid@ledevoir.com
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