Amarré, prenant l’eau, le bateau coule

Ce Rapport tente de penser le devenir de la nation québécoise en tablant sur les vertus de l’interculturalisme qui conduit de fait au multiculturalisme

Commission BT - le rapport «Fonder l’avenir - Le temps de la conciliation»


Depuis la parution du Rapport de la Commission Bouchard-Taylor, le premier
des commissaires dans l’ordre alphabétique a été nommément rabroué,
copieusement flingué de critiques sifflant de toutes parts. Alors que
l’autre commissaire se tient à l’écart comme une vénérable icône intouchée.
Il doit bien y avoir des raisons à cela. Comme celle-ci, par exemple,
formulée par la fondation Inamori lui accordant le prestigieux prix Kyoto,
et reprise ce 20 juin dans Le Soleil : Charles Taylor aurait mis au point
une «philosophie éclairée qui permet aux gens de traditions et de cultures
différentes de préserver leur identité tout en coexistant pacifiquement.»
Philosophie universellement valable? Convenant à toute situation nationale?
Il faut voir. Pour ma part, je m’en tiendrai à la seule littérature de la
Commission. Je mentionnerai le Document de consultation (DC), la version
intégrale du Rapport (RI) et sa version abrégée (RA).
Par ailleurs, Le Devoir du 10 juin publiait : [«Gérard Bouchard réplique à
ses détracteurs.»->13888] Ce texte transpirant la déception, l’inquiétude et la
morosité tente de ramasser la situation ainsi : «En définitive, la question
fondamentale qui se pose est la suivante : si on rejette
l’interculturalisme comme modèle de gestion des rapports interethniques au
Québec, quelle formule démocratique reste-t-il pour assurer à la fois
l’avenir de la francophonie québécoise et le respect de la diversité? Où
sont les contre-propositions réalistes et acceptables au regard du droit,
de l’éthique publique et de nos traditions?»
Ainsi l’auteur invite à poursuivre le débat. Je vais tenter d’esquisser
des éléments de réponse à ses questions. Le plus brièvement possible. Il ne
faudrait pas qu’il s’inquiète s’il perçoit dans mes propos un désaccord
profond avec les siens et la philosophie de Charles Taylor qui transpire
dans le Rapport.
***
D’abord, pour démarquer les positions, deux tableaux. Le premier essaie de
schématiser l’architecture conceptuelle du Rapport de la Commission en
s’inspirant du texte même. Et le second présentera l’articulation de ce qui
pourrait être une contre-proposition.
1. Premier tableau.
a. À l’avant-plan, il y a la nation civique. Déjà le Document de
consultation, à la page 43, en donnait une définition : «Modèle de société
qui fonde la vie collective sur les droits en reléguant à l’arrière-plan la
dynamique identitaire et tout ce qui se rapporte à l’identité (sentiment
d’appartenance, mémoire collective, mythes nationaux…». On trouve ici, en
clair, les plans constitutifs du tableau. Et le Rapport intégral, page 288,
dit de la nation civique : «Conception de la nation qui fonde son unité
uniquement sur des principes, des droits et des normes civiques plutôt que
sur une culture ou une ethnicité.»
Voilà deux définitions qui disent à la fois ce qu’est la nation civique et
ce qu’elle n’est pas. Elle est le lieu des règles d’une vie citoyenne
abstraite de la culture : structure et exigences de la démocratie libérale,
codes et documents définissant lois et normes, droits et libertés, et la
langue française comme langue commune ou «cadre de communication et
d’échanges pour la société». C’est à ce niveau que se fonde l’unité de la
vie collective, de la société. Voilà ce qu’est la nation civique. Et ce
qu’elle n’est pas? C’est tout l’arrière-plan du tableau.
b. En arrière-plan, il y a la culture et l’ethnicité. Tout ce qui se
rapporte à l’identité comme le sentiment d’appartenance, la mémoire
collective, les mythes nationaux, et, de façon générale, la culture.
L’emploi fréquent de l’adjectif ethnoculturel identifie ou rapproche très
étroitement ethnicité et culture. C’est dans cet espace que joue la
dynamique identitaire. Et cette dynamique est régie par
l’interculturalisme. Pourquoi? Parce qu’il y a là une multitude d’ethnies
et/ou de cultures avec lesquelles il faut composer. Ici, il faut lire la
cinquième des onze propositions qui tentent de définir cet
interculturalisme : «Le principe des identités multiples est reconnu, de
même que le droit de préserver l’appartenance à son groupe ethnique.» (RA,
p. 43) Ainsi cet espace du tableau est peuplé de groupes ethniques ou
ethnoculturels parmi lesquels se trouve le groupe ethnoculturel majoritaire
d’ascendance canadienne-française. Et ce qui est visé dans la dynamique,
dans le fonctionnement interculturel, c’est l’intégration. Car, pour une
petite nation comme le Québec toujours préoccupée de son avenir, comme le
dit encore le Rapport, «l’intégration représente … une condition de son
développement, voire de sa survie.» (RA, p.42) Intégration qui, de son
côté, s’effectue par le français, langue commune de communication ou «cadre
de communication et d’échanges» (RA p.42). Mais cette intégration, faut-il
observer, n’aurait pas pour objectif l’unité de la nation. Cette unité,
selon la définition même de la nation civique, ne relevant que des éléments
purement civiques tels que présentés ci-haut.
c. Et pour son avenir, quel devrait être le fonctionnement de cette
réalité nationale découpée? La proposition 9 sur l’interculturalisme le
résume : «Les constantes interactions entre citoyens d’origines diverses
mènent au développement d’une nouvelle identité et d’une nouvelle culture.
C’est ce qui se passe au Québec depuis quelques décennies, sans que cela
altère la position culturelle du groupe majoritaire ni ne porte atteinte à
la culture des groupes minoritaires.» (RA p. 44) Autrement dit, une
multitude d’identités, de groupes ethnoculturels se juxtaposent, se
croisent, se heurtent, dialoguent dans l’espace d’arrière-plan du tableau
figuratif du Rapport. Aussi c’est dans cet espace d’arrière-plan
qu’interviennent les problèmes ou exigences d’accommodements et
d’harmonisations.
Dès lors on peut se demander ce qu’il advient de l’intégration recherchée.
Se réalise-t-elle dans la nouvelle identité qui est censée se forger? Si
c’est le cas, comment va-t-elle composer avec la multiplicité des autres
identités qui l’entourent et qui demeurent inaltérées? N’y a-t-il pas là au
moins une apparence de contradiction, ou un aveu implicite
d’incompossibilité? Et n’y a-t-il pas là porte ouverte pour une
amplification des réclamations d’accommodements peu ou prou raisonnables,
mais allant plutôt dans le sens d’ériger des clôtures symboliques ou
réelles entre les groupes tous aussi motivés les uns que les autres à
développer et défendre leur identité respective? N’y a-t-il pas là
également une manière indirecte d’entretenir au Québec, volontairement ou
non, le modèle de société multiculturaliste canadien? Modèle qu’on estime
inadéquat pour la société québécoise et que l’interculturalisme est censé
remplacer…
Et maintenant, il faut lire la proposition 7 que l’ordre interculturaliste
consacre à la langue : «Le plurilinguisme est encouragé, parallèlement au
français comme langue publique commune. Le débat qui oppose la langue
identitaire à la langue véhiculaire (comme simple outil de communication)
est peu fécond. Ce qui importe d’abord, c’est la diffusion la plus large
possible du français, que ce soit sous une forme ou sous une autre.» Le
français, langue publique commune ou cadre de communication et d’échanges,
assure la cohésion sociale en permettant de participer à la délibération
publique. Il y a beaucoup à dire sur cette proposition étrange. Nous y
reviendrons après la présentation du deuxième tableau. Mais, quand même,
suggérons tout de suite que, dans l’hypothèse où le français serait
uniquement ou avant tout un simple cadre de communication, on ne voit pas
pourquoi on le privilégierait à l’anglais qui, à cet égard, prévaut
universellement.
2. Deuxième tableau.
Ici, à la rigueur, il n’y a pas d’avant- ni d’arrière-plan au sens spatial
des termes. Car il s’agit plutôt de présence et de profondeur historique.
Mais le temps et l’espace étant difficilement tout à fait séparables,
essayons de poursuivre en recourant à la même représentation picturale.
a. La nation québécoise actuelle, dans sa concrétude et son intégralité,
occupe tout l’espace du tableau. Cet espace est celui du Québec concret
géographiquement et climatiquement déterminé. Espace habité par une nation
distribuée en agglomérations citadines diversifiées, en villages parsemés
dans des régions aux visages multiples et différenciés selon les
caractéristiques et les traits du territoire dans son ensemble. C’est la
nation telle qu’elle s’est développée au fil du temps et prend place ou
apparaît dans le présent de l’histoire. Cette nation, elle est née et a
grandi dans la langue française. C’est dans cette langue française que
cette société québécoise s’est structurée en un monde sur le territoire du
Québec géographique; c’est dans cette langue qu’elle s’est constitué une
culture, s’est défini un ensemble de lois, de normes régissant la vie en
commun dont, entre autres, l’égalité entre homme et femme et la laïcité de
l’État; c’est encore en elle qu’ont été définis et établis les éléments
d’une structure étatique pour sa gouvernance. C’est en tout cela, dans
cette nationalité intégrale et concrète que réside l’identité québécoise.
Identité comprenant les Québécois de souche française et tous ceux qui,
d’autres provenances, se sont joints à eux au cours des ans pour devenir
ensemble un seul peuple québécois, une seule nation québécoise, ici
présente.
b. Comme on le voit, il n’y a pas de place dans cette représentation pour
un arrière-plan proprement dit, comme c’est le cas dans le tableau suggéré
par le Rapport. Mais il y a profondeur historique. La nation québécoise
française maintenant présente est une aire vitale qui tire son énergie de
sources profondes. Milieu unique pour tous les citoyens, pour tous les
Québécois. La nation québécoise de langue française est une réalité
concrète. Une réalité qui a son identité propre. Une réalité nationale qui
fonde et développe sans cesse son identité. Cette approche, on le voit,
n’institutionnalise pas l’existence de groupes ethnoculturels ayant chacun
sa propre identité. Ce qui la différencie fondamentalement de la position
du Rapport. Mais la diversité est quand même bienvenue. Elle est reçue de
multiples façons. En effet, les Québécois ne se privent pas et ne se sont
jamais privé d’aller voir ailleurs, d’aller puiser et emprunter ailleurs;
tout comme ils ont toujours accueilli et accueillent encore ceux qui de
l’extérieur désirent se joindre à eux et partager des ressources.
c. Et comment cette nation québécoise envisage-t-elle son développement?
Comment pense-t-elle pouvoir s’épanouir? Qu’entrevoit-elle comme projet
d’avenir? Relativement à la problématique qui a donné lieu à la
constitution de la Commission Bouchard-Taylor, la nation québécoise
française se veut une société d’accueil bienveillante pour les immigrants.
Et c’est en son sein, en son intérieur que doit avoir cours l’intégration.
L’intégration à cette réalité nationale concrète prise dans son intégralité
et non pas en une partie d’elle-même émondée, clarifiée, dégagée, purifiée
de tout accent ou dimension ethnique ou culturel. La nation québécoise
conçoit l’intégration des immigrants comme absolument nécessaire à son
unité.
***
Et de quelle intégration s’agit-il? Processus délicat et complexe entre
tous; mais néanmoins quelques mots pour tenter de le caractériser. En gros
traits, disons que l’intégration envisagée veut se différencier de
l’assimilation. Celle-ci aurait des connotations de dépouillement. Elle
signifierait pour l’immigrant une perte, un abandon de ses traits
identificateurs par contrainte ou par indifférence. L’intégration, par
contre, relèverait pleinement de la liberté. Par choix délibéré les
immigrants acceptent de participer à la vie commune telle que comprise par
la société d’accueil. Ils acceptent de venir partager cette vie. Et il est
dans l’ordre des choses que la société d’accueil demande une telle
participation et un tel partage. Dans la mesure, bien sûr, où les droits
proprement ou fondamentalement humains sont respectés.
Ceci étant, il est clair que l’immigrant ne peut transporter avec lui ce
qui le distinguait strictement comme membre d’une autre nation et qui
empêcherait l’inclusion normale (et normée) aux manières de vivre et d’être
des gens chez qui il veut venir s’établir. Un visiteur convié change-t-il
les us et coutumes de ses hôtes en passant le seuil de leur maison?
L’immigrant n’emmène pas avec lui une autre nation, c’est-à-dire qu’il ne
transporte pas dans ses bagages ce qui définit en propre la nation dont il
est issu. Mais il est clair aussi que l’essentiel de ce qu’il est devenu
ailleurs comme humain demeure et doit être respecté. Cependant il doit
quand même devenir assez semblable aux gens qui l’accueillent pour qu’il
puisse développer avec eux un véritable sentiment d’appartenance. Sentiment
d’appartenance devant pouvoir être partagé par les membres de la société
d’accueil. Et celle-ci, de son côté, doit mettre en œuvre les mécanismes et
les services nécessaires pour qu’il y ait accueil efficace et chaleureux.
Elle doit aussi reconnaître et même rechercher les apports positifs des
nouveaux arrivants qui lui permettent de changer, d’évoluer favorablement
tout en demeurant fondamentalement elle-même.
***
Mais on entend une objection se formuler : Cette intégration n’est qu’un
rêve impossible, utopique. Car il y a dans la réalité, il existe de fait
des groupes ethnoculturels, des identités multiples au sein de la société
québécoise, particulièrement à Montréal, groupes qui attirent d’emblée les
immigrants et à qui il paraît tout naturel de s’intégrer. Oui, c’est vrai.
Et c’est dans notre nation les marques évidentes d’une appartenance au
Canada multiculturaliste. C’est chez nous l’implantation non recherchée du
multiculturalisme canadien, modèle de société imprudemment entretenu par un
interculturalisme déjà existant et dont le Rapport souhaiterait
l’institutionnalisation légale ou constitutionnelle (RA, p. 45). Ce Rapport
tente de penser le devenir de la nation québécoise en tablant sur les
vertus de l’interculturalisme qui conduit de fait au multiculturalisme.
Mais nous proposons une autre approche pour l’avenir de notre nation.
Pour que les nouveaux arrivants s’intègrent à la nation québécoise
française concrète, il faut que se fasse aussi l’intégration des personnes
impliquées dans les regroupements ethnoculturels déjà formés ou communautés
ethniques déjà existantes. Cette intégration doit se faire graduellement,
progressivement. Ces groupes doivent d’eux-mêmes, en gestes libres comme le
réclame l’intégration, abandonner tout mode d’existence qui les
juxtapose, les sépare et, à la limite, les ghettoïse sur le
territoire du Québec. Mais cela n’arrivera que si la nation québécoise
s’affirme sans équivoque dans son identité intégrale. Une telle affirmation
imposera le respect. Et un message clair à cet effet fera que les nouveaux
arrivants entreront d’emblée dans le processus d’intégration.
Une telle affirmation est-elle possible? Oui. Mais il faut d’abord que
tout le peuple voit la nécessité de parachever son identité, son être de
nation, jusque dans les dernières sphères de la souveraineté politique et
de gouvernance. Condition essentielle pour être maître de son
développement, de son avenir. Car dans les conditions présentes de la
Constitution canadienne, les forces adverses auront toujours gain de cause.
Mais là, dans la population québécoise, il y a manque. Là, il y a
incompréhension. Là, il y a négligence et indifférence. Là, il y a
lassitude. Là, il y a aussi démission. Que faire alors? Pour arriver à la
maturité identitaire nécessaire, il faut d’abord bien saisir les enjeux
impliqués dans la langue commune, dans la langue française. Car il semble
bien que, malgré tout, ce soit le bien auquel une grande majorité de
Québécois tiennent le plus. Alors, il est temps, comme annoncé plus haut,
de revenir à l’étrange septième proposition sur l’interculturalisme qui
traite de la langue.
***
On y dit, comme on la vu, que le plurilinguisme doit être encouragé en
parallèle avec le français comme langue commune. On y dit aussi que le
débat opposant la langue identitaire et la langue véhiculaire est peu
fécond. Que ce qui compte, en bout de piste, c’est la diffusion la plus
grande possible du français sous l’une ou l’autre de ces formes.
Fort bien, en apparence, Car comment se représenter concrètement cette
division de la langue, identitaire et véhiculaire, pour pouvoir établir des
programmes de diffusion différents? Et qu’arrive-t-il si en pratique, comme
le texte du Rapport le laisse souvent entendre, on réduit la langue
française à sa seule dimension véhiculaire, simple instrument neutre ou
cadre de communication et d’échanges? Qu’advient-il si on ne voit pas la
portée identitaire de la langue? Et, tout d’abord, que peut bien signifier
langue identitaire?
Il faut oser une tentative d’explicitation. À la rigueur, langue
identitaire est un pléonasme. Parce que c’est le propre de la langue
d’identifier. En effet, c’est dans la langue qu’une chose se manifeste
comme ce qu’elle est, que son identité est dévoilée. Mieux encore :
l’identité est langagière, parce que être, c’est être manifeste en langage.
Poètes et philosophes ont fait cette expérience fondamentale du langage.
Mais essayons d’élucider ceci simplement à partir du langage lui-même.
On a souvent parlé du génie de la langue. Le génie de, comme expression,
peut signifier l’ensemble des caractères distinctifs qui forment la nature
propre d’une chose, d’une réalité vivante; ensemble de caractéristiques qui
déterminent son originalité, son individualité, c’est-à-dire son identité.
C’est ce que dit le dictionnaire. Ainsi, attribué à langue, génie peut
signifier les particularités d’une langue, son identité, ce qui la
différencie des autres. Le génie de la langue française, par exemple, est
ce qui la distingue de l’allemand, de l’italien, de l’arabe, de l’anglais,
et ainsi de suite.
Mais le mot génie renvoie aussi à genèse, production, capacité de créer,
d’inventer. Alors génie peut signifier le propre de la langue en général,
de toute langue. Dans ce sens, la langue crée, pro-duit, amène en avant,
dans la manifestation, fait apparaître. Elle est genèse. Et en ce sens,
donc, elle confère l’être, l’être dans ses déterminations. Être, on ne le
dira jamais assez, c’est pour quelque chose être manifeste en ce qui le
détermine, l’individualise. Manifeste en ses éléments constitutifs, en son
individualité. En son identité. C’est ainsi qu’on peut parler de langue
identitaire. Ce n’est pas un concept creux. C’est dire comment, en quoi,
toute chose arrive au jour ou accède à l’être. Et puis, c’est précisément
parce que la langue manifeste ainsi les choses, qu’elle permet à ses
locuteurs de communiquer entre eux, de communiquer à propos de tout ce qui
peut leur apparaître grâce à elle. Communiquer à propos d’eux-mêmes aussi,
bien évidemment. En disant les choses, on se dit toujours soi-même
implicitement. À la rigueur et en vérité, l’ipséité et l’altérité sont
contemporaines dans l’apparaître.
C’est de cette manière que le français est langue identitaire pour la
nation québécoise. La nation québécoise accède historiquement à son être en
français. Historiquement : cela veut dire que sa genèse, son déploiement
embrassant son passé, son présent et son avenir, se pro-duit en français.
Il n’y a pas d’histoire en dehors du langage. Ainsi ce qu’il y a de
proprement national dans notre histoire est l’élément langagier français.
Sous peine de sombrer dans le nationalisme raciste, il faut récuser sans
ménagement pour l’identité québécoise tout recours à un quelconque ADN
biologique. L’élément langagier français est à la racine de notre nation ou
est l’ADN métaphorique de notre être national. C’est de cela qu’il faut
prendre acte pour arriver à la compréhension de la nécessité d’affirmer
clairement notre identité nationale française afin de favoriser
l’intégration.
Le génie du français au Québec, français qui se particularise en se
nourrissant de terre et de mer, comme dit le poète, est de conférer
naissance et déploiement à la nation québécoise telle qu’elle prend place
dans le présent historique et telle qu’elle veut devenir. C’est le français
en qui s’est structuré le monde de cette nation, un monde particulier aux
traits européens, amérindiens, américains; en qui s’est développée sa
culture, -- monde et culture ouverts aux échanges, comme peut le signifier
magnifiquement le grand fleuve qui traverse le territoire --, en qui
également se sont élaborées les lois et les structures d’un État. Une
langue concrète, une langue parlée par une nation n’est pas ou bien
identitaire ou bien véhiculaire. Elle est les deux à la fois et
indissolublement. Introduire cette distinction pour favoriser dans les
faits l’une ou l’autre partie ou pour engendrer des statuts et traitements
différents pour l’une et l’autre est violence infligée à la réalité. C’est
pourtant ce que fait le Rapport en instituant le français comme «cadre de
communication et d’échange» abstrait de l’identité culturelle, et
fonctionnant indépendamment d’elle comme mécanisme neutre.
Difficultés, adversités, intempéries et turbulences
On dira que cette contre-proposition n’est pas réaliste. On soutiendra
aussi, pour employer les termes de la Réplique, qu’elle n’est pas
«acceptable au regard du droit, de l’éthique et de nos traditions».
Effectivement, il y a des difficultés, tout ne tourne pas rond. Les voies
ne sont pas parfaitement libres. Le ciel n’est pas uniformément azuré.
D’abord, on doit souligner que la contre-proposition présentée ne veut
pas escamoter le caractère laborieux, sinueux, voire conflictuel du
développement de la nation québécoise. Elle ne veut pas non plus laisser
croire que cette nation est en pleine possession d’elle-même, parfaitement
achevée, même si elle donne l’impression d’en parler comme d’un voilier sûr
de son gréement, vent en poupe et filant sur une onde favorable. Cette
contre-proposition présente plutôt ce qui devrait être normalement, ce vers
quoi on devrait tendre. Car il faut prendre acte qu’il y a encore beaucoup
de Québécois qui ne voient pas la nécessité ni l’urgence ni la normalité de
s’affirmer comme nation souveraine et indépendante. Envisagée dans une
approche démocratique, comme c’est ici le cas, une telle affirmation est
pourtant un geste légitime, éthique et tout à fait conforme au droit
international. Tant d’autres petits peuples se sont déclarés souverains et
indépendants depuis quelques décennies et ont été reconnus comme tels par
les Nations-Unies! Difficile de comprendre cette hésitation québécoise. Il
se pourrait peut-être que ce soit une attitude conditionnée par un contexte
structurel prolongeant sous des traits moins abrupts et plus sinueux la
dominance colonisatrice anglaise. On s’est peut-être habitué à un modus
vivendi
confortable situé entre l’indigence morale de la complète
soumission et la prise en main responsable d’une liberté nationale adulte.
À cet égard, juste quelques exemples.
-- Depuis bientôt trois décennies, le Québec accepte de fonctionner à
l’intérieur d’une Constitution fédérale qu’il n’a pourtant pas signée et
qui vise l’étouffement de ses prétentions identitaires et de ses velléités
souverainistes ou indépendantistes. Et cela malgré les naufrages de deux
tentatives majeures de renouveler le fédéralisme à la satisfaction du
Québec. Énigme.
-- Le gouvernement du Québec confie la coprésidence de la Commission de
consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences
culturelles à deux personnes : l’une représentant la communauté anglophone
comptant pour 9% de la population, et l’autre représentant le groupe
majoritaire ethnoculturel francophone comptant pour quelque 80% de la
population. Les Québécois acceptent sans mot dire ce genre d’inégalité. Ils
semblent habitués.
-- Dans la perspective d’une intégration normale à la nation québécoise
française, il apparaît étrange aux nouveaux arrivants que la communauté
anglophone possède à Montréal des réseaux d’écoles et d’hôpitaux
disproportionnés en importance par rapport à la population représentée.
Mais le cadre constitutionnel, sanctionnant certains développements
historiques, le veut ainsi. C’est comme ça.
-- Il apparaît également étrange, voire inéquitable aux yeux de plusieurs
francophones que le Gouvernement s’apprête à construire un grand centre
hospitalier anglophone pareil au CHUM et à côté de lui. Mais la population
acceptera que ce doublet s’érige malgré l’inégalité en nombre des citoyens
à desservir. On laissera faire aussi l’intégration de l’Hôpital francophone
de Lachine au réseau hospitalier anglophone montréalais.
-- La population québécoise regimbe quelque peu devant l’anglicisation
progressive de Montréal, semble aussi s’émouvoir quelques instants devant
les statistiques montrant le passage des immigrants à l’usage de l’anglais
et la descente de la proportion des Montréalais de langue maternelle
française sous la barre des 50%, mais elle semble néanmoins, foi de
sondages, se satisfaire d’un gouvernement qui n’entreprend rien qui vaille
pour contrer ces tendances.
-- Il s’en trouve pour déplorer la qualité de notre parler français et la
facilité des francophones à s’accommoder de l’anglais dans la vie publique
et privée, mais la population québécoise française dans son ensemble ne
paraît pas disposée à donner les coups de barre politiques qui s’imposent.
-- Les souverainistes et indépendantistes peinent à s’entendre entre eux.
Ils s’éparpillent en partis politiques différents et opposés. Ce faisant,
ils comblent de bonheur les partis défendant un fédéralisme désintégrateur
des éléments identitaires de notre nation, se discréditent auprès de la
population qui, perplexe, accorde ses faveurs à ceux-là même qui la
maintiennent dans un statut de minoritaire content.
***
Tout compte fait, la situation concrète est loin d’être rose. Dans ces
circonstances, la perspective ouverte par la contre-proposition peut
sembler une rêvasserie idéaliste désincarnée. Un voyage en bateau digne
d’une chasse-galerie. Pourtant, on est en manque de rêve. Car dans son état
actuel, la nation québécoise française offre bien l’image d’un bateau
amarré, prenant l’eau et coulant sur place. Piteusement. Et en attendant de
disparaître complètement dans les abysses de l’anonymat, le groupe
majoritaire ethnoculturel d’origine canadienne-française, pour emprunter le
langage du Rapport, charcuté dans son identité au profit d’une nation
civique abstraite, se retrouve à n’avoir comme réalité nationale que
l’épinglette-nation votée cyniquement par le ratoureux gouvernement Harper.
Épinglette qu’il peut porter, comme ça lui chante, à la boutonnière de ses
fringues multiculturalistes canadiennes.
Si la nation québécoise française avait présenté un état de santé
nationale normale et plus alerte, jamais le Rapport Bouchard-Taylor
n’aurait vu le jour. Prendre acte. Maintenant qu’il est là, laisserons-nous
triompher son interculturalisme désintégrateur? Peut-on espérer que les
accents de ferveur et de fierté célébrant la langue français lors de la
Fête nationale du 400e soient de bon augure pour l’avenir?
Fernand Couturier

25 juin 2008
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --


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6 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    28 juin 2008

    Bien d'accord avec vous, monsieur Desgagné, il faut dire merci à monsieur Couturier pour ce texte que monsieur Raymond Poulin, avec raison, a qualifié de lumineux. Il faut également, je crois, vous dire merci pour les 3 derniers paragraphes de votre commentaire, où, à mon avis, vous adoptez la bonne attitude, celle de demeurer volontaire, confiant, optimiste et rassembleur dans l'adversité, celle la plus propice au non-défaitisme, à la progression de notre projet d'obtenir l'indépendance de notre état et également à favoriser le regroupement des forces nécessaire pour parvenir à la réalisation de nos ambitions nationales.

  • Archives de Vigile Répondre

    26 juin 2008

    Merci, Monsieur Couturier, pour cette réflexion très utile. Je ne connais pas beaucoup de Québécois, politisés ou non, qui ne se reconnaissent pas davantage dans votre tableau que dans celui auquel vous vous opposez. Les Québécois ont une sainte horreur de la ghettoisation et une grande soif de solidarité et d'égalité.
    Après vous avoir lu, je dis à mes compatriotes immigrants que nous sommes avant tout les successeurs de ceux qui nous ont précédés sur ce territoire pour y bâtir le Québec, et non les héritiers de nos ancêtres dans de lointains pays.
    La seule utilité de ce funeste rapport Bouchard-Taylor aura été de servir de point de comparaison à des réflexions comme la vôtre. J'espère que nous n'allons pas ergoter encore trop longtemps sur les singeries de ces deux saboteurs de nation. Concentrons-nous plutôt sur le développement des idées comme les vôtres et surtout, n'oublions pas qu'il faut répéter, répéter et encore répéter, comme tout bon pédagogue le sait.
    Même si j'en ai souvent marre, comme tous mes camarades indépendantistes, de l'indécision de mes compatriotes face à la souveraineté, je suis convaincu que les reculs momentanés et les hésitations ont un rôle à jouer. Ils font partie de la réflexion collective. Un peu comme le sommeil et les rêves aident à construire la pensée, même s'ils ont l'air improductifs.
    Lentement, sans trop qu'on s'en aperçoive, la vision qu'a le peuple de lui-même change, pourvu que les catalyseurs de réflexion que nous sommes, à Vigile et ailleurs, ne désarment pas.
    Continuons le travail de fond, et des circonstances politiques favorables vont finir par se présenter. Je vois même une grande alliance nationale se dessiner bientôt.
    Françoise sortira de son retranchement de gauche et se montrera solidaire du peuple québécois. Mario s'apercevra que son immatériel autonomisme est un cul-de-sac. Les verts cesseront de faire semblant que la question nationale n'existe pas. Éric en aura assez de vociférer inutilement contre le PQ. Pauline finira par abandonner sa gouvernance nationale, qui ne rassemble personne, et par revenir entièrement à la souveraineté, qui est la véritable idée rassembleuse.
    Tout ce beau monde se trouvera un porte-parole capable de les unir et, dans un grand élan irrésistible, la nation, qui saura ce qu'elle veut enfin, après tant de détours, deviendra souveraine.
    J'en suis convaincu.

  • Archives de Vigile Répondre

    26 juin 2008

    Bravo pour cette analyse ! Pour faire court, rien ne sert de prendre trop de temps à disséquer une situation navrante telle que le Québec vit à l'heure actuelle. En fait la solution ne se résume qu'en un seul mot: SOUVERAINETÉ.
    "Small is Beautifull" comme l'a si bien dit E.F Schumacher maintenant plus que jamais à l'heure de la mondialisation.

  • Raymond Poulin Répondre

    26 juin 2008

    Un texte lumineux qui circonscrit le problème de fond, et dont l'articulation montre que la solution ne peut se manifester qu'après le déconditionnement de la population québécoise française.

  • Thérèse-Isabelle Saulnier Répondre

    26 juin 2008

    A part le journaliste André Pratte (La Presse), la Fédération des femmes du Québec et Québec solidaire, qui a applaudi sans réserve - et ce très très tôt - l'analyse du Québec qui est faite dans le rapport Bouchard-Taylor? Les critiques fusent de partout ailleurs!
    Vraiment, messieurs Bouchard et Taylor vont devoir admettre que leur conception du Québec ne correspond pas du tout à celle de la vaste majorité des Québécois et Québécoises, tant celle du "monde ordinaire" que d'une grande partie des intellectuels.
    Rêvez-vous tant que cela, M. Couturier? Votre contre-proposition à celle du rapport Bouchard-Taylor est-elle trop idéaliste, voire utopique? Ah! SI, SI ç'avait été celle du rapport lui-même, ce dernier aurait subi un tout autre sort! Que d'espoirs porteurs d'avenir il a déçus... Il nous reste à espérer que des gens comme vous, ayant lu et analysé ce rapport en profondeur, se multiplient et, en particulier, en réécrivent complètement l'affreux chapitre 9.

  • Archives de Vigile Répondre

    26 juin 2008

    Un grand texte, une analyse brillante. Le meilleur à date à propos de la Commission BT. Voilà un document essentiel qu'il faut diffuser le plus largement possible.