Troppo poco, troppo tardi : trop peu, trop tard. Voilà ce qu'on peut entendre au sujet de Justin Trudeau à Saint-Léonard ces jours-ci. Comme quoi, l’idylle historique entre les libéraux et la communauté italienne de Montréal vacille dangereusement et pourrait faire perdre au Parti libéral du Canada (PLC) une circonscription historiquement rouge.
Les stratèges libéraux ont dû s’étouffer avec leur cappuccino en lisant ceci : « Après des décennies de militantisme convaincu et de loyauté obséquieuse, les Italo-Canadiens sont prêts à tourner le dos au Parti libéral, en choisissant un candidat qui parle leur propre langue et partage leur histoire et leur culture. »
Mais qui a écrit ça? Il s’agit de Vittorio Giordano, l’éditorialiste du journal de la communauté italienne au Québec, Il Cittadino canadese, dans un texte publié début juin. Il enchaîne : « La communauté italienne montrerait ainsi qu'elle s’est émancipée, est devenue adulte, en coupant le cordon avec un parti qui a commis l’impardonnable erreur d’avoir bradé et tenu pour acquis vos précieux votes. »
Ces quelques lignes ne sont qu’un extrait d’un éditorial politique. Normal, nous sommes à la veille d’élections. Mais cela a de quoi surprendre puisque les Italo-Canadiens ont toujours, toujours voté rouge. Même en 1984, alors que les conservateurs de Brian Mulroney raflaient le Québec, Saint-Léonard votait rouge. Même après le scandale des commandites, même lors de la vague orange. Et avec des majorités écrasantes.
Après Alfonso Gagliano et Massimo Pacetti, le dernier élu est Nicola Di Iorio. Il a remporté l'élection de 2015 avec 65 % des voix. Au total, 30 000 personnes ont voté pour lui. En comparaison, son adversaire conservateur a récolté à peine 5000 voix.
On trouve Il Cittadino canadese dans tous les cafés, salons de barbier et autres restaurants que fréquentent les Italo-Montréalais. Il Cittadino, comme l’appellent familièrement ses lecteurs, c’est plus qu’un petit journal communautaire, c’est quelques pages imprimées d’une identité culturelle. Un journal canadien, mais fièrement écrit en italien. Le souvenir de la terre ancestrale conjugué à l’ancrage canadien. On y parle de sports, bien sûr, mais aussi beaucoup de politique, et les derniers numéros laissent justement présager une cassure dans la relation entre les Italo-Québécois et le PLC.
Les bonbons et le chocolat
Hassan Guillet est le nouveau candidat libéral dans Saint-Léonard—Saint-Michel. Plus tôt en juin, il a été investi par les libéraux lors d’un scrutin ouvert. Quelque 1200 sympathisants libéraux locaux ont participé à l'assemblée d’investiture. Hassan Guillet n’est pas italien. C’est le premier non-Italien à porter les couleurs libérales dans la circonscription depuis les années 70.
Cette investiture en a choqué plus d’un, mais ce sont les excuses pour l’internement des Italo-Canadiens pendant la Seconde Guerre mondiale, excuses promises, espérées et arrivées timidement, en toute fin de mandat, qui déçoivent infiniment. Les électeurs de Saint-Léonard ont tant aimé Pierre Elliott Trudeau et ont toujours été fidèles à son parti, mais avec Justin… ce n’est pas pareil.
Dans un récent commentaire cinglant publié sur le site web d’Il Cittadino, Dominic Perri, conseiller municipal depuis 17 ans du district de Saint-Léonard-Ouest au Conseil de la Ville de Montréal, compare la récente promesse de Justin Trudeau d’offrir les excuses officielles du Canada aux ressortissants italiens internés à des bonbons et du chocolat.
« Pourquoi cette annonce vient-elle par hasard quelques mois avant les élections? Il y aura sûrement encore plus de bonbons et de chocolats avant le 21 octobre », écrit-il, reprenant ainsi avec ironie la célèbre chanson Parole parole, reprise en 1973 par Dalida et Alain Delon, mais interprétée à l’origine en italien par Mina et Alberto Lupo.
La référence n’est pas anodine. Dans cette chanson, une femme désillusionnée écoute son amant lui chanter la pomme. La confiance et le cœur n’y sont plus. Tout ce qu’il lui dit pour la convaincre lui semble de minces paroles sans consistance, du vent : « Caramels, bonbons et chocolats [...]. Moi, les mots tendres enrobés de douceur se posent sur ma bouche, mais jamais sur mon cœur. »
Dominic Perri est un personnage influent dans la communauté italo-québécoise. Il a les cheveux blancs impeccablement coiffés sur le côté, un costume élégant et le regard vif. « Les politiques du Parti libéral, les gens en ont assez! », dit-il, lapidaire, en posant sa petite tasse de café sur sa soucoupe de porcelaine.
Nous avons rencontré M. Perri par hasard au centre Leonardo Da Vinci, à l’entrée duquel se trouve un café qui sert de bonnes choses. Gelati, cannoli, arancini, pâtes, vin rouge, vin blanc, café, etc. Disons qu’on est loin du petit comptoir typique d’un centre communautaire et de ses sandwichs aux oeufs enrobés d’une pellicule plastique. Ici, tout le monde semble se connaître. Ciao, buona sera; on se salue en italien. On passe allègrement aussi de cette langue maternelle à l’anglais et au français.
Ce soir-là, M. Perri avait une réunion pour préparer la prochaine campagne électorale, car il a accepté de donner un coup de main au candidat du Parti conservateur du Canada, Ilario Maiolo, fils du Dr Maiolo, un autre personnage illustre de la communauté.
« J’ai été libéral toute ma vie, mais là, c’est le temps de changer », explique-t-il. Il évoque la légalisation du cannabis, la dette, une gestion désorganisée de l’immigration, selon lui. Mais les excuses annoncées à la va-vite à la fin juin, à Toronto qui plus est, alors que la plupart des Italo-Canadiens qui ont été envoyés en détention dans les années 40 venaient de La Petite-Italie à Montréal, ça ne passe pas. Pas plus que le fait qu'elles soient conditionnelles à la réélection du parti.
C’est un sujet qui traîne depuis longtemps. Les quelque 700 Italiens qui ont été internés, victimes d’une injustice, on les a accusés sans raison d’être des ennemis du Canada, on les a privés de leurs droits. Trudeau a fait une annonce vide. Il s’est excusé à beaucoup de monde pourtant, monsieur Trudeau...
Au centre Leonardo Da Vinci, nous étions, en fait, venus rencontrer le député libéral sortant de Saint-Léonard, Nicola Di Iorio, qui a lui aussi publié récemment un texte dans Il Cittadino canadese pour réclamer ni plus ni moins que la tenue d’une nouvelle investiture dans la circonscription.
Il reproche au candidat actuel, Hassan Guillet, d’avoir été parachuté dans la circonscription et d’être « déconnecté » des valeurs de la communauté italo-canadienne. Sa lettre a fait réagir. On l’a accusé de racisme. M. Guillet s’est fait connaître du public par un discours touchant livré après le drame de la mosquée de Québec.
Saint-Léonard, c’est environ 28 000 habitants d'origine italienne (30 % de la population), soit l'une des plus grandes concentrations d'immigrants d’origine italienne au Québec. Mais le quartier change, et les descendants de ces immigrants vont souvent s’installer ailleurs.
Une nouvelle vague d’immigration principalement venue d'Haïti et du Maghreb s’est installée dans le secteur. Au Parti libéral, William Harvey-Blouin, stratège à la mobilisation, nous a d’ailleurs répondu que M. Guillet était une « figure bien connue dans sa collectivité pour son leadership de longue date » et a ajouté que « l’investiture a été menée en totale conformité avec [les] règles nationales de sélection des candidats ».
Libéral ou italien?
« J’ai demandé une nouvelle élection à mon parti parce que Hassan Guillet est loin de nos valeurs, il ne connaît pas le comté, notre histoire à nous, les Italo-Canadiens. Il n’est pas nécessaire que le candidat libéral dans Saint-Léonard soit italien, mais qu’il soit près de nous, qu’il nous connaisse, qu’il nous comprenne », explique Nicola Di Iorio.
Cette opinion, nous l’avons aussi entendue au café Milano, sur Jarry Est. « Il n’y avait même pas de vin à l’investiture », a dit un homme qui jouait aux cartes dans une salle derrière le bar, mais qui refuse de dévoiler son nom. Son partenaire de cartes ajoute : « On aura voté pour n’importe qui de libéral, mais là, c’est fini; il a fait trop de gaffes, le Justin. »
Pas de vin dans un rassemblement libéral, cela a frappé l’imaginaire de certains Italo-Québécois. « Cela peut paraître étrange, mais c’est dans nos traditions, comme le Parti libéral », explique Di Iorio en souriant. « Mais c’est anecdotique », dit-il. « Ce qu’il faut comprendre, c’est que le Parti libéral, ça fait partie de nous. »
D’ailleurs, M. Di Iorio commet de nombreuses fois ce lapsus éloquent : « Nous avons toujours voté... italien. À Toronto, les Italiens ne sont pas si fidèles et votent parfois italien, parfois conservateur. Au Québec, c’est toujours italien... »
- Libéral, vous voulez dire?
- Vous voyez, c’est ça qui va peut-être changer.