J’ai honte! C'est en se servant de cette interjection mordante que Marie-France Bazzo titrait son billet, paru le 15 mars dans La Tribune, pour manifester son indignation devant cette calamité qu'est l'analphabétisme, un phénomène qui s'abat toujours sur le Québec.
Il suffit de consulter les statistiques pour s'apercevoir, avec stupéfaction, que notre belle province est littéralement scindée en deux: environ 50% de nos concitoyens participent à la société du savoir, tandis que l'autre moitié en est visiblement écartée. Cette fracture illustre à quel point le handicap de l'incompétence en lecture tranche avec la perception que nous entretenons de son caractère prétendument marginal.
Rappelons que la littératie (les lettres) et la numératie (les chiffres) désignent l'habileté à comprendre et à utiliser l'information dans les imprimés, sur les panneaux d'affichage ou sur la toile. L'analphabétisme se réfère grosso modo à la situation d'une personne n'ayant jamais été scolarisée. L'illettrisme décrit plutôt la perte de la capacité ou de l'usage de la lecture, de l'écriture ou du calcul, ce qui englobe les personnes atteintes d'un déficit organique, neurologique ou intellectuel quelconque. Une troisième avenue, le désavantage sociolinguistique, s'applique surtout aux immigrants qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue prédominante ou en usage dans la société d'accueil.
Hélas, dans toutes ces déclinaisons de l'illettrisme, une fraction importante d'aînés figure parmi les exclus du savoir. Qu'en est-il exactement et quelles sont les conséquences individuelles et sociales de faibles compétences en lecture?
Des chiffres qui font frémir
L'insouciance, pour ne pas dire la défection, de la société québécoise face à ce redoutable fléau rebute. C'est un "dossier" qui piétine, en panne d'actions musclées et concrètes. Le fait qu'aucune étude exhaustive sur l'illettrisme au Québec n'ait été rendue publique depuis 2003 en est la plus belle démonstration. Également, que penser des statistiques qui font uniquement état de la situation avant 65 ans, comme si passé cet âge l'alphabétisation n'avait plus d'importance?
Cela dit, l'Enquête internationale sur l'alphabétisation et les compétences des adultes nous informe que l'illettrisme frappe 45% des Québécois de 65 ans et plus, ce qui totalise au bas mot un demi-million de personnes. Déjà ahurissants, ces chiffres ne reflètent toutefois que la pointe visible de l'iceberg. Selon une spécialiste, Margot Kaszap, environ 80% des aînés québécois éprouve de sérieux problèmes de compréhension en lecture, au point de réclamer de l'assistance avant de prendre les décisions éclairées sur des questions aussi cruciales que la gestion de leur santé ou de leurs biens.
Or, le noyau dur de l'illettrisme, attribué à ceux démontrant les compétences les plus lacunaires, se recrute parmi les autochtones, les immigrants (dont l'effectif ne cesse de croître) et les personnes appartenant au "quatrième âge".
Les maux des sans-mots
Si en vertu de sa fonction d'information, de sensibilisation et de communication, l'écrit culmine comme instrument clé d'intégration et de participation citoyenne, il s'impose tout autant comme vecteur de santé. Des études crédibles ont établi une association directe entre l'illettrisme et l'incidence des troubles de santé chez les aînés: plus du quart des hospitalisations est attribuable au mésusage des médicaments et au non-respect des règles sanitaires de base. S'ensuivent, on le devine, des coûts astronomiques pour le mieux-être des personnes vieillissantes et pour notre système de santé.
L'avènement de la société du savoir nécessite déjà des connaissances et des capacités de compréhension élargies. À mesure que le langage écrit se spécialise, la documentation autorise plus d'espace au vocabulaire technique, qu'il s'agisse des consignes de sécurité, des instructions sur les transactions bancaires ou les plans d'assurance, de la posologie des médicaments ou de l'étiquetage des produits alimentaires. Il en va de même des nouvelles technologies en général, dont celles en santé, qui demandent de bien comprendre les consignes d'utilisation.
Les aînés illettrés sont nettement plus désavantagés dès qu'il s'agit d'autogérer leur santé, d'obtenir les services et les soins requis, de saisir la signification de l'information médicale sur les dépliants et les fiches de rendez-vous et de respecter les conseils en santé, dont l'observance médicamenteuse. Pour préserver ou améliorer leur santé et leur qualité de vie, ils auraient besoin de compétences minimales en lecture.
De plus, faute de ne pouvoir manipuler adéquatement la langue écrite, ces aînés en difficulté ne profitent pas pleinement des innombrables produits culturels et des ressources inestimables comme l'internet. Ils souffrent donc d'une profonde inadaptation au monde moderne, en plus d'être limités, pour ne pas dire évincés, dans l'exercice de leur rôle vital de transmetteur du savoir. Ressentant un inconfort sinon une humiliation, on ne s'étonnera pas que plusieurs usent de subterfuges, comme l'oubli des lunettes, pour camoufler leur handicap.
L'éducation comme atelier d'humanité
Ce sous-titre, emprunté à l'écrivain tchèque Comenius ayant vécu au XVIIe siècle, évoque l'idéal d'une société humaniste se forgeant par l'éducation. Comment le Québec peut-il espérer négocier le virage du nouveau millénaire, celui de la justice, de l'égalité des chances, de l'explosion des connaissances et des nouvelles technologies, sans miser parallèlement sur l'universalisation de l'éducation tout au long de la vie?
La littératie se pose indiscutablement comme voie royale d'épanouissement culturel, de prospérité économique, d'engagement social et d'exercice de son autonomie. Lorsqu'elle se sent incapable de s'actualiser en raison de ses déficiences en littératie, la personne restreint sa contribution sociale et s'expose du même coup à bifurquer sur le périlleux chemin de la précarisation. Conséquemment, elle devient vite un lourd fardeau pour l'État, ses proches et sa communauté.
Voilà pourquoi la société a tant intérêt à redoubler d'effort pour renforcer les compétences en lecture des personnes de tous âges. Pour paraphraser Madame Bazzo, notre démocratie s'expose à basculer dangereusement si elle ne parvient pas à éradiquer le décrochage scolaire et à venir à bout de cette plaie tenace qui a pour nom l'illettrisme.
http://tribune-age.over-blog.com
Oui, Madame Bazzo, c'est une vraie honte!
L'illettrisme dans la vieillesse; un handicap silencieux
une fraction importante d'aînés sont exclus du savoir
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9 commentaires
Archives de Vigile Répondre
31 mars 2010ieur Noël,
L'article de La Presse dont vous faites mention renvoie à plusieurs indicateurs de performance et non seulement à l'illettrisme et concerne le Québec.
Or, je faisais allusion à l'illettrisme, au contexte québécois et surtout à la situation des personnes vieillissantes, en m'appuyant sur plusieurs études et non seulement une.
Pour en savoir davantage, consultez les nombreuses études disponibles sur le Web ou mon dernier livre qui traite de ce problème (Vieillesses oubliées, insécurité économique et sociale des aînés).
Je comprends en même temps et je suis sensible à votre esprit positif, lequel risque hélas de se transformer en aveuglement.
Richard Lefrançois
Richard Lefrançois Répondre
31 mars 2010Monsieur Noel,
Votre insistance à penser que nous performons bien en littératie est légitime et j'approuve votre positivisme.
Cependant, pour le sujet qui nous occupe, je me réfère à plusieurs études pour avancer mes chiffres, dont une de niveau international. Si vous lisez attentivement l'étude que vous citez dans La Presse, il est fait mention de plusieurs indicateurs de performance et non seulement des compétences en lecture et cette situation s'applique au Canada et non au Québec. Or mon billet évoquait la situation particulière de l'illettrisme et du Québec.
Dans vigile, je dois me restreindre à quelques chiffres ce qui m'empêche de présenter une analyse complète. Cependant, si vous prêtez attention à mon texte, vous constaterez que je fais surtout référence aux personnes aînées, et au fait que la population est scindée en deux, dont plus de la moitié qui performe très bien.
Pour vous informer pleinement, la documentation est abondante sur le sujet et converge dans le sens de mes analyses. Pour en savoir plus, je vous invite à lire mon dernier ouvrage intitulé Vieillesses oubliées, insécurité économique et sociale des aînés.
Richard Lefrançois
Archives de Vigile Répondre
30 mars 2010C'est dans La Presse à matin
http://lapresseaffaires.cyberpresse.ca/opinions/chroniques/claude-picher/201003/30/01-4265574-bons-en-education-pourris-en-innovation.php
«Éducation et compétences: Le vaisseau amiral du bilan canadien. Ici, le Canada est solidement installé en deuxième place, derrière la Finlande et devant le Japon. Dans les 15 critères retenus par les auteurs (alphabétisation des adultes, taux de diplômés, compétences des élèves en lecture et en maths, etc.), le Canada obtient quatre A et neuf B, un score très honorable. «Le Canada affiche un rendement hors pair qui dépasse même, et de loin, celui de son principal partenaire commercial, les États-Unis», observe le document
Archives de Vigile Répondre
28 mars 2010Merci Madame Ferretti pour votre témoignage.
Comme vous j'éprouve de la peine pour tous ceux qui n'ont pu bénéficier des outils nécessaires pour devenir des acteurs à part entière dans notre société du savoir. Mais je ne peux m'empêcher de ressentir de l'indignation, comme Madame Bazzo, devant l'immobilisme de nos dirigreants face à l'illettrisme, voire leur indifférence. Heureusement que des organismes populaires se sont mobilisés pour lutter contre ce fléau.
Bonne soirée
Richard Lefrançois
Archives de Vigile Répondre
28 mars 2010Je n'ai pas honte, j'ai de la peine.
Mon père était analphabète. Il en souffrait au delà de toute expression, jusqu'à tenter de l'exprimer maladroitement. Il disait:"Je n'ai que des filles, mais elles iront à l'université". Ni mes soeurs, ni moi, n'y sommes allées, sauf moi quand j'étais déjà agée de 42 ans.
Pourtant, par toutes nos implications dans notre lutte pour l'indépendance, nous lui avons apporté la joie d'être fier de nous.
Aujourd'hui, grâce à lui, je comprends mieux que jamais la misère des illettrés. Je comprends également mieux que jamais l'importance capitale de savoir lire et écrire pour vivre librement.
Je remercie mon père pour l'avoir désiré pour ses filles.
Andrée Ferretti.
Archives de Vigile Répondre
28 mars 2010Votre constat de l'illettrisme et de l'analphabétisme est criant de vérité. Merci!
Mais dites-moi, M. Lefrançois dans quelle catégorie classeriez-vous Monsieur le ministre Tomassi quand il dit ceci :
« C’est sûr et certain, M. le Président, que chacun contribue où est-ce que son idéologie est le plus sensible.»
Un handicapé de la parole ? Un confusionniste ? Je ne sais plus. Je m'y perds devant tous ces nouveaux phénomènes.
Pourtant, M. Tomassi est encore un homme jeune. Je n'ose imaginer ce qu'il sera lorsqu'il sera devenu vieux.
Richard Lefrançois Répondre
28 mars 2010Merci Monsieur Noël pour votre message.
Les chiffres que j'avance sur l'illettrisme proviennent d'une vaste enquête scientifique internationale, où on distingue divers niveaux de compréhension de l'écrit.
On s’aperçoit qu’au Québec environ le quart de la population âgée de 16 ans et plus se classe au niveau le plus faible (niveau 1), en compréhension de textes suivis (22 %), en textes schématiques (25 %) et en numératie (27,6 %). Dans le volet « résolution de problèmes », 40 % des répondants ne parvient pas à dépasser le niveau 1 ! Au niveau 2, on obtient respectivement 32 %, 31,5 %, 31,3 % et 36,4 % pour les champs de compétence identifiés dans le même ordre que précédemment. Si l’on interprète ce résultat à la lumière de la grille présentée plus haut, on arrive à la conclusion que plus de la moitié de la population adulte québécoise est analphabète fonctionnel !
La situation québécoise est-elle pire qu’ailleurs ? Les scores moyens québécois sont en fait supérieurs à ceux des États-Unis et de l’Italie par exemple. Ils sont toutefois significativement inférieurs à ceux de la Suisse et de la Norvège. Par comparaison avec les autres provinces canadiennes, seules l’Alberta et la Colombie-Britannique se démarquent avantageusement du Québec.
Richard Lefrançois
Archives de Vigile Répondre
28 mars 2010Monsieur Lefrançois
Comme vous, j'ai honte de ce constat! Une révolution dans le ministère de l'Éducation est absolument nécessaire afin de stopper ce fléau de l'analphabétisme qui va créer un écart grandissant entre les riches et les pauvres au Québec si rien n'est fait pour y remédier. Mais nos dirigeants politiques ne feront pas grand chose étant donné qu'ils sont vendus au système économique néolibéral qui pour fonctionner pleinement et faire le plus de profits possibles doit avoir le moins d'entraves possibles dans son engrenage. Une personne instruite qui pense, c'est dérangeant pour le système! Le peuple doit se réveiller pour changer ce système économique qui est fait sur mesure pour l'exploitation dans toutes ses formes.
André Gignac le 28 mars 2010
Archives de Vigile Répondre
28 mars 2010Y'a un charriage de statistiques ici! Je me souviens d'avoir déjà passé l'un des ces tests et je l'avais passé de justesse.
Lysée disait dernièrement que les Suisses faisaient moins bien que les Québécois. Avez-vous idée du score des Mexicains?
Bref, sans nier le problème, je trouve qu'on gonfle un peu beaucoup les données. Dans le but de faire cracher le gouvernement? On connait le pattern.....
Un groupe de pression apparait soudainement dans le décor, fait la tournée médiatique pis dit à tous: c'est le problème de l'heure. Oubliez tout le reste, c'est notre problème qui est le plus important. Hier encore c'était le suicide, avant ça le sida, avant ça le mariage gay, avant les Indiens, avant les femmes battues, etc.
Oubliez tout et subventionnez-nous un réseau complet pour venir à bout du problème