Du littoral aux grands espaces parcourus de vents hasardeux, la route qui mène à Trois-Pistoles serpente au travers de pittoresques villages, Saint-Guy, Saint-Clément, Notre-Dame-des-Neiges, et au-delà, le fleuve géant comme un jugement dernier qui remonte, majestueux, vers les fosses de l'Atlantique. Pas un ne peut dire à quel moment vous quittez l'eau douce pour le sel de la mer.
Dans ce vide pailleté d'embruns et de géographies aux hautes couronnes d'ajoncs, courent des légendes: le quêteux, le cheval noir, le gobelet, et l'on croit entendre dans ces demeures aux splendides rivières, au milieu des accents traînants, même après leur départ, les voix des conteurs réunis pour des soirées de paroles. Krik! Krak! La compagnie dort-elle? Non, la compagnie ne dort pas!
C'est dans ce haut-lieu patrimonial, aux portes de la Côte-Nord et des glaciers inaccessibles, que vit le patriarche à la barbe blanche. Victor-Lévy Beaulieu y puise ses rêves dans les profondeurs solennelles de la nature et de la culture, sans bouger, observant la gigue des hémérocalles ocellés d'un oeil noir innocent comme une consolation, sans retirer ses pieds de la boue qui moire les grèves.
L'évocation qui précède aurait pu ressembler à la prose d'un littérateur nostalgique, digne des romans naturalistes, si cette errance tranquille comme une révolution n'avait donné naissance à des errements tragiques. Le spectacle qui s'ensuivit dans les médias ne pourrait trouver d'analogie que dans une panique identitaire qui taraude les fondations de la demeure nationale. Serait-ce qu'une certaine idée de la nation québécoise d'ascendance canadienne-française se dévoile dans l'accès de fièvre du plus prolifique de ses écrivains, quand ce dernier cherche à nous imposer la forme la plus honteuse de la violence: le préjugé de pacotille, la condescendance et le mépris.
Pensée néocolonialiste
Si son règne de vice-reine du Canada continue sous ces auspices, qu'adviendra-t-il de Michaëlle Jean qu'on meurtrit sans cesse depuis sa nomination et avec elle, les membres de sa communauté d'origine, toutes tendances politiques confondues? Une femme unanimement décrite par ses intimes comme lumineuse, authentique et cultivée est réduite aux pires épithètes, se voit qualifiée de «Reine-Nègre» au motif, selon moi, d'avoir commis le sacrilège de représenter la nation canadienne-française au rendez-vous historique de la réconciliation avec la France.
Il convient de s'interroger sur l'origine de cette pensée. Tout ex-colonisé, remarquait Frantz Fanon, psychiatre et penseur de la décolonisation, n'attend que le moment de devenir à son tour colonisateur. Comme le souligne Édouard Glissant, dans la réalité souffrante des pays, les histoires récentes en proposent combien d'exemples: «[...] l'ancien colonisé reprend les manières, les stratégies, les injustices de l'ancien colonisateur».
La diatribe de VLB est le reflet des implacables effets de la distorsion magique ou mythique qu'on fait courir à l'Histoire quand on lui gauchit le cou. L'écrivain déverse son cyclone de pensées noires en occultant une notion impossible à éliminer si on veut comprendre le rapport entre «le Canadien-français et son double» pour reprendre le titre du bel essai de Jean Bouthillette (1972, réédité en 1989 et 1997). Ce poème tragique, tenu par Pierre Vadeboncoeur pour un sommet de l'ellipse, commence ainsi: «Dans le silence tumultueux d'une âme collective en proie à un indicible malaise, c'est de toutes parts que nous, Canadiens français, sommes cernés.»
Souffrance
C'est que le colonisé canadien-français a d'abord été un colon. Là est son double. C'est le lieu de sa vertigineuse vérité, de sa perte et de son assomption. VLB semble l'oublier. Que dit ce passage de l'essai sinon cette cruelle lucidité: «Nous souffrons de la souffrance confuse et rampante des vaincus et des expropriés du monde; d'une souffrance qui ne sait pas encore qu'elle est souffrante. Nous ne savons pas, puisqu'on nous dit heureux, que d'une invisible blessure s'écoule notre vie même.»
On ne peut en effet se faire donneur de leçons d'histoire dans un texte d'exaltation triomphaliste, sans mentionner que la traite négrière et l'esclavage ont sévi en Nouvelle-France dès sa fondation. De nombreux travaux en attestent dont ceux, pionniers, de Marcel Trudel, lequel révélait l'étendue du commerce du «bois d'ébène» au Canada français dans un ouvrage publié dès 1960. Ces parts sombres de l'histoire du Canada français sont enfin sues, si bien que nous pouvons faire lien dans une connaissance partagée du monde au lieu de les renier.
Traîtres, rois nègres et petite loterie coloniale
Les plus grands poètes sont les plus grands pamphlétaires. Pour quiconque aurait raté l'affaire, VLB plaide la cause de la mémoire canadienne-française souillée, bafouée par une paria, un nouveau riche, une étrangère, indifférente à la solidarité du sang et du lieu, en s'attaquant à la personne même de la gouverneure générale. Il fulmine, il invective, il ridiculise. On ne peut lui reprocher un manque de mesure car c'est dans la démesure même qu'il fonde son propos. Sa colère provient, selon moi, d'une attitude historique -- la collaboration avec la Couronne britannique et ses représentants contemporains -- qu'il croit repérer chez l'actuelle occupante de Rideau Hall.
Dans un livre tiré de sa thèse de doctorat, La Petite Loterie (1997), Stéphane Kelly, jeune sociologue alors, démontre les mécanismes de la politique coloniale britannique. Lord Durham savait susciter les sujétions les plus accablantes en faisant miroiter les gratifications de la «petite loterie coloniale» aux chefs patriotes. D'un bout à l'autre de l'ouvrage, il révèle les faiblesses des uns et des autres en montrant comment les résistants renoncent à leur idéal républicain pour embrasser la tradition monarchique.
La petite loterie consiste en un système de distribution de faveurs qui vise à gagner l'adhésion du rebelle et à en faire un parvenu, c'est-à-dire un membre de la collectivité qui trahit les intérêts de la nation au profit de ses avantages personnels. Depuis 130 ans, conclut le sociologue, le parvenu canadien-français s'inscrit en droite ligne dans la tradition des Parent, Lafontaine et Cartier qui acceptent de collaborer avec la Couronne. Que certaines élites africaines anciennes et nouvelles aient pactisé avec les Européens au gré de leurs intérêts constitue un fait dont l'avenir de l'Afrique et des diasporas ne saurait dépendre. Comme les Canadiens-Français, les Africains sont humains et rien de ce qui est humain ne leur est étranger, grandeurs et turpitudes.
Lutter pour la liberté
Les mises en accusation périodiques des «traîtres» augmentent pendant tout le XXe siècle, surtout en situation de crise. La plus célèbre s'est produite vers la fin de l'ère duplessiste, sous la plume d'André Laurendeau dans un éditorial publié dans Le Devoir («La théorie du roi nègre», 4 juillet 1958). Ne sommes-nous pas en situation de crise au Québec?
Sans pouvoir étayer sa fronde dépourvue de fondement moral ou scientifique, VLB hisse son pavillon noir au-dessus des foules hypnotisées en guise de pensée de la rencontre, de l'échange et du dialogue. Condescendant à souhait, il banalise les luttes pour la liberté menées par les esclaves et les rejette dans les tranchées de l'Histoire au profit d'une conception révisionniste. Pour lui, seuls les grands planteurs et les grands trafiquants d'esclaves auraient décidé de mettre fin à la traite négrière par crainte d'une explosion démographique.
Il réduit ainsi par ignorance le rôle cardinal de la Révolution de Saint-Domingue (1793-1804) dans la fin de ce système d'exploitation en Amérique. Et nous autres savons depuis la nuit des temps que l'esclavage est un crime contre l'humanité et n'avons pas eu besoin de reconnaissance symbolique par la France, qui n'a encore versé, à ce jour, aucune compensation financière aux descendants des esclaves comme l'Allemagne, après sa défaite, fut contrainte de dédommager l'État hébreu.
Le contexte international
Les nouvelles élites occidentales, conscientes de ce qui se prépare à leurs portes, prétendent gérer les immenses énergies gaspillées par le racisme, l'exclusion et l'injustice autrement que par l'enfermement dans une vison exotique du monde. Du bout des lèvres, elles font repentance... Dès lors, les migrations plus énormes que les anciennes invasions (Rimbaud) feront de Trois-Pistoles un «bout du monde» exaltant un âge d'or qui n'aura jamais existé. Comme si tout s'effondrait sous la symphonie des oies dont la blancheur, au-dessus du grand fleuve gris, souligne la surprise de trouver là un avatar mélancolique.
Ainsi, il est juste de considérer sans complaisance la perspective de l'élection à la présidence de l'État le plus puissant de la planète d'un métis, africain par son père et américain et cherokee par sa mère, Barack Obama, comme un signe que nous suivons tous à travers les collusions maléfiques et les pénombres montantes. Et cette élection fut donc précédée de la nomination d'une descendante d'esclave ayant conquis de haute lutte la liberté comme chef d'État du Canada. Poète, nous sommes debout sur le terrain du bon combat contre le principe d'inertie et les entropies mortifères. VLB serait alors appelé à d'autres distinctions que celles infiniment plus tristes de réchauffer des atmosphères de méfiance.
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Joël Des Rosiers, Poète et psychiatre
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