LE 8 SEPTEMBRE 1760

La capitulation de Montréal

Un pirate est-il un maître auquel on est tenu d’obéir ?

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Chronique de Me Néron

Au printemps 1760, le Canada n’a pas reçu les vivres et les munitions qu’il attendait de la France. En juillet, trois armées d’invasion convergent sur Montréal. L’assaut final est imminent. N’ayant pas désarmé depuis 1744, les Canadiens sont épuisés, affamés. Ils sont même à court de munitions. Une cuisante défaite s’avère inexorable. Le 6 septembre, le gouverneur Vaudreuil convoque ses officiers civils et militaires. Faut-il résister ou s’avouer vaincu ? Tous conviennent qu’il valait mieux, dans l’intérêt de la colonie, « ne pas pousser la résistance jusqu’à sa dernière extrémité ». Une défense opiniâtre ne différerait la perte du Canada que de quelques jours.


Le lendemain, 7 septembre, Bougainville est chargé d’aller négocier avec Amherst les articles d’une proposition de capitulation. Parmi ceux-ci, il y en a un qui porte tout particulièrement sur le maintien des lois et coutumes du Canada. Les autorités cherchent à garantir un ordre de justice qui était familier aux Canadiens et qui avait amplement fait ses preuves en favorisant la paix et la prospérité dans la colonie. Cet article se lit comme suit : « Les Français et les Canadiens continueront d’être gouvernés suivant la coutume de Paris et les lois et usages établis dans la colonie. » Une telle demande n’a rien d’original. La doctrine internationale sur le droit de guerre prévoit déjà que les habitants des territoires conquis ou cédés continuent à jouir de leurs droits civils et politiques. Juristes et publicistes tiennent même ces droits pour sacrés, inaliénables et imprescriptibles.


Mais les Anglais, eux, n’ont jamais acquiescé à cette doctrine des nations. À partir de la Réforme, ils se sont spirituellement détachés de l’Europe. Ils se sont forgé une toute nouvelle personnalité à partir des enseignements de deux théologiens en rupture de ban, Luther et Calvin. De plus, une lecture assidue de la Bible les avait grandement confortés tout au cours de ce processus de transformation.


En 1533, leur Parlement avait voté, sous la dictée du roi, une loi connue sous le nom de « The Act in Restraint of Appeals to Rome ». En plus d’interdire expressément tout appel devant les autorités ecclésiastiques de Rome, cette loi bannissait l’enseignement du droit canon dans les universités d’Oxford et de Cambridge. Le bannissement de ce « droit étranger » avait également eu des répercussions sur le droit civil et international. Les Anglais se sont mis à regarder de haut tout ce qui était romain et international. Leurs avocats en avaient profité pour faire de leur common law une sorte de loi universelle qui avait réponse à tout, y compris aux nombreuses et épineuses questions portant sur l’expansion coloniale et le traitement des peuples assujettis à leur domination.


En rupture totale avec la tradition européenne, l’Angleterre en avait profité pour mettre l’accent sur la souveraineté externe de l’État et la primauté de la force dans les rapports internationaux. Il n’était donc pas question pour elle de se demander si la conduite d’une guerre était juste, ou s’il fallait une reconnaissance internationale pour acquérir de nouveaux territoires et étendre son empire. Bref, dans la mesure où elle se sentait la plus puissante, l’Angleterre se donnait bonne conscience en s’en remettant à la maxime « la force prime le droit ». On pourrait même ajouter « la volonté prime la raison et la loi » puisque la Liberté des Anglais n’était qu’une glorieuse abstraction qui traduisait un culte excessif de la volonté. Selon eux, la raison, en mutilant la toute-puissance de la volonté, ne pouvait que mutiler la liberté. Il y avait dans cette conception de la liberté un retournement dans la façon de voir l’ordre du monde. C’était un pied de nez à une vieille tradition qui voyait dans la liberté un principe d’autonomie assujetti à une saine raison et à la loi. Chez les Grecs, c’était un devoir civique de conformer ses actions au logos et au nomos. De plus, la Liberté des Anglais avait pour corollaire un droit criminel d’une férocité extrême. Ainsi, l’homme le plus libre du monde pouvait se retrouver au bout d’une corde pour le vol d’un objet de 1 shilling. En réalité, on allait jusqu’à pendre des enfants de 8 ou 9 ans pour des objets valant moins que ça. En Nouvelle-France, il n’y avait que 3 infractions punies de la peine de mort. Quand les Anglais appliqueront leur droit criminel aux Canadiens, de telles infractions passeront du jour au lendemain de 3 à 210 !


Même leurs meilleurs juristes ne remettaient pas en cause cette inquiétante suprématie de la force et de la volonté sur la raison et la loi. L’Angleterre agissait donc sur la scène internationale exactement comme elle l’entendait, en toute liberté, sans jamais se remettre en question. Fait révélateur s’il en est, le tout premier traité rédigé en langue anglaise sur le droit international ne le sera qu’en 1836 par un Américain, Henry Wheaton. Le droit international exerçait donc une emprise sur la conduite de toutes les nations du monde, à l’exception de l’Angleterre, la plus grande puissance impérialiste de l’ère coloniale qui ne faisait pas de distinction entre la piraterie et la justice de la guerre.


Un droit pour la justice et la paix dans le monde


À l’époque de la capitulation de Montréal, le droit international coutumier est reconnu comme discipline universelle. Depuis Francisco de Vitoria, d’excellents juristes et publicistes l’avaient amené à un haut degré de perfection. Nombre de ses principes portent tout particulièrement sur la protection des peuples vulnérables aux abus et injustices résultant de l’expansion coloniale. Nous en produisons un florilège ci-dessous, principes qui, s’ils avaient été pris au sérieux par l’Angleterre, l’auraient sans doute aidée à distinguer le droit de la piraterie :  



  1. La nature de l’homme lui confère la dignité de personne et fait de lui un sujet de droit ;

  2. L’idée de justice est si naturelle à l’homme qu’elle s’imposerait en dehors de toute organisation politique ;

  3. La liberté des peuples est un fait de nature fondé sur la liberté naturelle de l’homme ;

  4. La liberté d’un petit nombre d’hommes vaut autant que celles d’un grand peuple, car la force ne peut jamais constituer le droit ;

  5. La liberté d’un peuple constitue un droit sacré, inaliénable et imprescriptible ;

  6. On acquiert d’autorité sur un peuple que conformément à la loi de ce peuple ;

  7. Les mêmes raisons qui rendent chacun de nous responsable de sa destinée personnelle s’appliquent à l’ensemble d’une collectivité ;

  8. C’est à chaque collectivité de décider de son propre bien, de sa propre destinée, et c’est à elle qu’échoit la responsabilité de choisir les moyens propres à y parvenir ;

  9. Tout fait d’expansion coloniale intéresse la communauté internationale ;

  10. Il n’y a que deux titres légitimes de domination coloniale : le libre consentement des premiers concernés, ou une juste guerre et juste conquête pour cause de violation du droit d’autrui ;

  11. Le droit international coutumier a pris forme à partir des questions morales et juridiques soulevées par la domination coloniale ;

  12. Le droit international a cherché des solutions aux abus, injustices et violences nés de l’expansion coloniale ;

  13. Le droit international coutumier s’est tout particulièrement soucié de la protection de la liberté naturelle des peuples en état de vulnérabilité ;

  14. Le droit international coutumier a deux sources principales : le droit naturel et l’opinion de la république universelle du genre humain ;

  15. Le pouvoir de commander est un pouvoir de puissance publique ;

  16. Le porteur originaire de la puissance publique est la collectivité elle-même ;

  17. Un État ne détient d’autorité politique qu’en vertu de la libre détermination de la collectivité dont il est la personnification ;

  18. Seule la poursuite du bien commun fournit à l’autorité politique le fondement dont elle a besoin comme pouvoir de fait et de droit ;

  19. Les droits de l’homme et la liberté naturelle des peuples sont au-dessus de la puissance de l’État ;

  20. Aucun État ne peut prescrire les libertés civiles et politiques d’un peuple ;

  21. Aucune puissance sur la terre n’a le droit d’imposer ses lois à des peuples errants ou sauvages ;

  22. Le but de la guerre est la paix et la sécurité ;

  23. Le prince qui mène une guerre juste est de plein droit le juge de ses ennemis ;

  24. Une guerre ne produit des effets que par rapport aux belligérants ;

  25. Les notions de souveraineté absolue et de positivisme juridique ont torpillé la doctrine de juste guerre ;

  26. Toute conquête est un phénomène d’expansion politique et un fait juridique international ;

  27. On ne peut parler de « droit de conquête » que lorsque l’usage de la force est le seul moyen de réaliser un droit ;

  28. L’extension d’un empire ne constitue jamais une juste cause de guerre. Cela est même trop évident pour être prouvé ;

  29. Une conquête qui ne peut s’inscrire dans l’ordre juridique international n’est rien d’autre qu’une entreprise criminelle ;

  30. Les peuples cédés suite à une guerre de conquête continuent de jouir de leurs droits civils et politiques ;

  31. Tout gouvernement colonial reçoit son investiture et sa reconnaissance de la société internationale. Il ne tient ses compétences que du droit international ;

  32. Une possession qui commence par la force et qui se continue par la force ne peut conduire à la prescription ;

  33. Les juristes et les publicistes sont pratiquement unanimes à dire que, lorsqu’il y a eu un acte illégal ou immoral d’appropriation, un siècle de possession injuste ne suffit pas à enlever à celle-ci les vices de son origine ;

  34. La justice est bafouée tant que le tort subsiste.


Toutefois, tout au long de la guerre de Sept Ans, un esprit de piraterie a prévalu dans l’ordre international. Les Anglais ont toujours refusé de se demander si leur appétit de puissance devait se plier à une norme internationale. Seuls l’ambition et la volonté comptaient.


Depuis septembre 1754, le gouvernement anglais avait décidé de régler ses vieux litiges frontaliers en évinçant la France de l’Amérique du Nord tout entière. Dans la poursuite de ce projet, le gouvernement jouissait du support inconditionnel de la puissance financière des marchands de Londres. Ces derniers savaient à quel point le commerce colonial leur était profitable. D’expérience, ils savaient aussi qu’une guerre coloniale l’était bien davantage. C’est pourquoi leurs membres qui siégeaient au Parlement de Westminster votaient des budgets de guerre dans un enthousiasme débordant. La volonté de puissance et la puissance de l’argent travaillaient dans une synergie parfaite. L’Amérique du Nord se devait d’être anglaise, anglo-saxonne, protestante.


Les Américains, eux, étaient tout aussi ambitieux que leurs cousins d’Angleterre. Plus euphoriques même, puisque c’est l’Angleterre qui assumait la totalité des coûts d’une guerre dont ils étaient les premiers bénéficiaires. De plus, l’éviction de la France leur libérait les mains du côté de l’Amérique espagnole qui regorgeait de richesses. Leur intention était de menacer ou d’attaquer l’Espagne pour l’obliger à ouvrir ses ports des Antilles et de l’Amérique du Sud. Mais ils iront encore plus loin en s’appropriant par la force d’immenses territoires.


Aussi, au siècle suivant, ils finiront par s’emparer de la Floride, de la Louisiane, du Texas, du Nevada, de l’Arizona, du Nouveau-Mexique, du Colorado et de la Californie. Au Mexique même, leurs hommes d’affaires feront des fortunes colossales.


La capitulation du 8 septembre marque donc le triomphe de la toute-puissance de la volonté dans l’ordre international. Les Canadiens tombent sous la puissance d’un maître qui ignorait sciemment le droit international coutumier, droit qui prescrivait que « la liberté des peuples est fondée sur la liberté naturelle de l’homme. » Ce même droit prescrivait que les peuples conquis ou cédés continuaient à jouir de leurs libertés civiles et politiques.


Mais Amherst, le général en chef, leur refusait déjà le droit d’être gouvernés par leurs propres lois et usages. Seul leur nouveau roi pouvait en décider. Mais pas le droit des nations civilisées ! Tenus à distance, comme des étrangers arriérés et malhonnêtes, les Canadiens vivront dans une sorte d’esclavage civil et politique qu’ils devront supporter très longtemps. Soumis à un régime despotique, les Canadiens verront leurs droits politiques systématiquement ignorés. Quand, en 1842, ils seront enfin admis à participer au gouvernement des affaires publiques, ce sera sous la tutelle de leurs collègues anglo-canadiens. La Confédération, malgré ses promesses, n’y changera pas grand’chose. La liberté, pour un peuple, c’est posséder la prérogative de choisir sa destinée et les moyens propres à y parvenir.  


Christian Néron

Membre du Barreau du Québec

Constitutionnaliste,

Historien du droit et des institutions.





RÉFÉRENCES :


Bluntschli, Johann Caspar, Le droit civil international codifié, 5ième éd., Paris, Guillaumin et Cie, 1895.


Delos, Joseph-Thomas, « L’Expansion coloniale dans la doctrine de Vitoria » in Association internationale Vitoria-Suarez, Contribution des théologiens au droit international moderne, Paris, éd. Pedone, 1939.


Fauchille, Paul, Traité de droit international public, 8ème éd., Paris, Rousseau & Cie, 1925.


Fiore, Pascale, Nouveau droit international public, Paris, Durant et Pedone – Lauriel, 1868.


Funk-Brentano, Th. et Albert Sorel, Précis du droit des gens, Paris, Plon, Nourrit et Cie, 1900.


Grotius, Hugues, Le droit de la guerre et de la paix, Caen, Centre de philosophie politique et juridique, réimpression de l’éd. de 1724, Amsterdam.


Heffter, A. – G., Le droit international de l’Europe, 3ième éd. française, Paris, Cotillon et fils, 1873.


Klüber, J. – L., Droit des gens moderne de l’Europe, 2ième éd., Paris, Durand et Pedone – Lauriel, 1874.


Pufendorf, Samuel, Le droit de la nature et des gens, Caen, Université de Caen, Basse – Normandie, 2009, réimpression de l’éd. de 1732.


Scelle, Georges, Précis de droit des gens : principes et systématique, Paris, Sirey, 1932.



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1 commentaire

  • Marc Labelle Répondre

    16 septembre 2018

    Vous écrivez ceci :


     


    « Une possession qui commence par la force et qui se continue par la force ne peut conduire à la prescription. »  Et : « […] lorsqu’il y a eu un acte illégal ou immoral d’appropriation, un siècle de possession injuste ne suffit pas à enlever à celle-ci les vices de son origine. »


     


    Quelle que soit l’idéologie dominatrice — politique ou religieuse —, on ne peut donc compter sur la longueur du temps contre un peuple ou une collectivité qui résiste.  Il a fallu huit siècles au peuple espagnol pour acquérir sa souveraineté nationale, en rejetant l’assujettissement à l’islamisme.  Alors, cette question se pose aux Québécois : qu’est-ce qu’on attend pour faire aboutir en libération deux siècles et demi de résistance contre les puissances anglo-saxonnes actuellement en décadence ?  D’autant plus qu’il tient de la plus haute raison axée sur la justice que notre liberté soit liée à notre dignité, et inversement, malgré les aléas de l’histoire.