La date de péremption

Sur l’expiration des idées politiques. Ce texte veut réfléchir sur l’aliment politique lui-même : l’opinion.

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Comme le corps s'accroît par les aliments,

notre esprit s'accroît par les idées »

Johann Gottfried von HERDER
***
On peut se nourrir de la politique ou s’intoxiquer avec, c’est-à-dire être
victime des aliments que l’on consomme quotidiennement. Très souvent, les
analystes de la politique vivent au présent, tant et si bien qu’ils
s’avèrent incapables de voir comment le peuple, qui n’est qu’un corps
social, tente de digérer les politiques qu’on lui propose ou qu’on lui
impose.
Ce texte veut réfléchir non pas sur la digestion politique, nous l’avons
déjà fait ailleurs, mais sur l’aliment politique lui-même : l’opinion. Il
cherche à montrer combien les opinions, relayées par les individus et par
les médias, changent vite en politique et à quel point ces aliments, que
l’on peut tenter de digérer, conserver ou recycler, subissent une
altération par les conditions extérieures. Comme nous le verrons, les
opinions, ou les bonnes idées qui peuvent en résulter, sont des aliments
politiques qui s’apprécient suivant leur capacité à nourrir le corps social
et à le faire bouger, c’est-à-dire le libérer. Mal présentées, mal
utilisées ou fixées hors contexte, les opinions politiques peuvent
empoisonner ceux qui les consomment.
L’opinion comme aliment politique
D’entrée de jeu, la politique s’impose comme un combat d’opinions et
c’est pour cette raison que l’on dit que l’expression des opinions alimente
les débats. La politique repose sur la rhétorique en raison du caractère
oppositionnel des opinions. Mais l’opinion a pour essence de varier et de
changer souvent. L’avis personnel sur le Bien commun est sujet au
perspectivisme, cela signifie qu’il change selon les personnes, les
positions, les âges, etc.
Or l’intérêt pour l’opinion politique doit être compris dans le cadre
plus large des médias de masse, lesquels n’ont pas pour mission d’assurer
des débats de fond mais de divertir la population qui travaille. Dans les
grands médias certes, dont le travail s’exprime au moyen de capsules d’une,
deux ou trois minutes, on retrouve des opinions qui ont toutes la même
valeur ou la même teneur de vérité. Au niveau de l’information-spectacle
construite sur des clips de 30 secondes, il n’existe pas de différence
fondamentale (du moins ne s’exprime-t-elle pas) entre l’avis d’un expert,
l’avis d’une chanteuse, celui d’une mère, celui d’un jeune « squeegee »
interrogé au coin d’une station de métro et l’avis d’un ancien Premier
Ministre.

Sur les aliments périssables
Ce qu’il faut bien voir ici, c’est que l’opinion peut être en effet
plus ou moins substantielle selon son rapport à l’actualité. Si l’opinion
parvient à s’ériger en idée et qu’elle ne se trouve pas dépassée dans
l’actualité politique, alors elle mérite qu’on s’y arrête puisqu’elle est
susceptible de nourrir l’esprit. Ainsi, nous dirons que si l’opinion
devenue idée résiste aux impératifs de l’actualité, c’est qu’il s’agit d’un
aliment politique non-périssable, tandis que si l’opinion se décompose sous
nos yeux, alors il s’agit d’un aliment périssable qui ne mérite pas de
grands efforts de réalisation politique.
Les risques d’intoxication politique
Les idées politiques, disions-nous, ressemblent beaucoup à des aliments.
On peut tenter de conserver ces aliments quand le contexte ne semble pas
propice à leur réalisation. En effet, parce que l’actualité québécoise
fluctue nécessairement avec les actualités canadienne, américaine et
mondiale, les politiciens se doivent de suivre la météo politique du monde
pour justifier des idées. Cela veut dire que les politiciens, souvent,
parlent de certaines idées pour les réchauffer, pour les garder à bonne
température ou pour les récupérer. Parfois, ils mettent des idées sur la
glace afin de les proposer plus tard, c’est-à-dire quand le climat
politique général sera plus favorable à leur réception et leur digestion
par le corps social.
Cela dit, certains remarqueront qu’il existe des politiciens qui font
leurs politiques (sinon le programme du parti) en suivant les dossiers
chauds de l’actualité ; peu créatifs et surtout ignorants de ce qu’est le
Bien commun, ils préfèrent se brancher passivement sur les grands médias
pour maîtriser les opinions qui se discutent dans la population.
Rhétoriquement parlant, c’est justifiable, alors que sur le plan des idées,
il s'agit d'un parangon de servitude aux intérêts des autres. Quand ils
trouvent enfin un problème social, ce problème est souvent le fruit d’une
invention médiatique, alors ils se proposent de faire un projet de loi qui
va dans le sens du commun. En ce cas précis, les politiciens utilisent des
aliments périssables qu’ils voudraient voir impérissables… Ils font de la
mauvaise politique et risquent, vu la puissance circulaire des médias, de
créer des intoxications alimentaires. Une intoxication alimentaire se
produit lorsqu’une opinion politique périssable, laissée longtemps à l’air
libre et récupérée en boucle par les médias intéressés, se voit altérée et
vient créer de graves problèmes de digestion dans le corps social. Assez
souvent (qu’on pense aux « accommodements raisonnables » ou à ce que les
médias malades de sensations ont fait du code de vie d’Hérouxville), les
aliments ont de la difficulté à supporter le travail déformant des médias
et sont, en retour, incapables de supporter les changements brusques de
température politique, ce qui blesse le corps social.
L’intoxication politique volontaire
Quand le rapport entre ce que les médias rapportent et les idées
politiques devient malsain ou pathologique pour la population, nous sommes
confrontés à une intoxication politique volontaire. Cela vaut autant pour
la télévision généraliste privée que publique, les grands journaux que les
chaînes de radio. Dès qu’une opinion politique, diffusée en boucle et
commentée avec l’intérêt de désintégrer le corps social, vient empêcher le
peuple de respirer, c’est-à-dire de vivre au rythme d’un péristaltisme
politique normal, alors nous courrons le risque d’être malade. Ici, ce
n’est jamais l’élite qui paie le prix des intoxications, ce sont le plus
souvent les personnes qui travaillent le jour et celles qui sont les plus
soumises au diktat des grands réseaux de communication qui se rendent
malades. Un des effets majeurs de l’intoxication politique est de paralyser
le corps, de l’empêcher de se mouvoir vers sa liberté. Lorsque l’on est
empoisonné par certains discours idéologiques qu’on nous fait avaler et
digérer de force, l’on perd une bonne partie de notre liberté.
Comment conserver les aliments ?
Certes, la santé vient entre autres choses du choix des aliments et du
moment retenu pour les ingurgiter. Un peuple en santé se prescrit lui-même
les meilleurs aliments, contrôle sa diète autant que les effets de l’air
ambiant (air du temps) sur ce qu’il consomme, de manière à ne pas tomber
malade par sa propre faute. Ainsi, il appert que le contrôle minimal sur
les aliments politiques est la recette pour bien vivre et se développer. Si
l’on veut conserver des idées, il faut posséder soi-même son propre
réfrigérateur, lequel sera capable de limiter les excès médiatiques sur ce
que le corps consomme, car ce sont les médias qui tentent le plus, durant
la journée, de nourrir la population.
Les aliments, tout comme les opinions d’ailleurs, périssent lorsqu’ils
sont trop longtemps laissés sur le comptoir des journaux. Ce qui fait périr
une politique, c’est lorsque la température idéale de l’aliment est passée
et que ses adversaires se retrouvent libres d’en profiter pour l’attaquer
hors du réfrigérateur ou de son emballage.

L’ultimatum des idées politiques : la date d’expiration
Les analystes sérieux du politique auront tiré profit de cette analogie
entre les opinions et l’alimentation du corps social parce qu’il importe,
en politique, de préserver ses projets des contraintes extérieures qui
peuvent les altérer. Si c’est à l’Assemblée ou à la Chambre que les
aliments sont les mieux conservés, les politiciens sauront utiliser ces
enceintes pour gagner leurs combats politiques. Les meilleurs politiciens
connaissent bien leurs idées politiques et savent reconnaître la date de
péremption des aliments qu’ils veulent proposer. Car sur les bonnes idées
comme sur les bons aliments (des nutritifs et aux périssables) apparaît
toujours (parfois c’est écrit en petits caractères) une mention limite,
c’est-à-dire la date limite pour leur consommation. La mention « meilleur
avant » est vraiment décisive pour la santé du peuple. S’il est toujours
risqué d’utiliser les unes de journaux pour faire des politiques, il est
encore plus risqué de consommer trop tard une idées politique, car le temps
et la température ambiante altèrent le goût des aliments.
De l’importance d’accorder les aliments au temps et au corps
L’exposition de ces idées tend à souligner que le corps social ne peut
pas consommer n’importe quoi n’importe comment et n’importe quand. Il y a
toujours une certaine limite à pousser des idées politiques. Cela veut dire
que les défenseurs de la souveraineté auront un grand intérêt à relire leur
argumentaire, c’est-à-dire à regarder la liste de leurs ingrédients, à
vérifier l’emballage et à faire passer de petits examens au corps
(individuel d'abord, social ensuite) afin d'éviter de proposer un projet de
société qui puisse, de par son ampleur, être trop difficile à digérer,
surtout si la moitié de la population ne parvient pas à faire le travail de
péristaltisme nécessaire à sa digestion. Ces défenseurs veilleront à
trouver le bon comptoir public pour déballer les idées et surtout, et ils
n’auront pas le choix, de surveiller le travail incessant de certaines
mouches médiatiques qui viennent se poser sur les aliments et qui font des
pontes afin de contaminer les meilleures idées.
Et de proposer de petits morceaux à tous les jours…
À l'image des ondes produites par le corps en passe de digérer ce qu'il
vient de manger, il faut le répéter encore : le péristaltisme réalisé par
le corps social n’est cependant jamais indépendant du climat, des
politiques extérieures et du rapport de force que le corps entretient avec
les autres corps sociaux. Le corps consomme quotidiennement des aliments
qui sont en vente libre et en circulation libre - les idées politiques sont
publiques, voilà pourquoi elles se doivent d’être véhiculées et défendues à
la régulière. Pour réaliser une politique prometteuse, il importe de ne pas
vouloir manger de gros morceaux plus vite que le corps social ne puisse les
digérer…
* péristaltisme : "On appelle péristaltisme l'ensemble des contractions musculaires (« mouvements péristaltiques ») permettant la progression du contenu d'un organe creux à l'intérieur de cet organe. -- Wikipédia
Dominic DESROCHES
Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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