La liste électorale du Québec vendue sur Internet

Un jugement met en lumière des failles importantes dans la protection des renseignements personnels des électeurs

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Protection des renseignements personnels ? Quelle blague !

Des renseignements confidentiels sur 5,5 millions de Québécois, tirés de la liste électorale permanente, ont été mis en vente sur Internet par une entreprise spécialisée en généalogie.

L’Institut Drouin, bien connu dans le milieu de la généalogie, a mis la main sur la liste électorale du Québec au moment du déclenchement des élections, en mars 2003, indiquent des documents déposés devant les tribunaux. Même si la loi protège la confidentialité des renseignements figurant sur la liste électorale, l’entreprise a diffusé ces données durant plusieurs années dans son site Web. Elle a aussi distribué entre 300 et 500 CD contenant la liste électorale à des sociétés de généalogie et à des bibliothèques publiques. La liste électorale québécoise s’est aussi retrouvée sur un site Web hébergé sur un serveur européen.

L’Institut Drouin estime que plus de 20 000 personnes ont eu accès à ces données confidentielles qui comprennent le nom, l’adresse, le sexe et la date de naissance de tous les Québécois inscrits sur la liste électorale — des renseignements qui valent de l’or pour les adeptes de la généalogie, mais dont la diffusion est interdite par la loi.

Ordre de destruction

Cette faille importante dans la protection des renseignements personnels des électeurs a donné lieu à une longue bataille judiciaire que vient de remporter le Directeur général des élections du Québec (DGE). Dans un jugement rendu en décembre dernier, la Cour d’appel du Québec a confirmé la validité de la Loi électorale, qui protège la confidentialité des renseignements figurant sur la liste électorale. L’interdiction d’utiliser les renseignements sur les électeurs s’applique même au but noble de faire de la généalogie, a tranché la Cour.

Les électeurs doivent s’inscrire sur la liste électorale pour avoir le droit de voter. Ils le font en toute bonne foi, en sachant que seuls les partis politiques et les représentants du DGE peuvent consulter la liste électorale, a tranché la Cour.

Le tribunal a ordonné à l’Institut Drouin de retirer de sa base de données les 5 464 232 noms issus de la liste électorale et de détruire les fichiers qui avaient été diffusés illégalement. L’entreprise affirme s’être conformée au jugement, mais soutient n’avoir aucun contrôle sur les milliers de personnes qui avaient téléchargé sa base de données au fil des ans, entre 2005 et 2011.

Plus préoccupant encore, la liste électorale est si facilement accessible — y compris la plus récente, mise à jour pour le scrutin du 7 avril dernier — que les données supposément confidentielles au sujet des électeurs québécois circulent parmi les entreprises de généalogie et de marketing, les centres universitaires de recherche, et peut-être même le crime organisé, selon ce que Le Devoir a appris.

Le propriétaire de l’Institut généalogique Drouin, Jean-Pierre Pépin, explique qu’il n’y a rien de plus simple que de mettre la main sur la liste électorale. La liste est remise à des milliers de personnes, dans les partis politiques et dans les 125 circonscriptions du Québec, à chaque scrutin. La liste électorale circule sous forme de clé USB et de copies papier.

« Vous avez juste à devenir bénévole [pour un parti] et vous obtenez la liste. J’en connais des centaines de bénévoles », a dit M. Pépin au Devoir.

Si l’État voulait vraiment empêcher la diffusion à grande échelle de la liste électorale, il prendrait les moyens pour y arriver, selon lui. « Il y a une carence dans la protection des données,dit Jean-Pierre Pépin. La loi est fautive. À chaque élection, des bénévoles font le tour des bureaux de vote et trouvent des extraits de la liste électorale dans des bacs à recyclage. S’il y avait tant que ça le désir de protéger la vie privée, vous les passeriez à la déchiqueteuse, vous les détruiriez ! »

Une source au courant du dossier croit que pour protéger la confidentialité des données, la liste électorale pourrait être diffusée sur des clés USB sécurisées, qui fonctionnent sur des ordinateurs autorisés. L’accès à la liste pourrait aussi se faire par une banque de données sécurisée, à laquelle on accéderait par des codes confidentiels.

Invité à commenter cette affaire, le DGE a indiqué que les réponses à nos questions se trouvent dans les documents déposés en Cour. Une porte-parole du DGE a invité Le Devoir à recourir à la Loi sur l’accès à l’information pour obtenir des précisions sur les mesures prévues pour empêcher que la liste électorale se retrouve entre de mauvaises mains.

Des risques bien réels

Les risques sont pourtant réels, explique une source qui connaît bien le dossier : « La liste électorale comprend le nom, l’adresse et les renseignements personnels de tous les électeurs inscrits, y compris des juges, des directeurs de prison, des politiciens et d’autres personnalités publiques qui ont avantage à garder le secret sur leur vie privée. Imaginez les conséquences si des gens malveillants s’emparent de la liste. »

Le jugement de la Cour d’appel, daté du 11 décembre 2013, souligne aussi les risques associés à l’utilisation inappropriée de la liste électorale. « Ainsi, il est aisé d’identifier les personnes âgées vivant seules, les couples de même sexe, les jeunes adultes vivant toujours chez leurs parents, etc. En d’autres mots, des détails intimes concernant le mode de vie ou les choix personnels des électeurs sont ainsi rendus accessibles et dévoilés », écrit le juge Pierre Dalphond.

Le propriétaire de l’Institut Drouin, Jean-Pierre Pépin, cherchait à démontrer que l’avancée de la généalogie justifiait l’empiétement sur la protection de la vie privée. Il a échoué. « […] Je ne crois pas qu’empêcher l’accès à des renseignements qui faciliteraient sans doute la pratique de la généalogie, sans l’empêcher, soit un effet disproportionné par rapport à l’importance de la protection des renseignements personnels. La protection de la vie privée est une valeur de très grande importance au sein d’une démocratie, voire quasi constitutionnelle », indique le jugement.


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