La peur du changement

2006 textes seuls

La mobilisation des jeunes et des syndicats fut sans précédent et, après plus d'un mois de manifestations qui ont regroupé des millions de personnes, fermé lycées et universités, le gouvernement a battu en retraite et tout simplement déchiré la loi maudite par la rue en colère.
Ce qui m'a le plus fasciné dans tous les commentaires qu'on a pu lire ici sur cet épisode de la vie politique française, c'est une sorte d'unanimité néoconservatrice qui trahit de manière éclatante comment la lecture néocapitaliste des sociétés et de leur fonctionnement n'est plus seulement une opinion, mais une norme et une sorte de dogme religieux.
Quels constats faisait-on ? En premier lieu, on qualifiait cette résistance de peur du changement, peur qui sous-entendait un refus du progrès. Puis, la majorité des commentateurs décrivaient le modèle français du travail comme un archaïsme dans la nouvelle économie mondiale, un modèle dépassé qui accordait à ses travailleurs une sécurité que l'on a abandonnée en Grande-Bretagne, en Allemagne ou au Canada. On insistait sur la difficulté de congédier individuellement ou collectivement des employés, sur les lourdes charges que doivent assumer les employeurs. Toutes ces règles nuiraient à la création d'emplois et à la prospérité des entreprises, entravant donc le «progrès» économique.
Ces commentateurs ont raison, la France est particulièrement généreuse avec ses travailleurs. La semaine de travail y est de 35 heures, le salaire minimum y dépasse les onze dollars, on y jouit en moyenne de cinq semaines de vacances payées. Les lourdes charges supportées par les entreprises servent en partie à financer des garderies et un système d'éducation vraiment gratuit. L'entreprise qui veut fermer ses portes doit le justifier économiquement et mettre sur pied un «plan social» dont le coût élevé dissuade parfois l'employeur de fermer. Il est vrai aussi que congédier des employés n'est pas simple dans ce pays; le travailleur peut se pourvoir devant le Conseil des prud'hommes et, dans environ 75 % des cas, cet organisme composé de gens élus renverse la décision de congédier.

Voilà ce qui fait de la France, pour nos néocons (comme on dit chez nos voisins du Sud), non pas une société exemplaire et plus juste, mais une économie ringarde, une société engoncée dans le conservatisme et terrorisée par le progrès. Voilà, par un merveilleux détournement du langage, que les travailleurs qui luttent pour des conditions décentes de travail deviennent des conservateurs et que les partisans du néolibéralisme se transforment en progressistes. Le progrès pensé en termes économistes devient la croissance et la liberté d'entreprendre, croissance et liberté, que le moins de règles possible doivent encadrer ou entraver. Ce discours et cette pensée, on les retrouve aussi dans le langage qu'on tient à l'égard de la plupart des revendications syndicales ici. Les travailleurs, après des décennies de lutte (en France, depuis le Front populaire qui a accouché des premiers congés payés), deviennent pour ces commentateurs des «privilégiés» qui défendent un statu quo rétrograde qui mine la croissance économique. Pas une seconde ils ne se demandent pourquoi, par exemple, la majorité des congédiements est renversée par le Conseil des prud'hommes.
S'il y a une telle constance dans les décisions, c'est peut-être que la très grande majorité de ces congédiements était injustifiée, qu'elle relevait d'un arbitraire total. Quelle est la société la plus progressiste ? La société nord-américaine, qui au nom de la liberté d'entreprendre tente de limiter le plus possible les droits et les protections des travailleurs pour assurer la croissance qui profite à une minorité ? Ou la société française, ou norvégienne, ou suédoise, des sociétés qui tentent de maintenir un juste équilibre entre le droit du travail et le droit d'entreprendre ?
Ces commentateurs de la pensée unique citent régulièrement les exemples des États-Unis ou de la Grande-Bretagne, où les taux de chômage sont considérablement plus bas que celui de la France. Ils ont raison, mais ce qu'ils ne disent pas, c'est que la liberté des entrepreneurs d'engager et de congédier sans entraves a augmenté le nombre d'emplois mais n'a rien fait pour augmenter la richesse des travailleurs. Les principaux effets de ces mesures favorisant les droits patronaux ont été la multiplication des emplois à temps partiel, la croissance de la précarité et celle du travail au noir. En Italie et aux États-Unis, la «modernisation» des règles régissant le travail a entraîné une augmentation exponentielle des travailleurs immigrés illégaux et, avec elle, la détérioration des conditions de travail. Bien sûr, la profitabilité des entreprises qui évoluent dans ces environnements «progressistes» s'accroît, mais comme ces entreprises profitent aussi d'une fiscalité centrée sur la liberté du profit, elles participent de moins en moins au financement de l'État, qui est obligé, pour favoriser le profit, de réduire les services publics. Voilà le «modernisme» et le «progrès» que nous proposent ces commentateurs «lucides». À bien y penser, si protéger les quelques éléments de justice et d'équité que nous nous sommes donnés collectivement nous transforme en «conservateurs», je veux bien continuer de m'opposer à ce «progrès» qu'on me propose.


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