La politique confessionnelle

Le Canada va connaître une grave régression démocratique si des partis politiques troquent leurs choix de politique internationale contre des votes

Géopolitique — Proche-Orient


Alors que la Liban, longtemps fragmenté entre groupes confessionnels, semble enfin trouver une certaine unité entre chrétiens et musulmans, la guerre là-bas, débordant politiquement jusqu'au Canada, va-t-elle rompre une coexistence à maints égards exemplaire entre ses communautés juive et musulmane? Rien n'est encore brisé, des comités de rapprochement s'activent, mais quelques signes de déchirement apparaissent aussi.

Que des partis comme le PLC et le Bloc québécois dénoncent Stephen Harper, le chef conservateur, en raison de sa position pro-israélienne alors qu'eux-mêmes ne s'embarrassent pas d'adopter des vues non moins unilatérales, cela confirme l'indigence de la pensée politique d'ici sur le Proche-Orient. Aucune crise, si grave soit-elle, n'incitera donc jamais ces politiciens à suspendre leurs tactiques électorales ? Les communautés, elles, devraient toutefois avoir la sagesse de ne pas y céder.
La communauté juive du pays soutient Israël, il est vrai, voire la guerre au Liban, alors que les communautés d'origine arabe comme l'ensemble des musulmans du Canada réprouvent l'action menée par Tsahal aux dépens de la population civile du pays du Cèdre. Les deux camps trouvent des appuis qui ne manquent pas de s'exprimer aussi très fortement dans les médias. On peut considérer que ces mobilisations et ces expressions d'opinions sont un signe de santé démocratique, mais de tels alignements sont également inquiétants.
D'abord, pour ces juifs (car il y en a) qui s'opposent à la politique belliciste d'Israël ou même à l'appui que leur communauté lui apporte, il devient très difficile de prendre position publiquement. Rares aussi sont les voix qui, dans l'autre camp, réprouvant les actes de terreur d'une résistance même légitime, expriment leur protestation. Des juifs qui ont fui autrefois la persécution en Europe ou des musulmans qui ont ces années-ci trouvé au Canada une liberté qu'ils n'avaient pas chez eux, ces citoyens-là vont-ils devoir se taire chez nous ?
De plus, si les électeurs juifs, souvent proches du Parti libéral ou du Nouveau Parti démocratique, les désertent pour appuyer le Parti conservateur, en raison d'enjeux qui tiennent, non aux besoins d'ici, mais à leur souci d'Israël, qui subira l'ire d'un électorat en cas de réélection d'un cabinet qu'il rejette ? À l'inverse, si les électeurs d'origine arabe ou de culture musulmane, votant en masse pour le PLC, aident à remettre au pouvoir des gens qui en sont indignes, qui va-t-on accuser d'ignorer les intérêts des Canadiens ?

La communauté juive
Certes, peu avant la manifestation d'hier à Montréal, le Comité Québec-Israël a publié un message de la communauté juive du Québec et des Amis d'Israël adressé à ses porte-parole du PLC (Q), du Bloc, du Parti québécois, de Québec solidaire et de la FTQ. Cette déclaration, écrite avec respect et modération, invite à considérer des aspects de la crise qui méritent d'être débattus dans tous les milieux. On ne peut en dire autant d'autres interventions de leaders juifs du Canada.
Alors que le public réprouve de plus en plus l'action d'Israël au Liban et la position pro-israélienne du gouvernement Harper, des personnalités de la communauté juive penchent désormais vers les conservateurs. Des libéraux appuient certes Israël, mais le caucus des députés est divisé. Certains sont mal à l'aise devant les propos du chef intérimaire, Bill Graham, ancien ministre des Affaires étrangères, et tenant d'une présumée position «équilibrée» du Canada au Proche-Orient.
Si le sénateur libéral Jerry Grafstein, organisateur et membre important du parti, tente de faire valoir une position nettement pro-israélienne, d'autres personnalités éminentes de la communauté juive, jusqu'ici très proche des libéraux, ont rompu avec eux. Ainsi l'homme d'affaires Gerry Schwartz, chef de l'empire Onex, un conseiller de l'ex-premier ministre Paul Martin, fait l'éloge de Stephen Harper. Lui et d'autres personnes ont signé une publicité dans un journal de Cornwall -- où se réunissait le caucus conservateur -- félicitant le premier ministre de sa position sur le Proche-Orient.
Son épouse, Heither Reisman, patronne du réseau Indigo Books & Music, dirigeante libérale dans les années Trudeau, vient de mettre fin à une appartenance de toujours. Son changement d'allégeance, a-t-elle écrit à des proches, est «total et sans équivoque». Déjà son époux s'était dit fort impressionné par le «courage» que le chef conservateur avait montré -- dès avant la guerre au Liban -- en refusant d'accepter l'élection du Hamas.
Certes, les électeurs juifs sont relativement peu nombreux au Canada. Mais les gens d'affaires de cette communauté, sinon ses organisations communautaires, ont généralement apporté leur soutien au libéraux. Un déplacement massif vers les conservateurs dans les territoires acquis au PLC à Toronto et à Montréal aurait le double effet d'affaiblir les uns et de renforcer les autres. Déjà la crise du Proche-Orient sème la bisbille parmi les candidats à la direction du Parti libéral.
Non seulement l'organisateur de Joe Volpe, le député Jim Karyagiannais, a-t-il quitté sa campagne en raison de l'appui de l'ex-ministre de l'Immigration à la politique d'Israël, mais d'autres candidats à la succession de Paul Martin notent un afflux de citoyens de culture musulmane dans les rangs du parti. Si les musulmans du Canada viennent de pays et de courants politique différents, ils sont fortement unis, cependant, dans leur rejet de l'appui à Israël.
Une vieille histoire
L'alignement politique de communautés aux croyances différentes sinon opposées ne serait pas un précédent au Canada. Longtemps les catholiques ont surtout soutenu les libéraux, et les protestants, surtout les conservateurs. À l'époque, les uns en avaient contre les persécutions de franco-catholiques attribuées aux «orangistes», les autres, contre ces populations venues de France ou d'Irlande et marquées d'un irrémédiable «papisme». On s'en moque maintenant, mais ces appartenances politico-religieuses ont retardé l'avènement de la démocratie qui prévaut de nos jours.
Les libéraux, il est vrai, ont su tirer parti des sentiments catholiques qui prédominaient alors au Québec et dans les minorités francophones ailleurs au pays. Ils ont, par la suite, élargi à d'autres communautés immigrantes leurs assises urbaines. Montréal, Toronto et Vancouver, grandes agglomérations multiculturelles, ont permis encore récemment au PLC d'échapper aux poussées conservatrices. Or, le PC de Stephen Harper, gouvernement minoritaire oblige, paraît bien résolu à faire des percées dans ces terres libérales.
Aujourd'hui la Palestine qui oppose juifs et musulmans, demain le Cachemire qui oppose musulmans et hindous, ou d'autres lieux qui voient chrétiens et musulmans s'entredéchirer, il ne manque pas à l'étranger de crises qui auront des répercussions dans les diverses communautés établies au Canada. Le pays va connaître une grave régression démocratique si des partis troquent leurs choix de politique internationale contre des votes au Canada ou si des communautés font passer leurs propres intérêts historiques avant les intérêts de l'ensemble du pays.
Aussi, plutôt que de se retrancher dans des camps opposés, comme certains étudiants juifs et musulmans de l'Université Concordia l'ont parfois fait dans le passé, les communautés liées aux peuples du Proche-Orient seraient mieux inspirées si elles favorisaient, d'une terre d'accueil qui ne les menace pas, des rapprochements que l'injustice, la peur et le ressentiment rendent si difficiles dans leur patrie d'origine.
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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