La profondeur de la blessure

Contribution à la psychologie politique

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Le Québec, qu’on le prenne de tous bords, tous côtés,

c’est une difficulté intellectuelle, une entité qu’on ne trouve pas

dans les livres des définitions »

Jacques FERRON
***
Sans détour : cet article veut faire comprendre une fois pour toutes la
blessure qui caractérise le peuple québécois puisque cette blessure seule,
pensons-nous, peut expliquer ce que certains se plaisent à appeler son «
ambivalence » politique. Il prend le pari suivant : celui qui parvient à
saisir la profondeur de la blessure évitera de tout ramener à un schéma
simple, car l’histoire des Québécois suit une logique qui ne se laisse pas
expliquer dans les entrefilets qui meublent nos grands quotidiens. En clair
: toute politique prometteuse doit comprendre et respecter la profondeur de
la blessure, dans le meilleur des cas peut-être, s'appuyer sur sa lente
guérison.
Notre thèse dit qu’une majorité de Québécois est hantée par des
duplicités. Celles-ci conduisent le peuple dans une série logique de «
double bind », c’est-à-dire qu’une suite d’injonctions paradoxales empêche
le peuple de se choisir une voie politique nette. Les grandes duplicités
qui nous font souffrir depuis longtemps, au moins clairement depuis les
années d’après-guerre, sont la duplicité du récit historique, celle des
époques et des lieux, celle de la langue, celle des institutions politiques
et celle du choix de l’avenir. Notre texte s’attachera à montrer comment la
réalité québécoise s’interprète d’une double manière, ce qui peut
angoisser, rendre hésitant, sinon faire décrocher le citoyen inlassablement
confronté à une série de faux dilemmes opposant les histoires du Québec et
du Canada.
La duplicité du récit historique
Les Québécois, on ne le dit pas assez, peuvent se comprendre et se
réclamer d’un double récit historique. En effet, il existe un premier récit
qui rattache les francophones du Québec à la découverte et au développement
de la Nouvelle-France et du Canada. Selon ce premier récit fondateur, les
Français ont colonisé le territoire de l’Amérique du Nord ; ils ont suivi
le Saint-Laurent, découvert les Grands Lacs, le Mississipi, l’Ohio et se
sont presque rendus aux limites ouest du territoire canadien. Ils ont donc,
avec d’autres peuples, participé à la construction du Canada actuel.
Le
démembrement de la Nouvelle-France s’inscrit ainsi dans un récit
d’exploration et d’enracinement sur un trop vaste territoire. L’Acadie, la
vallée du Saint-Laurent et le bassin des Grands Lacs étant habités par des
Canadiens (il faut comprendre le mot dans le sens qu’il avait à la fin du
régime français) demeuraient des compatriotes à défendre. On le sait bien :
ce récit est surtout utilisé par les fédéralistes qui tiennent à voir le
Québec à l’intérieur du Canada et qui ne veulent pas renoncer aux
orgueilleuses ambitions de nos ancêtres explorateurs.
Or, depuis la Conquête, puis la révolte des Patriotes en 1837-1838, s’est
développée une autre interprétation de notre récit historique. Cette seconde
manière de reconnaître les faits visait à comprendre autrement l’enjeu du
démembrement de la Nouvelle-France, c’est-à-dire l’anglicisation du
continent. Selon cette nouvelle lecture, il fallait en quelque sorte
accepter les nouvelles frontières définies par l’empire britannique, celle
de la « Province of Quebec ». En mettant l’accent sur les résultats de la
Conquête, le soulèvement des patriotes (qui étaient Canadiens…), la
formation du Haut et le Bas Canada, ce récit s’intéresse à ce qui reste du
territoire québécois afin d’en faire le lieu unique d’un État moderne et
français en Amérique. Or l’ironie, c’est que construit à même le premier,
ce récit valorise la langue et la culture françaises et prône une plus
grande autonomie, sinon l’indépendance future de l’État québécois. En des
temps plus agités, en effet, cette manière moderne de reconnaître les faits
historiques peut prendre la forme d’une aspiration légitime à
l’indépendance, tandis qu’en des temps plus moroses, elle se limite à une
volonté d’autoconservation. Ce second récit, en voulant tirer les leçons de
l’histoire, fait la promotion des valeurs du Québec moderne et renonce, par
principe, au Canada « coast to coast » rêvé par les ancêtres. Ce récit de
maturité correspond au récit des indépendantistes et des souverainistes
intéressés par l’indépendance du Québec.
Certes, si les deux récits présentés ici sont défendables, les Québécois,
quand vient le temps de se rappeler leur passé historique, oscillent entre
ces deux versions d’une seule et même histoire. Cela peut d’une certaine
manière les attrister, car la duplicité des repères et la récupération «
partisane » à laquelle elle donne lieu peuvent blesser le travailleur honnête
se cherchant une place dans le monde. Aux élections provinciales, fédérales
ou lors des référendums, il ne peut qu’hésiter entre le récit de ses aïeux,
des explorateurs et des défricheurs, et celui de sa propre expérience du
Québec contemporain. Il veut donc choisir sans perdre ce qu’ils voulaient
fonder, rêvant de reconquérir le territoire perdu ou s’éprenant de
nostalgie.
La duplicité d’époques et de lieux
Une seconde duplicité apparaît au moment où les Québécois cherchent leur
temps et leur place dans le monde. Par exemple : ils peuvent se demander
s’ils forment est un peuple jeune ou vieux ? Ou encore se demander si le
territoire du Québec est petit ou immense, beau ou froid ? Autour de ces
questions normales pour tout citoyen s’est développée une autre forme de
duplicité.
Celle-ci se construit sans surprise à partir de la défaite militaire,
précisément lorsque deux attitudes engendreront deux façons de reconnaître
le territoire habité et à habiter. Dans une Nouvelle-France découpée
subsistent les colonies sur un territoire dont l’histoire est une « épopée
», un territoire imprégné par le souvenir d’ « une grande aventure »
d’exploration et d’évangélisation. Selon un premier récit bien répandu, le
Québec fait partie intégrante du Canada depuis 1534. Ce Canada idéalisé,
qui n’aurait pas vraiment changé, est multiculturel, métissé, ouvert sur le
monde et s’impose comme l’un des « meilleurs » pays du monde. En ce sens,
le Québec est et demeurera une « province » canadienne, jadis le Bas Canada
face au Haut Canada. Aujourd’hui, le Québec est devenu une « nation » dans
le territoire canadien où poussent des érables et vivent des gens
bilingues.
Cette lecture canadienne est si décisive qu’elle s’incruste jusque dans
l’histoire du sport professionnel nord-américain. Par exemple, l’équipe de
hockey des Canadiens de Montréal était à l’origine canadienne française. Si
elle est toujours la fierté des Montréalais, son histoire est aussi…
anglo-montréalaise et anglo-canadienne ! Il faudrait en effet relire
l’histoire de l’équipe, qui date de 1909, pour se souvenir des Flying
Frenchmen
et des exploits de Plante, Joliat, Geoffrion, Lafleur et les
autres. On oublie souvent aussi que le vieux Forum, construit dans l’ouest
de la ville, a longtemps été le théâtre sacré où l’on encourageait Maurice
Richard à grand renfort de « Rocket » et de « Go Habs go ! », c'est-à-dire
en anglais, la langue de l'Amérique. Aujourd'hui encore, l'équipe possède
des fans dans les deux langues et les journaux anglophones et francophones
continuent de se disputer sur la signification politique de cette équipe.
On le voit bien : les duplicités sont bien ancrées dans la vie quotidienne
et expriment toute la réalité, y compris sportive.
Cependant, à y regarder de plus près, le Québec est en même temps un lieu
très différent des autres « provinces » et « territoires » du Canada. On
peut chercher à comprendre les époques et les lieux à partir du Québec
lui-même. Cela signifie qu'il y eut une autre manière de reconnaître la
Conquête et de comprendre, par exemple, que la propriété. à un certain
moment, n’était plus garantie, sauf sous les traits du maintien d’un vieux
régime seigneurial. La population étant dispersée, il fallait convaincre
les Canadiens français de se cramponner au sol et d’établir un pouvoir là
ou se concentrait la masse critique des Canadiens français. Puis, avec
l’arrivée des Loyalistes anglais, deux formes de découpages des terres
s’opposèrent : le canton et la seigneurie. Au XIXe siècle, les Canadiens
français répondront à cette seconde conquête par une colonisation de
l’intérieur, fondant paroisses et familles, défrichant et labourant, occupant
les basses-terres de la vallée du Saint-Laurent, tentant d’établir leur
présence dans les régions du Nord.
Le Québec, dans cette nouvelle histoire,
peut se voir comme le petit lopin de terre qui reste aux francophones
d’Amérique, une terre dont l’étendue initiale de la Nouvelle-France n’a
cessé de rapetisser au fil du temps. Cette terre, dit le second récit, doit
être protégée pour elle-même, non pas contre les autres, mais pour la
survie de la culture française en Amérique. Ainsi vu, le Québec actuel est
le résultat des politiques fédérales appliquées dans le temps. S’il veut se
développer, il doit accéder à son indépendance, laquelle garantirait
l’unité politique de l’espace et du temps. Entres les provinces anglaises
du ROC (rest of Canada), l’Ontario au centre et les provinces anglophones
de l’est, le Québec pourrait vivre sa modernité, tout en gardant des liens
économiques avec ses voisins.
La duplicité de langage
Certes, les Québécois connaissent aussi la duplicité des langues. S’ils
parlent un français légèrement différent des locuteurs européens, les
Canadiens français ont connu l’anglais par la Conquête britannique. S’ils
parlent français, leur vocabulaire est truffé d’anglicismes et de tournures
bien à lui. Ce français bien « québécois » en est un de résistance,
c’est-à-dire de résistance aux nombreuses tentatives d’assimilation
britanniques et canadiennes anglaises. Historiquement, les Québécois
resteront en partie « prisonniers » de l’influence anglaise sur leur
langue. Cette façon de voir s’est transposée dans la mode du bilinguisme
qui fait du Canada un pays avec deux langues officielles. Si l’intention de
reconnaître des langues est assez louable, l’application des Chartes peut
entraîner des effets dangereux pour les minorités. Dans le grand Canada, il
n’y a qu’une seule province réellement bilingue ; l’anglais progresse sans
cesse et le français recule partout. Cela étant, il n’en demeure pas moins
que, par leur récit fondateur, les « Anciens » Canadiens se doivent
d’apprendre l’anglais.
Certains répliqueront que les langues sont libres de leur évolution et
que nous exagérons en rappelant la question de la dualité linguistique.
Nous aimerions en profiter pour rappeler que les premiers arrivants
européens étaient des Français qui ont fondé la Nouvelle-France et qui,
pour se distinguer des Européens arrivés plus tard sur le territoire,
avaient pris le nom de Canadiens. Or, après la Conquête de 1759, les
Anglais ont aussi voulu prendre le nom de Canadiens et ont imposé
l’expression « French canadians » aux francophones descendant des ancêtres
français. Après s’être rappelé la révolte des patriotes et connu un lent
mouvement d’émancipation nationale en 1950, les Canadiens français, qui ne
se reconnaissaient plus dans cette expression recyclée par les conquérants
britanniques, ont choisi de se dire Québécois, c’est-à-dire habitants du
territoire du Québec, afin de se distinguer des « nouveaux » Canadiens,
massivement anglophones.
Cela ne saurait surprendre les penseurs de la
duplicité, d’autant que le nom « Province of Quebec » est aussi une
expression imposée par les Britanniques aux francophones du Québec. On se
souviendra sans surprise que dans ce contexte et vu du Québec, la mode du
bilinguisme fédéral ressemble à une nouvelle entreprise d’assimilation de
la culture francophone. Cela signifie que lorsqu’on se rappelle l’histoire
des noms et qu’on l’associe aux politiques du fédéral, l’on réalise toute
la difficulté que la duplicité du langage peut poser aux Québécois. S’ils
sont moitié français à l’origine et moitié colonisés par l’anglais, la
langue est et restera un sujet extrêmement sensible pour la majorité
d’entre eux.
La duplicité des structures du pouvoir politique
Certes, quand on réalise que tout est dédoublé au Québec et au Canada,
l’on est à même de reconnaître la polarité des structures politiques. De
quelque côté que l’on se place, en effet, il est assez remarquable de voir
à quel point les Canadiens, puis les Canadiens français, puis les Québécois
se sont attachés à des institutions garantissant leur survie. Ce n’est donc
pas un hasard si les Québécois ont appris à reconnaître le pouvoir partagé
à Ottawa de celui qui se partage à Québec, devenu aussi le lieu d’une «
capitale nationale ». L’électeur québécois, et il n’est pas le seul dans le
monde à tenter de comprendre la multiplication des lieux décisionnels, vote
au fédéral et au provincial, donc il est appelé à choisir un gouvernement
canadien et un gouvernement québécois. Il sera légitime, dans cette logique
confédérale pour ainsi dire, de proposer des politiques qui engloberont
celles du Québec, car le Québec est et demeure une province du Canada.
Comme par hasard, on soulignera qu’il y a toujours eu des politiciens
Libéraux et des politiciens Conservateurs au Québec comme au Canada…
À Ottawa siègent des politiciens provinciaux dans une chambre construite
sur le modèle britannique. Le Parlement canadien, c’est-à-dire la Chambre
des communes, traduit le pouvoir partagé dans la fédération par les
provinces et les territoires. À Québec, à l’Assemblée nationale, se
prennent les décisions qui concernent l’État québécois. Cette Assemblée,
travaillant comme un État dans un autre État, possède ses lois et ses
champs de compétences. Quand on doit se référer constamment à deux
structures de pouvoir qui se chevauchent, deux structures qui réclament des
compétences en propre, n'est-il pas normal de se disputer ? Comment faire
pour servir deux maîtres à la fois ? Ce développement et ces questions
décisives nous mènent à la duplicité ultime, à savoir celle qui concerne
les visions de l’avenir.
La duplicité des visions de l’avenir
Face à l’avenir, le malaise ne veut pas être vu de face, car il génère
deux interprétations diamétralement opposées de la façon de survivre en
français, en Amérique du Nord. Cela conduit les Québécois à se débattre
avec des options et à retenir souvent la solution la plus pratique, celle
qui recouvre la blessure. Sans toujours trop sans rendre compte, les
Québécois font avancer de front deux systèmes, deux histoires qui
produisent une profonde blessure psychologique.
La première vision de l’avenir s’appelle le statu quo. Elle inclut par
principe le Québec (devenu subtilement une nation) dans une fédération
canadienne. À titre d’État multinational, le Canada voit dans le Québec une
province de laquelle il est responsable. Les décisions dernières sont
prises à Ottawa et les politiciens issus du Québec continuent de travailler
à l’édification du Canada, notamment en oeuvrant au Conseil de la
Fédération ou tout autre organise politique visant à légitimer le Canada au
Québec. Si la population du Québec chute et s’anglicise toujours plus,
alors elle deviendra une minorité à l’intérieur du Canada. Dans cette
interprétation de l’avenir, le Bloc québécois pourrait toujours avoir son
rôle à Ottawa : il défend ad vitam aeternam, à l’intérieur même de la
fédération, les intérêts du Québec.
Selon une tout autre vision de l’avenir, le Québec possède déjà tous les
outils pour devenir un pays et s’occuper de ses affaires. Il ne se comprend
plus comme une minorité dans la fédération canadienne, mais un pays normal
dans le monde.
On notera, en passant, qu’un certain nombre de citoyens québécois se sont
montrés sensibles à l’idée de dépasser la polarité historique. Ils pensent
que la voie indépendantiste, s’opposant depuis plus de quarante ans à la
voie fédéraliste, doit être dépassée dans une troisième voie, une voie
nouvelle qui, plus « autonomiste », tenterait de sortir des impasses des
deux premières. En accord parfait avec l’histoire des duplicités, certains
diront que cette stratégie est un retour en arrière, alors que d’autres y
verront un progrès, bien que cette position, qui propose un repliement,
maintienne le Québec dans la structure canadienne.
Cela dit, on revient toujours à ce que certains appellent l’ambivalence
des Québécois : s’ils s’entendent grosso modo pour garantir des conditions
assurant le maintien de leur culture et le rayonnement de leur identité
nationale, les modalités et les moyens divergent sans cesse. C’est
peut-être, si nous suivons notre ligne, plus un problème de duplicités que
de solitudes ou d’ambivalence. On y reconnaît un jeu, celui bien connu du
souque à la corde : deux groupes, chacun tirant sur la même corde cherche à
faire trébucher l’autre dans une mare… usque ad mare ! Chaque groupe tire
de son côté et, surtout, profite de toute opportunité afin de s’arroger
l’avantage du jeu. Vu de l'intérieur, c'est-à-dire vu de la corde
elle-même, ce jeu est sans fin.
Ce qui est moins un jeu en dernière analyse, c’est que le Québec, peu
importe la voie d’avenir qu’il choisira, ou bien demeurera au sein du
Canada… ou bien deviendra un pays souverain, séparé du Canada, capable de
se choisir lui-même afin de guérir de la blessure produite par son double
récit historique. Et quoi qu’il choisira pour lui-même, il devra affronter
une fois pour toutes l’histoire de ses duplicités. C'est cela le prix de la
politique...
Dominic DESROCHES

Professeur de de philosophie / Collège Ahuntsic
Pascal CHEVRETTE

Professeur de français et de littérature au collégial
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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